Vol. 15, No. 3, été 2015 • Revue militaire canadienne 7
CULTURE STRATÉGIQUE
font pas que réagir à des événements ou s’en occuper au cas par cas.
Au contraire, une grande stratégie est un ensemble d’idées réfléchies
et cohérentes à propos de ce qu’un pays cherche à accomplir dans le
monde, et comment il doit s’y prendre. Une grande stratégie exige
de bien comprendre la nature de l’environnement international, les
objectifs et les intérêts supérieurs d’un pays dans cet environnement,
les grandes menaces qui planent sur ses objectifs et intérêts et la façon
d’utiliser des ressources épuisables pour affronter des défis et des
occasions conflictuels. Selon BarryPosen, titulaire de la chaire Ford
International de sciences politiques au MIT et directeur du Programme
d’études sur la sécurité du MIT, il s’agit de la théorie ou de la logique
qui oriente les dirigeants, en temps de paix comme en temps de guerre,
à la recherche de la sécurité dans un monde complexe et dangereux6.
Une grande stratégie englobe la stratégie militaire, définie ici
comme étant «[…] l’orientation et l’emploi de la force, ou la menace
d’y recourir, à des fins stratégiques dictées par la politique»
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. C’est en
fait l’orientation et l’exploitation de l’action à l’échelon opérationnel et
tactique. Les opérations et les tactiques sont des comportements d’action
qui requièrent cependant des idées, des doctrines, de l’organisation et des
plans. La stratégie est la transposition, en théorie comme en pratique,
d’actions opérationnelles et tactiques en conséquences stratégiques,
pour atteindre en définitive un objectif politique.
La culture stratégique et la grande stratégie du Canada
Dans l’optique des quatre facteurs décrits ci-dessus, il est clair
que la géographie exerce une influence exceptionnelle sur la
culture stratégique du Canada. Le Canada est un pays immense,
riche de ressources naturelles et d’une capacité agricole suffisante,
mais comportant aussi de vastes étendues de terres totalement
inhospitalières, qui présentent de sérieux défis à l’édification
du pays. Au-delà, et sous certains rapports, facteur encore plus
important, il y a le fait que le Canada est situé au nord d’un pays,
les États-Unis d’Amérique, dont la situation géographique qui le
protège par deux vastes océans, a facilité la croissance constante
et inexorable d’une union de 13colonies éparses devenue le pays
le plus puissant de toute l’histoire de l’humanité, et tout cela au
cours des 239dernières années.
Les deux facteurs que sont l’histoire et la culture sont inextricable-
ment enchâssés dans l’histoire du Canada. Avant toute chose, le pays
a vu le jour sous forme de deux cultures fondatrices non autochtones
qui ont fini par fusionner en confédération en 1867. Depuis la victoire
des Britanniques à Québec en 1759, en passant par l’Acte de Québec
(1774), la Loi constitutionnelle (1791) et l’Acte d’Union (1840), l’Acte
de l’Amérique du Nord britannique (1867) et le Statut de Westminster
(1931), pour finalement aboutir au XXesiècle, la grande préoccupa-
tion d’ordre politique, social, culturel et économique a été de savoir
comment faire fonctionner et prospérer cette union.
En même temps, la guerre de l’Indépendance et la création des
États-Unis d’Amérique (1776-1783) signifient qu’en premier lieu, la
colonie canadienne, avant de devenir le Canada, était prise en étau entre
une mère patrie dont les Canadiens allaient progressivement s’émanciper
pour obtenir leur indépendance, et un pays dynamique et expansionniste
dont la puissance (militaire, économique et culturelle) présenterait un
défi de plus en plus grand sous une forme ou sous une autre pour la
souveraineté canadienne. Entre 1776 et l’aube du XX
e
siècle, le Canada
se tournera vers la Grande-Bretagne pour obtenir protection et faire
face aux diverses pressions exercées par son voisin du Sud. Après la
guerre civile américaine, cependant, il devient clair que la puissance
britannique ne peut pas contrecarrer le mammouth américain, quand
bien même elle le voudrait, ce qu’elle ne tient pas particulièrement à
faire. Il faudra opter pour d’autres politiques et stratégies. Au tournant
du XX
e
siècle et à l’aube de la Première Guerre mondiale, le défi
se métamorphose d’un enjeu principalement militaire en menaces
économiques et culturelles faibles, mais néanmoins omniprésentes.
En matière de gouvernance, le souci du Canada est toujours
d’obtenir une plus grande autonomie sans pour autant aliéner la mère
patrie, de gérer le caractère bilingue et biculturel du nouveau pays
tout en prenant de l’expansion vers l’Ouest et le Nord, toujours en
quête de croissance et de prospérité. Profondément ancrés dans le
régime de démocratie parlementaire de Westminster, ces objectifs
sont atteints par la sagesse politique, le compromis et la patience, et
presque immanquablement, par des moyens pacifiques.
Les liens entre le Canada et l’Empire britannique présentent un
défi particulier pour ce qui est des relations civilo-militaires, ce qui
a de profondes répercussions sur l’évolution de la culture stratégique
du Canada. Entre 1867 et 1904, c’est un officier général commandant
britannique qui est à la barre de la Force régulière britannique et de la
Milice canadienne. Les rapports entretenus avec les gouvernements
canadiens qui se succèdent au pouvoir sont souvent tendus étant
donné que le gouvernement doit évoluer entre le désir d’une plus
grande indépendance et le besoin de bénéficier de la protection de la
Grande-Bretagne sur terre, et en particulier en mer, contre les menaces
incertaines venant du Sud
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. L’abolition de la nomination du commandant
en chef en Angleterre en 1904 et l’adoption de la Militia Act en 1904
entraînent la création du poste de chef d’état-major général canadien.
Sir Frederick William Borden, ministre de la Milice et de la Défense.
Topley Studio/Bibliothèque et Archives Canada/PA-025997