dossier enseignement éthique et déontologique à l’Ena L’ S Par Eric Pélisson Cyrano de Bergerac 1999 Directeur de la formation à l’Ena La confiance du citoyen dans la puissance publique et le fonctionnaire qui l’incarne est au fondement du contrat social et de la démocratie. Définie comme l’ensemble des principes moraux à la base de la conduite de chacun, l’éthique entretient une relation étroite bien qu’ambivalente avec la déontologie. « Quand on estime que l’intérêt de la patrie ou l’intérêt de l’honnêteté sont en cause, ce n’est pas un droit, c’est un devoir de rompre la discipline, et pendant les quatre ans qui viennent de s’écouler, tourner la loi, violer les règlements, rompre les serments, c’était là le devoir des fonctionnaires » Michel Debré (conférence prononcée devant les élèves de la promotion France Combattante, 1946) cience du devoir, désignant em­ piriquement ce qu’il convient de faire dans une situation déterminée, la déon­ tologie trouve sa source dans le pouvoir exorbitant du fonctionnaire sur l’usager. Si la déontologie dicte le com­portement idoine dans une situation donnée, l’éthi­que est susceptible de mettre en balance in concreto deux principes dont l’individu considère qu’ils s’y opposent. L’enseignement de l’éthique et de la déon­ tologie, qui existe aussi en formation continue à l’Observatoire1, s’inscrit dans l’histoire même de l’École. L’enseignement éthique à l’Ena s’inscrit dans l’histoire même de l’École Les ambitions des fondateurs de l’École, et en particulier de Michel Debré, sont connues : « Pour couronner l’ensemble, je pensais à l’utilité d’une grande forma­tion civique et morale qui était représentée à mes yeux – comme les républicains l’avaient toujours rêvé – par un enseignement de l’histoire à la Plutarque et à la Michelet, par un enseignement portant sur la vertu des responsabilités acceptées, grandeurs et servitudes du métier d’État2 ». Ainsi, l’exposé des motifs de l’ordonnance du 9 octobre 1945 affirme que l’École « s’ef­ forcera de développer en eux (les élèves) le sentiment des hauts devoirs que la fonction publique entraîne et les moyens de les bien remplir. » Dans une conférence prononcée à l’Ena le 23 novembre 1946, Michel Debré fustige, au sortir de la guerre, « le silence en ce qui concerne la morale de l’État. (…) La liberté n’exclut pas les règles, elle permet de s’en évader. (…) Le régime libéral veut que l’on puisse sortir de ces principes, mais à l’intérieur de l’administration qui fait la structure d’un pays, il y a des règles qu’il faut respecter, ou du moins, quand on les viole, savoir les violer à bon escient. » Il appelle au « courage moral du serviteur de l’État (qui) doit lui permettre de désobéir » et au « devoir, de rompre cette discipline et de faire preuve de courage moral et de ce caractère dont faisait preuve Vauban, lorsqu’il s’élevait contre la révocation de l’édit de Nantes. » Michel Gentot3, conseiller d’État, note que l’exigence éthique était « souvent rappelée par le premier directeur de l’Ena, Henri Bourdeau de Fontenay ». Robert Chelle4, secrétaire général de l’Ena de 1964 à 1986, se souvient qu’il y avait une conférence sur la déontologie à l’entrée à l’École, assurée des années 60 jusqu’au début des années 90 par le président Guy Braibant : « Elle était très appréciée, elle n’apparaissait pas dans le programme de formation des élèves, c’était une conférence spécialisée et non un cours. » Pierre Racine, directeur des stages, faisait également, comme ses successeurs, une intervention pratique avant les départs en stage, sous forme de recommandations incitant à la prudence. Christian Vigouroux notait dans un rapport de l’Ena de 1993 que, « à l’heure où nul ne doit méconnaître un certain risque de dis­crédit de la ou des fonctions publiques, l’Ena doit, plus que par le passé, mener la réflexion et la formation sur les vertus de la République : objectivité, intégrité, discrétion et les principes du service public ». Lors de la conférence annuelle de l’AIEIA5 en 1996, Raymond-François Le Bris, directeur de l’École, interroge la finalité de l’enseignement : « Quel but pour­rait se donner un institut de formation des fonctionnaires, comme l’Ena, sinon de four­nir à la Nation des serviteurs intègres et 1 - Le cycle international d’administration publique sur la lutte contre la corruption notamment. 2 - L’École nationale d’administration. Volume Histoire : La politique de la haute fonction publique / Marie-Christine Kessler. – Paris : Presses de la FNSP, 1978, Préface de Michel Debré, page XVIII. 3 - La formation des hauts fonctionnaires, Revue administrative, n° 273, 1993, pages 233 à 237. 4 - Promotion Albert Camus 1960-1962, secrétaire général du Comité d’histoire de l’Ena depuis 2000. 5 - « Ethique et professionnalisme : l’expérience française », in Professionnalisme et éthique : un défi pour le XXIe siècle, Association internationale des écoles et instituts d’administration. / septembre 2014 / n°444 19 dossier Éthique et vie publique efficaces ? » Il dénonce le « risque (…) d’une confiscation possible, par les fonctionnaires, du savoir et de la décision au détriment tant du pouvoir politique que des citoyens ». Pour Jean-Marie Duffau, directeur des études6, la formation donnée aux élèves vise notamment à développer « les capacités morales, éthiques des fonc­tionnaires, à une époque où, dans tous les pays, la corruption est devenue un mal endémique. » Depuis 1992, Christian Vigouroux a pris la suite de Guy Braibant dans l’enseignement de la déontologie. En 1997, dans un article sur « ce que l’on apprend, ce que l’on apprend pas à l’école7 », il indique qu’on y trouve la « déontologie de la responsabilité, de la discrétion et de la transparence, de l’in­ dépendance et du conflit d’intérêt ». Au-delà des conférences, le fonds documen­taire de l’École a conservé la trace de séminaires sur la déontologie, travaux de groupes en vue de rapports collectifs de trois promotions, en 1984, 1993 et 19948. À l’occasion de son intervention devant les élèves de la promotion Jean de la Fontaine le 3 janvier 2013, Marylise Lebranchu, ministre de la Réforme de l’État, de la Décentralisation et de la Fonc­tion pu­ blique, affirmait que « l’Ena se doit d’être la première garante de l’excel­lence et de l’exemplarité des futurs cadres diri­ geants de l’État ». Comment cette exi­gence d’exemplarité se traduit-elle dans l’en­ seignement d’aujourd’hui ? L’enseignement d’aujourd’hui à l’Ena en matière d’éthique et de déontologie Engagées dans leur rôle en matière de sensibilisation et de mobilisation des valeurs fondamentales, des valeurs directrices et des pratiques managériales susceptibles de donner de la force au service public qu’elles représentent, les écoles de service public ont signé en 2012 une Charte sur les valeurs de service public. Bâties sur les valeurs républicaines, les valeurs professionnelles directrices communes que revendiquent les écoles trouvent leur source dans les principes de notre droit : continuité, engagement, intégrité, légalité, loyauté, neutralité, respect, responsabilité. Le contrat d’objectif et de performance 2013-2015 de l’École traduit ces valeurs en réservant « une place essentielle aux enseignements théoriques et pratiques sur 20 / septembre 2014 / n°444 les valeurs du service public, l’éthique et la déontologie du fonctionnaire ». Le rappel des droits et obligations du fonc­ tionnaire comme du comportement attendu de l’élève relève d’abord de l’autorité publique et de la direction de l’École, qui s’y prêtent de manière explicite en diverses occasions : intervention de la ministre lors de la rentrée de 2013 ou du vice-président du Conseil d’État en mars 2013, discours du président des jurys, allocutions de personnalités, interventions de la direction au cours de la scolarité ou en ouverture de la cérémonie de sortie… Ainsi, pour le président du conseil d’administration de l’École9, si « le constat de la part prise par la fonction publique française dans le régime de l’État français exhorte à ce que soient pensés, spécialement dans la haute fonction publique, les ressorts et les conditions d’une déontologie adaptée aux temps de crise », c’est au jour le jour qu’elle doit guider le comportement des fonctionnaires. Les enseignements donnés à l’Ena couvrent tous les aspects importants de l’éthique : la désormais classique conférence du président Christian Vigouroux, une intervention sur l’histoire de l’administration et la notion de service de l’État, un cycle de conférences sur la relation entre éthique, expertise et décision publique, un enseignement sur la responsabilité pénale du fonctionnaire, une conférence sur les risques liés aux lobbies dans la décision publique... Après les stages, qui permettent la mise en pratique des enseignements, Christian Vigouroux anime des séances de retour d’expérience sur des situations vécues comme problématiques par les élèves, dans le respect de la confidentialité de leurs propos. Au total, la déontologie renvoie aux obligations professionnelles dont le man­ quement peut être sanctionné10, mais aussi à l’exemplarité et aux qualités personnelles, vertus cardinales11 que sont la prudence, la tempérance, le courage et la justice : pour Fabrice Larat « la probité (…) doit également avoir une dimension morale et impose par exemple au fonctionnaire d’aborder les questions qu’il doit traiter avec honnêteté intellectuelle et sans se laisser guider par sa propre subjectivité. » En période de rupture technologique et de transition, la question se pose avec d’autant plus d’acuité que les enjeux sont im­ portants : les enjeux scientifiques, comme ceux du numérique, par exemple. C’est pour­quoi la participation à des journées d’études ou à des colloques permettent d’aborder les principaux débats éthiques du temps : « Faire des choix : la fonction publique dans l’Europe des dictatures » (colloque Conseil d’État et EHESS, 2013) ; « Bioéthique et politiques publiques » (promotion Jean Zay, 2013) ; « Lanceurs d’alerte » (promotion Jean de la Fontaine, 2014). La formation s’adresse à un public d’élèves préalablement sélectionnés par des concours dont les critères de sélection intègrent l’exigence d’éthique, aussi le concours prévoit-il dès l’origine une épreuve d’entretien portant sur la personnalité des candidats et dotée d’un coefficient élevé. Le rapport de la présidente des jurys des concours 2013 signale la prise en compte d’un référentiel d’aptitudes managériales faisant clairement référence à l’éthique, auquel s’ajoutent des mises en situation visant à évaluer la réaction des candidats dans des situations pratiques. La réforme des concours12 conforte cette prise en compte des savoir-être par l’introduction d’une épreuve orale collective qui vise à tester les aptitudes comportementales et relationnelles des candidats. Ainsi, plus que jamais, l’enseignement éthique et déontologique reste d’actualité à l’École. ■ 6 - Colloque des 5 et 6 octobre 1995, Revue administrative, n° spécial, 1996, pages 15 à 18. 7 - Colloque du cinquantenaire de l’Ena, Revue Pouvoirs, n°80, 1997, pages 57 à 65. 8 - Séminaire Déontologie de la fonction publique. – Paris : Ena, 1984, volumes : Le fonctionnaire et la hiérarchie ; Le fonctionnaire et l’argent ; la liberté d’opinion ; la liberté d’expression du fonctionnaire ; le fonctionnaire et le syndicalisme. Séminaire La Modernisation de l’administration : déontologie et administration - Paris : Ena, 1993. - 119 p. CSPA 1993 du tour extérieur 1992, séminaire dirigé par Guy Braibant. Séminaire La Déontologie, groupe 10 : rapport / Ena, promotion René Char ; groupe animé par Philippe Kearny, Raymond Piganiol. – Paris, Ena, 1994. 9 - Jean-Marc Sauvé, « Quelle déontologie pour les hauts-fonctionnaires ? » 27 mars 2013. 10 - Un dossier, actualisé chaque année, sert de support à l’intervention magistrale de Christian Vigouroux : la version du 9 juillet 2014 comporte des références jurisprudentielles relatives aux manquements à la probité, à l’impartialité, à l’efficacité... 11 - Fabrice Larat, adjoint au directeur de la formation de l’École : « Quelle place pour les vertus dans l’administration publique ? », Éthique publique (en ligne), vl.15, n°2, 2013, http://ethique publique.org/1301 12 - Arrêté du 16 avril 2014 fixant la nature, la durée et le programme des épreuves des concours d’entrée à l’Ena, NOR : RDFF1408517A