Le voyage en Uruguay PAR LA COMPAGNIE DES PETITS CHAMPS

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Le voyage en Uruguay
PAR LA COMPAGNIE DES PETITS CHAMPS
DOSSIER PEDAGOGIQUE REALISE PAR ADELINE STOFFEL, PROFESSEURE AGREGEE DE LETTRES-THEATRE
MARDI 3 FEVRIER A 14H ET 20H30
1H /A PARTIR DE LA CLASSE DE 4EME
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Le voyage en Uruguay, compagnie des Petits Champs
Texte : Clément Hervieu-Léger, de la Comédie-Française.
Mise en scène : Daniel San Pedro.
Scénographie : Aurélie Maestre.
Costumes : Caroline de Vivaise.
Lumières : Alban Sauvé.
Réalisation sonore : Wilfrid Connell.
Avec Guillaume Ravoire.
Site de la compagnie : www.lacompagniedespetitschamps.com
Facebook de la compagnie : https://www.facebook.com/pages/La-Compagnie-des-PetitsChamps
Les classes qui le souhaitent peuvent sur demande :
- être accueillies au TCM pour le visiter ;
- bénéficier d’une intervention de Diane Reichart, chargée des publics,
en amont et/ou en aval de la représentation pour préparer la venue des
élèves et/ou revenir sur le spectacle ;
- rencontrer un membre de la compagnie selon sa disponibilité.
Contacter Diane Reichart au 03 24 32 44 43.
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SOMMAIRE
I/ LE PROJET DE LA COMPAGNIE DES PETITS CHAMPS
PROXIMITE ET RURALITE
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LE VOYAGE EN URUGUAY
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II/ QUELQUES PISTES DE TRAVAIL AVEC LA CLASSE
AVANT LA REPRESENTATION
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APRES LA REPRESENTATION
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I/ LE PROJET DE LA COMPAGNIE DES PETITS CHAMPS
PROXIMITE ET RURALITE
Le nom de baptême choisi par Clément Hervieu-Léger et Daniel San Pedro pour la
compagnie qu’ils fondent en mai 2010 est déjà éloquent, et annonce un désir tenace
d’ancrage sur un territoire, en l’occurrence la Haute-Normandie, puisque la compagnie est
sise à Beaumontel, dans l’Eure ; quand on sait que le lieu de répétition, d’exposition et de
pratique artistique pluridisciplinaire occupe une ancienne étable réhabilitée, que le logo de
la compagnie affiche le regard serein d’une vache placide, et que des créations telles que
L’Epreuve (janvier 2012) et Yerma (octobre 2013) s’immergent dans la ruralité, on est
convaincu qu’en parallèle de leurs impératifs et impondérables parisiens, Clément HervieuLéger et Daniel San Pedro tiennent à instaurer un dialogue entre culture et agriculture,
artistes en résidence et population locale.
L’Etable à Beaumontel, lieu d’exposition, de création, de formation et de répétition.
Cette volonté est d’ailleurs affirmée dans les deux documents infra, que Clément
Hervieu-Léger et Daniel San Pedro ont rédigés afin d’exposer leur credo :
Présentation de la compagnie
La Compagnie des Petits Champs a été créée le 10 mai 2010 par Clément HervieuLéger et Daniel San Pedro. À la fois comédiens et metteurs en scène, ils ont souhaité,
parallèlement à leurs carrières individuelles, se doter d’une structure juridique et artistique
leur permettant de réunir autour d’eux une équipe constituée de personnalités rencontrées au
gré des spectacles auxquels ils ont participé ces dernières années, avec l’objectif de s’engager
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ensemble dans un projet théâtral permettant d’articuler pratique scénique, réflexion esthétique
et ancrage territorial.
La Compagnie des Petits Champs, dont le nom évoque aussi bien les paysages
bocagers que les riches heures de Port-Royal, est en effet installée à Beaumontel dans l’Eure,
au cœur d’une région agricole particulièrement dynamique. Si le lieu de cette installation s’est
imposé à la compagnie eu égard à des attaches familiales et affectives, le choix de se
développer en zone rurale relève lui d’une volonté profonde de faire se confronter deux
mondes dont les images et les règles peuvent sembler antinomiques : le théâtre et la
campagne. Cette confrontation ne veut pas être un échange à sens unique. Il ne s’agit pas de
venir porter la "bonne culture", comme on porterait la "bonne parole", à un public supposé
dépourvu d’attentes propres. Il s’agit au contraire d’organiser un véritable espace
d’interaction avec des effets patents sur le public comme sur les artistes.
Au public, la Compagnie des Petits Champs, en partenariat avec les structures
départementales et régionales existantes, souhaite offrir une proposition culturelle de qualité
tout en développant une véritable proximité entre les spectateurs et les artistes. Ce n’est que
dans cette proximité, qui peut prendre des formes diverses (rencontres, répétitions ouvertes,
pratique en ateliers, petites formes etc.) que l’on peut espérer fidéliser un public disposé à la
compréhension critique et à l’appropriation des réalisations scéniques les plus exigeantes.
Aux artistes, la compagnie entend proposer une pratique du terrain et un cadre de
travail différents, loin de certaines contraintes urbaines, afin que chacun d’entre eux puisse
réinterroger son propre rapport au travail et à la création. La Compagnie des Petits Champs se
veut ainsi une famille d’acteurs, de danseurs, de musiciens au sein de laquelle chacun
s’engage volontairement et intimement.
Voyages en ruralité – Thématique sur trois ans
« La scène est à la campagne ». Cette annotation scénique de Marivaux, la seule
laissée pour sa pièce L’Epreuve, semble résumer en quelques mots le projet de la Compagnie
des Petits Champs. C’est en partant de cette didascalie que Clément Hervieu-Léger et Daniel
San Pedro ont donc choisi de mener une réflexion théâtrale qui, trois saisons durant, devrait
les conduire à la rencontre d’auteurs, de paysages, d’hommes et de femmes qui, loin des
images rebattues, permettent de comprendre le lien viscéral, politique et poétique, qui lie
l’homme à la terre.
Le monde rural et la figure du paysan ont cristallisé en effet dans la longue durée - et
elles cristallisent toujours - les ambivalences majeures de la société française. Leur sont
associées des visions antagoniques du monde, de l’histoire et de l’individu qui ont trouvé à
s’exprimer fortement, non seulement dans les conflits et la pensée politique ou les traditions
historiographiques, mais également dans l’art : peinture et cinéma, autant que roman ou
théâtre.
D’un côté, la ruralité paysanne a été associée au retard de la société sur l’histoire qui
se fait dans les villes, à l’ignorance, à la superstition, à la grossièreté des mœurs, à la
pesanteur des coutumes, à la contrainte de la lutte pour la survie matérielle opposée à la quête
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de l’esprit, à la pression des appartenances communautaires qui sont un frein à l’émancipation
des individus. D’un autre côté, elle évoque (et continue d’évoquer) la richesse des traditions,
la vitalité des solidarités communautaires défaites par l’urbanisation et la fragmentation
moderne des relations sociales, l’authenticité d’une vie proche de la nature et opposée à
l’artificialité du monde urbain, la simplicité des rapports humains contrastant avec
l’anonymat et l’anomie des grandes cités. Ces figures opposées traversent l’histoire de la
modernisation de toutes les sociétés européennes. On les trouve présentes partout et dans
toutes les littératures : en Angleterre ou en Russie, en Scandinavie, en Espagne ou ailleurs.
Ces représentations ambivalentes fonctionnent en perpétuelle tension dans notre
imaginaire collectif. Cette tension permet de comprendre la puissance de mobilisation qu’elles
ont eue et qu’elles conservent, dans la vie politique aussi bien que dans la création artistique
et littéraire. Elle a nourri et continue d’abonder, en particulier, un riche filon utopique, dans
lequel la référence à la ruralité nourrit la protestation contre un présent que l’on refuse ou
conteste, et permet de projeter, d’inventer ou de rêver un avenir différent pour l’individu et
pour la société. C’est ce fil de « l’utopie rustique » et des « voyages en ruralité » que la
Compagnie des Petits Champs entend suivre au cours des trois années à venir.
Après avoir abordé la comédie classique en présentant L’Epreuve de Marivaux, puis la
tragédie moderne avec Yerma de Lorca, la Compagnie des Petits Champs poursuit sa
réflexion sur les représentations des sociétés rurales au théâtre.
LE VOYAGE EN URUGUAY
On trouvera ci-après le résumé de la fable par Clément Hervieu-Léger et la note
d’intention de Daniel San Pedro.
L’histoire
Au début des années 1950, la famille Caorsi, riches éleveurs uruguayens, se rend en
France pour y trouver des spécimens bovins susceptibles d’améliorer la capacité laitière de
son troupeau. Son choix s’est arrêté sur la race normande, bien connue pour la richesse de son
lait et la finesse de sa viande. Après avoir parcouru la Normandie du Cotentin au Pays de
Caux, sans toujours recevoir un accueil des plus chaleureux, les Caorsi se rendent finalement
à la Ferme Neuve, élevage réputé où l’on vient d’inaugurer une étable modèle et où l’on
pratique les premières inséminations artificielles. Ici tout est à vendre, même les meilleurs
reproducteurs. La discussion est brève et l’affaire vite conclue : trois taureaux et deux vaches
quitteront les herbages clos de Beaumontel pour la pampa uruguayenne.
C’est là que l’histoire commence … Cette histoire que j’ai si souvent entendue étant
enfant et que l’on m’a racontée comme on raconterait l’odyssée d’Ulysse ou le voyage de
Magellan.
Après le départ des Caorsi, il est temps pour mon grand-père d’organiser
l’acheminement des bêtes. Il charge son jeune cousin Philippe, âgé de vingt ans et dont les
connaissances en géographie se bornent alors aux noms des villages du plateau du Neubourg,
de les accompagner et de veiller sur elles jusqu’à leur arrivée en Amérique du Sud. Au petit
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matin, les trois taureaux, les deux vaches et leur jeune vacher, prennent le train en gare de
Romilly-la-Puthenaye pour gagner le port de Rotterdam. Là, ils embarquent à bord d’un cargo
sur le pont duquel les marins et le vacher ont installé tant bien que mal d’improbables
baraquements qui tiendront lieu de stabulations aux bêtes durant la traversée. Bientôt le
capitaine donne l’ordre de larguer les amarres. Sur le pont, Philippe, casquette vissée sur la
tête et buste droit, regarde s’éloigner les docks avec l’inconsciente fierté d’un jeune soldat.
Sur le quai, mon grand-père regarde partir ses vaches pour l’autre bout du monde.
En 1989, mon grand-père disparaissait, non sans m’avoir raconté une dernière fois "le
voyage en Uruguay". Depuis longtemps, l’étable était vide. J’avais pris l’habitude d’y faire du
vélo en slalomant entre les cases désertes : Navette, Kalipette, Nacelle, Framboise, Pirouette,
Navaraise, Ratissoire … et puis Totem, Coriolan, Serpolet, Louvois … Je connaissais les
noms par cœur. Je m’amusais à compter les veaux (qui n'étaient plus là depuis longtemps) au
nombre d'anneaux.
Philippe est maintenant un vieux monsieur aux faux airs de Jean Gabin qui continue de
me raconter "le voyage en Uruguay" lors de nos déjeuners dans la petite auberge de
Tourouvre où il a ses habitudes. Il me raconte les larmes de sa mère sur le quai de la gare, le
bateau, Robespierre et Osiris dormant sur le pont, les passagers éberlués, le vêlage en mer, le
passage de l’Equateur, Recife et le goût de l’ananas pour la première fois, l’arrivée enfin ….
J’ai tout noté. Depuis des années. Je ne sais plus très bien ce qu’est la vérité. Je sais
simplement que c’est une belle histoire intitulée Le Voyage en Uruguay.
Clément Hervieu-Léger
Le voyage
Après la comédie classique avec L’Epreuve et la tragédie moderne avec Yerma, nous
avions envie de clore ce cycle consacré aux représentations du monde rural au théâtre en nous
confrontant à la fois à une écriture contemporaine et au cadre particulier du "seul en scène".
Plutôt que de chercher un texte déjà existant, nous avons décidé de porter à la scène un
fragment de l’histoire de cette étable où la Compagnie s’est installée lors de sa création en
2010.
Cette histoire c’est d’abord l’histoire d’un voyage, une aventure épique qui nous
conduit de la Normandie jusqu’à Montevideo et nous fait rencontrer une série de personnages
aussi différents qu’un capitaine de bateau, un gaucho uruguayen ou une mère en pleurs sur un
quai de gare.
"Etre un et multiple" : c’est l’une des questions principales de l’acteur seul en scène.
C’est une expérience singulière et décisive pour un comédien que j’ai moi-même eu
l’occasion d’éprouver en jouant plus d’une centaine de fois Trois semaines après le paradis
d’Israël Horovitz. Pour Le voyage en Uruguay, il était évident pour moi de proposer ce rôle,
ou ces rôles, à Guillaume Ravoire aux côtés duquel j’ai joué de nombreuses fois. La
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scénographie et les lumières doivent permettre au spectacle de s’adapter à des théâtres
différents comme à des lieux qui ne sont pas a priori destinés à la représentation.
Il s’agit d’embarquer ensemble sur ce bateau afin de tenter la traversée à notre tour …
Daniel San Pedro
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II/ QUELQUES PISTES DE TRAVAIL AVEC LA CLASSE
AVANT LA REPRESENTATION
1) Le voyage
Une collaboration avec le professeur d’histoire-géographie serait pertinente pour
donner un arrière-plan plus concret au périple de Philippe et de son bétail : situer
Beaumontel, le plateau de Neubourg, la Normandie ; retracer sur une carte le trajet de
Romilly-la-Puthenaye à Rotterdam, de Rotterdam à Recife puis Montevideo ; fournir des
données non seulement géographiques, mais également économiques et sociologiques, sur
la Normandie et l’Uruguay des années 50, afin de nourrir l’imaginaire et de créer un horizon
d’attente.
En outre, puisque Philippe l’évoque au début du spectacle, on peut donner aux élèves
des extraits du récit de Jules Supervielle Uruguay, dans lequel il décrit et célèbre la beauté
farouche de la pampa et des ciels immenses de son pays natal.
Philippe racontant sa lecture d’Uruguay, de Supervielle.
2) Travail sur le texte
Le texte écrit par Clément Hervieu-Léger peut être abordé selon trois entrées :
- la question, passionnante et inévitable dans un récit autobiographique, de la
vérité et de ses inévitables consœurs, la reconstitution et la reconstruction ;
l’auteur utilise ses souvenirs, les témoignages de son grand-père et de
Philippe, ainsi que des photographies jaunies ; mais ce matériau infusé dans le
récit se nimbe forcément de fiction, la littérature fatalement s’empare des
faits. On informe donc les élèves du refrain qui ponctue la pièce : « Je connais
cette histoire par cœur. Je ne sais pas ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. »,
et on leur fait lire les deux extraits suivants, qui témoignent de l’intervention
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du littéraire dans la retranscription du souvenir (dramatisation avec le
suspens relatif à l’arrivée de Robert lors de l’embarquement à Rotterdam,
relance de l’intérêt du lecteur-spectateur avec l’idylle anglo-normande sur le
transatlantique).
Nous devions quitter le port le soir même. J’installai un plan incliné pour
permettre aux vaches de descendre des wagons. Une fois sur le quai, je les
tenais serrées jusqu’à la montée à bord. Je ne voulais pas risquer qu’une des
bêtes se fasse la belle. Je n’étais pas très rassuré. L’absence de Robert rendait
l’opération périlleuse. Je décidai de commencer par les taureaux. Un. Deux.
Trois. Je profitai de chaque aller-retour pour guetter l’arrivée de Robert.
Toujours rien. Mon inquiétude grandissait encore. Peut-être était-il tombé en
panne ? Ou avait-il eu un accident ? Je m’inquiétais surtout de devoir partir
sans lui dire au revoir. C’était maintenant au tour de Vanette. Je la prends par
le licol, descends du train, traverse le quai. Je tire sur la longe pour ralentir le
pas. Je tâche comme je peux de gagner un peu de temps mais les matelots,
impatients, me pressent d’accélérer. Vanette installée, il ne reste plus qu’à
charger Guérilla. Robert n’est toujours pas là. Guérilla, d’habitude si calme, se
fait un peu prier pour gagner le bateau. Deux gars sont obligés de venir m’aider
à la pousser. C’est toujours un peu de temps de gagné. Après un bon quart
d’heure, elle finit par rejoindre les autres. Le troupeau normand est maintenant
installé sur le pont. Le capitaine donne l’ordre de se préparer à larguer les
amarres. Dépité, je me penche au-dessus du bastingage, priant secrètement
pour que Robert arrive enfin. C’est à cet instant précis que sa voiture déboula
en trombe sur l’embarcadère. Crissement de pneu, portière qui claque. Robert
sort de sa voiture en hurlant.
En attendant, ça me permet de voir chaque jour la jolie petite rousse. Je sais
bien que les gars de l’équipage aussi la trouvent jolie. Heureusement les
animaux sont toujours un excellent moyen de faire connaissance. Ce qui me
donne un peu d’avance ! Cet après-midi, au moment où je sors Serpolet, la
voilà qui passe. Je me retourne pour lui sourire. Mais le temps de lever la main
pour lui faire signe et Serpolet m’échappe. Il se dirige au trot vers l’autre côté
du pont. C’est l’affolement ! Je n’ai que le temps d’attraper le bout de la longe.
Je la passe autour du garde-corps. Le taureau furieux est bien décidé à
poursuivre sa course. Le bruit des sabots sur la coursive fait un fracas
épouvantable. Arc-bouté à la rambarde, je tire de toutes mes forces sur la
longe. Je ne tiendrai pas longtemps. Deux matelots, alertés par le bruit,
viennent me prêter main-forte. Après quelques minutes, l’animal s’arrête enfin
et accepte de regagner tranquillement sa place. Je n’ai jamais eu si peur depuis
que nous sommes partis ! Je plaisante avec les gars pour ne rien laisser
paraître. Dans la panique, la jeune Anglaise s’est réfugiée derrière les
baraquements en bois. Serpolet maitrisé, elle pousse un soupir de soulagement.
Elle s’approche de moi, m’embrasse sur la joue et part en courant.
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La réalité est donc traitée avec fidélité et conscience de l’œuvre à écrire,
respect et petits arrangements : l’écriture agit ici comme Robert lors de
l’épisode de la photographie en gare de Romilly.
C’est à ce moment-là que Robert interrompit la manœuvre. On avait oublié de
faire la photo ! Quelques jours auparavant, Robert s’était offert un magnifique
appareil photographique. Il voulait immortaliser le départ de ses bêtes pour
l’autre bout du monde. Il voulait laisser un témoignage de cette épopée aux
générations futures. Les générations futures ça lui importe beaucoup à Robert
… Il veut être bien sûr qu’on se souviendra de lui. Et cette histoire-là, il en était
certain, on en parlerait encore dans des décennies. On arrêta donc Osiris juste
devant le train. Vu de la gare, le taureau paraissait aussi long que le wagon. On
nous plaça à la tête : Paul tenant la longe, Vincent à ses côtés, le grand Herman,
et moi avec mon béret vissé sur la tête. Mais Robert n’était pas satisfait. Il
attrapa Bertrand par la main et le flanqua dans les bras du vacher hollandais.
L’image était parfaite !
L’embarquement en gare de Romilly-la-Puthenaye.
-
la structure du texte, qui régulièrement alterne récit du personnage
Philippe/narration des souvenirs du dramaturge, passé/présent, prose vive et
nerveuse/langue plus contemplative et nostalgique ; cette dualité dans
l’écriture génère parfois – comme on peut le constater dans l’extrait infra, où
l’italique correspond au discours de l’auteur– des confusions sur la situation
d’énonciation (le second « Je continue » devrait en effet être plus
logiquement proféré par Philippe), ce qui contribue à mêler et réconcilier les
époques, les ressentis et les discours.
Je continue à tourner dans l’étable et je pense soudain à l’Uruguay.
Imaginons, un instant, que Don Hector Caorsi ait acheté non pas cinq vaches,
mais cinq moutons. Aurait-on affrété, pour eux, un train spécial et aménagé le
pont d’un paquebot ? Aurait-on demandé à Philippe de les conduire jusqu’à
Montevideo ? M’aurait-on raconté l’histoire de leur traversée comme on
raconte aux enfants l’expédition de Magellan ou le retour d’Ulysse ? Je ne
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crois pas. On ne construit pas sa mythologie familiale en comptant des
moutons. Trois taureaux, c’est autre chose … Je continue …
La traversée dura cinquante-sept jours. En mer, le temps passe autrement.
Certains jours, tout semble immobile et l’on se dit que le voyage ne finira
jamais. Mais quand on aperçoit la côte, on voudrait faire demi-tour pour ne pas
arriver … La vie à bord s’est vite organisée. Tout était nouveau pour moi.
-
dans Le Voyage en Uruguay, gravité et légèreté cohabitent ; le récit relève en
effet de l’épopée modeste, des tribulations émues : l’hommage au grand-père
perdu (« Je regarde la plaine. Il y a cinq ans mon grand-père avait fait la une
des journaux agricoles pour avoir produit cent quintaux de blé à l’hectare.
Mon grand-père est mort. Et pour la première fois, la mort m’est proche. Je
regarde l’étable. J’aurais aimé qu’il me raconte, une dernière fois, le voyage
en Uruguay, qu’il m’assoie à côté de lui et que nous redisions ensemble le
nom de chaque vache, de chaque taureau. J’ouvre la porte de l’étable. Pas la
grande porte à deux battants mais la petite porte du bout. ») côtoie l’humour
(« Je suis convoqué chez le capitaine. Il m’explique que la cabine des Anglais,
se situe sur le pont inférieur, juste en dessous des cases des taureaux. Je
l’ignorais. Comme tous les matins, la bonne a ouvert le hublot. Résultat : sa
maitresse s’est réveillée sous des monceaux de fumier. Debout dans le bureau
du capitaine, je tâche de garder mon sérieux et de prendre un air désolé. Mais
imaginer cette douairière en chemise de nuit couverte de lisier me donne tout
à coup un fou rire impossible à retenir. Le capitaine lui aussi se met à rire.
Nous convenons que désormais je ferai le fumier de nuit, le lundi et le jeudi,
une fois les passagers couchés. »), l’héroïsation de Philippe (« 16 octobre –
C’est la tempête ! Le vent est déchainé. Un vent à décorner les bœufs. Les
vagues viennent se briser avec force sur la coque du bateau. Tout se met à
tanguer. Je suis inquiet. J’ai peur que nos installations de fortune ne résistent
pas à la violence des rafales. Le capitaine a donné l’ordre aux passagers de
rejoindre leurs cabines. Nul ne doit en sortir sans y avoir été autorisé. Les
vaches, elles, sont sur le pont. Je n’y tiens plus. Malgré l’interdiction du
capitaine, je me précipite dehors pour rejoindre mes bêtes. Le vent est si fort
que je n’arrive pas à avancer. Je m’accroche à tout ce qui peut me permettre
de progresser vers les cases. Le bois craque. Les tôles sont prêtes à s’envoler.
J’évite de justesse un seau en fer qui vient s’écraser contre la paroi. En
quelques minutes, je suis trempé des pieds à la tête. Les taureaux attachés
sont impassibles. Je les caresse l’un après l’autre en les appelant par leurs
noms. C’est surtout moi qui ai besoin d’être rassuré … Le vent redouble. La
pluie également. Une bourrasque d’une force incroyable me fait perdre
l’équilibre. Je glisse sur le pont mouillé et roule jusqu’à la petite porte qui
mène aux cabines. Le chef de quart me hurle de rentrer. Une fois à l’abri, je
reste assis dans l’escalier. J’ai un mal de cœur épouvantable. ») est
contrebalancée par la dérision récurrente (« L’Aphar était un paquebot mixte
battant pavillon hollandais. Ce n’était pas un simple cargo. Il était destiné à
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transporter à la fois des passagers et de la marchandise. C’est à son bord que
je devais traverser l’Atlantique. Descendant du train, je levai la tête vers
l’imposant bâtiment, admirant ses deux mâts et sa large cheminée rouge et
noire, au centre, encore éteinte. Très vite, des membres de l’équipage sont
venus à ma rencontre. J’ânonnai quelques mots dans un dialecte improbable,
ayant tâché pendant le trajet d’apprendre phonétiquement la liste que
m’avait laissée Herman au moment de partir. « Hallo ! Hoe gaat het met u ? Ik
ben Philippe. » A la tête amusée des marins hollandais, j’ai vite compris que
mon accent était loin d’être parfait. Mais les présentations étaient faites ! »)
3) Le choix du monologue
Guillaume Ravoire sera seul en scène. C’est l’occasion de travailler avec la classe sur
la forme et les enjeux du monologue.
En s’appuyant sur les analyses d’Anne Ubersfeld dans Lire le théâtre III (1996), on
peut rappeler que le monologue est en réalité profondément dialogique : parce qu’il
suppose « un allocutaire présent et muet, le spectateur »1, parce qu’il fait souvent entendre
les deux voix d’une division interne (l’impératif de la vengeance et l’appel du désir amoureux
dans le fameux monologue d’Hermione dans Andromaque V, 1), parce qu’il peut être
adressé à un Autre (un aimé, un proche, un ennemi, les dieux…), parce qu’il peut être
adressé à « telle instance du moi, un moi passé […] ou un moi en devenir. »2 Dans Le voyage
en Uruguay, le personnage de Philippe régulièrement et implicitement réclame la
connivence et/ou la bienveillance du spectateur (« C’est en lisant le livre de Jules Supervielle
que Geneviève, la femme de Robert, avait glissé la veille dans ma sacoche, que j’avais appris
le mot pampa. Le mot gaucho aussi. J’avoue que cette lecture ne m’avait pas complètement
rassuré. » ou encore « Aujourd’hui nous passons l’équateur. Il règne une drôle d’atmosphère
sur le bateau. L’ambiance est électrique. C’est comme si nous allions franchir le mur du son !
Il paraît que les marins qui passent l’équateur pour la première fois ont droit à un traitement
spécial. On dit que certains étaient tellement saouls qu’ils sont tombés à l’eau et qu’on ne
les a jamais retrouvés … J’appréhende un peu. »), en appelle à sa mère, profite de sa solitude
pour se livrer à l’introspection…
Mais la particularité du texte réside surtout dans le fait que le comédien incarne non
seulement Philippe, mais toute une galerie d’autres personnages, il est donc, comme
l’affirme Daniel San Pedro dans sa note d’intention, « un et multiple », il est l’essence de
l’acteur.
1
2
Anne Ubersefld, Lire le théâtre III p. 21, 1996, Belin Sup
Ibid. p. 23
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De gauche à droite : Daniel San Pedro, Guillaume Ravoire, Philippe, Clément Hervieu-Léger
On peut également interpréter le choix du monologue comme une volonté de
Clément Hervieu-Léger de faire clairement de Guillaume Ravoire son double, son porteparole (les deux hommes se ressemblent, de surcroît) ; d’insister sur la solitude de Philippe
(seul à bord avec le bétail, seul de Beaumontel à vivre cette expérience hors du commun) ;
d’accorder clairement à son aventure dignité et préciosité (la forme monologique a en effet
longtemps été réservée aux personnages et/ou aux épisodes cruciaux, illustres).
Enfin, en guise de propédeutique au spectacle, on peut montrer aux élèves des
extraits de La Peste (2000), où Francis Huster narre le roman de Camus en en interprétant,
seul, tous les protagonistes (https://www.youtube.com/watch?v=N4w9fRxmf4A).
APRES LA REPRESENTATION
1) L’étable-théâtre
L’étable de Beaumontel accueille aujourd’hui et depuis 2010 la compagnie des Petits
Champs : formations, répétitions, expositions séjournent désormais dans les stalles jadis
occupées par le bétail du grand-père de Clément Hervieu-Léger. Or, la scène du TCM
hébergera le 27 janvier, entre autres espaces dramatiques, cette même étable arpentée par
les bêtes, Philippe, Clément enfant. Ferme et plateau sont donc indéniablement entremêlés,
ne cessent de dialoguer.
Cette confusion des deux lieux, cette mise en abyme réciproque, s’entend à de
nombreuses reprises dans le texte : les didascalies qui localisent les boxes de Pastille,
Rocambole, Navette, Ratissoire et les autres, indiquent-elles un emplacement dans l’étable
ou sur le plateau ? Plus loin, l’auteur se remémore ses jeux d’enfant et se souvient que son
inventivité et sa créativité avaient choisi le hangar à bestiaux pour se déployer et créer un
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ersatz de voies de circulation, « un système complexe de sens interdits, de voies prioritaires,
de carrefours et de péages. » Mais encore, lorsque Philippe, nostalgique sur le cargo, évoque
son désir de retrouver les siens dans l’étable (« J’aimerais tant rejoindre tout le monde au
réfectoire : Vincent, Paul, Herman. Rire avec Jacqueline et Chantal. Manger du fromage avec
du pain. Boire du cidre. Ecouter les chansons qui passent à la radio. Rester autour de la table
à discuter. »), comment ne pas prêter son discours à Clément Hervieu-Léger souhaitant
replonger, grâce au spectacle, dans le passé de sa famille ? Enfin, l’amalgame se confirme
avec les affirmations explicites « L’étable, c’est maintenant le décor de mes jeux, de mes
rêves. C’est l’endroit où je me raconte des histoires. L’endroit où je peux compter des vaches
qui ne sont plus là en les appelant par leurs noms. Où je peux parcourir le monde à vélo. Où
je peux, en secret, fabriquer mes fantômes. », et la fin du spectacle, qui coïncide avec la
fermeture de l’étable. Projecteurs de la scène et lumières de la ferme s’entrecroisent et se
confondent.
L’étable est donc le lieu de la Nativité (naissance de la mythologie familiale, du récit
Le voyage en Uruguay, de la vocation de l’auteur) et du refuge. Il en va de même pour le
plateau du théâtre : l’imaginaire s’y déploie à l’abri, de l’espace scénique singulier et limité
surgit et prend vie le pluriel des possibles. Ce n’est pas un hasard si le bois prévaut dans la
scénographie : les planches de l’étable, du théâtre, mais aussi du pont du transatlantique,
invitent toutes à embarquer.
Philippe dans l’étable
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Philippe embarque à bord du cargo L’Aphar
2) Vers d’autres œuvres
Le spectacle peut être prolongé par maintes lectures cursives et lectures de l’image
articulées autour des problématiques de l’épopée, de la ruralité, de la mythologie familiale.
Nous en proposons quelques-unes :
- "Un cœur simple" issu des Trois contes de Flaubert ; le célèbre épisode du
taureau n’est d’ailleurs pas sans rappeler l’incident du 21 octobre avec
Serpolet (cf. page 10 du présent dossier) ! La lecture peut être utilement
complétée par le visionnage du film de Marion Laine (2008). Quant à
L’Epreuve de Marivaux et Yerma de Lorca, objets du travail de la compagnie
en 2012 et 2013, elles semblent tout indiquées pour enrichir ce groupement
consacré à la campagne en littérature ;
- afin de mesurer le traitement différent du genre de l’épopée, pourquoi ne pas
solliciter L’Odyssée d’Homère, et mettre en résonance la tempête du 16
octobre (cf. page 12 de ce dossier) avec celle traversée par Ulysse près des
côtes phéaciennes (chant V) ?
- Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce, Anne-Marie de Philippe Minyana et
Le Retour d’Harold Pinter permettraient à des lycéens d’entrer dans le théâtre
contemporain en plongeant dans des familles qui tiennent davantage de la
cellule que du cocon, qui emprisonnent leurs membres dans une mythologie
perverse et/ou mensongère et/ou haineuse ;
- le genre du récit de voyage peut être abordé avec des œuvres aussi diverses
que L’Usage du monde de Nicolas Bouvier (périple en voiture de la
Yougoslavie à l’Afghanistan), Ecuador d’Henri Michaux (voyage à travers les
Andes, l’Equateur et le Brésil) ou encore Histoire d’un voyage fait en la terre
du Brésil de l’humaniste Jean de Léry ;
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-
le site du musée d’Orsay propose un début d’analyse particulièrement
stimulant pour qui souhaite étudier des tableaux aussi divers que Les Foins de
Jules Bastien-Lepage, Cour d’une ferme de Paul Cézanne ou La Méridienne de
Vincent Van Gogh, qui tout en traitant le même thème bucolique, couvrent
plusieurs aspects de l’histoire des arts.
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