LE
PHILOSOPHE ET
SES
« LIVRES »
MARC
RICH
IR
En
reprenant, après bi
en
des années,
la
lecture d'Autrement qu'être
pour
l'occasion qui nous réunit aujourd'hu
i,
j'ai été frappé
pa
r le fait qu'Emmanuel
Lev
inas est bien,
sans
doute, l'un des
ph
ilosophes
les
plus
ex
igeants et
les
plus
énigmatiques
du
xx
si
ècle.
Son p
ro
pos est
to
ujours, à la
fo
i
s,
d'une extrême
concision
et
d'une extrême concentration, d'une densiextrême, parcouru, par
su
rcroît, par
des
enchaînements d'hyperboles qui déplacent souvent jusqu'à
l'impossible le
sens
courant
des
termes -l'hyperbole étant, comme le rappelle
et y insiste
Lasz
lo
Tengely
i, une règle de méthode que l'on peut dire, à
sa
ma
ni
ère
,
phénoménologique.
Cela
rend
la
lecture extrêmement ardue et la compréhension
extrêmement difficile.
Par
su
rcroît, celle-
ci
sera
it plus ou moins naïve, ou idéo-
logique,
si
elle ne s'avisait
pas
des références multiples et entrecroisées, exp
li
cites
ou
imp
licites, non
seu
lement aux grands textes de
la
philosophie -
ce
qu
i est
commun à tous l
es
philosophes -
mais
auss
i
au
Livre,
la Bible.
Il
y a là toutes sortes
de rencontres et
de
chi
asmes
inédits et
su
rprenants qui rendent le thème de
no
t
re
réunion -«
la
q
ue
stion du livr
-particulièrement compl
exe
et redoutable.
Il
y a en effet, entre le
Li
vre - la
Bib
le - et
les
« li
vres
» des philosophes, une
pro
fo
nde différence de statut. E
ntr
emêler
le
s références pourrait conduire à la
confusion, ou à l'absorption
des«
livres»
pa
r le
Livre,
voire
au«
dépassemen
des uns par l'a
utr
e,
et il faut
sa
luer
la
rigueur d'Emmanuel
Lev
i
nas,
qui n'est
pas
tombé da
ns
ce
piège -sont certes tombés certains de
ses
interprètes il est
vra
i
trop
pr
essés
de
conclur
e.
Quelle est,
sans
entrer dans
la
complexité des détail
s,
cette différence
de
statut ?
La
Bible, le
Liv
r
e,
est
un
livre
sans
auteur
(ce
qui ne
ve
ut
pas
di
re
sans
rédacteur
s,
au pluriel, comme l'a montré
la
critique biblique), et qui institue
symboliquement l'Allian
ce
de Dieu et de son peupl
e.
Cependant,
ce
liv
re
n'
est
pas
fait
pour êt
re
lu,
pour
ainsi dire, «
tout
nu » -
les
premi
ers
à s'être adonnés
à
ce
type
de
lecture
ont
été l
es
Protestants. Il ne peut être lu,
en
effet, qu'accom-
pagné de
ses
commentai
res
talmudiq
ues,
et
des
commentaires de
ces
commen-
tai
res,
to
us
dus à tel ou tel personnage nommément désigné. Comme
si,
donc,
ce
n'était
pas
à un supposé auteur de répondre
de
son texte, mais plutôt, en
une
inversion
remarquable, au lecteur
de
répondre du
sens
qu'il fait et trouve
depuis le texte déjà commenté et
en
l'interprétant à
so
n tour. En
ce
sens
aus
si,
malgl
es
apparences (où
l'on
peut
to
ujours
to
mber
si
l'on n'est
pas
prévenu
par
les
commentai
res),
le
référent du texte biblique
n'
est pas le
rée
l
de
tels ou tels
faits qui seraient événements histori
ques
censés
s'être
passés
et être fidèlement
rapportés, mais il
est
en
quelque sorte entièrement symbolique (non
pas
au
sens
du«
franc symbol
ique»),
codé de
ma
nière à constituer, chaque fois, un « appel
de sens», et un appel de
sens
propre à
structurer
l'expérience, y compr
is,
dans
l
es
traditions oral
es,
l'expérience la plus élémentaire.
Cela
rapproche certes
les
récits bibliques (car il s'agit
de
cela
auss
i)
des
récits mythologiques (par exemple :
babyloniens), sauf que ceux-ci le sont
des
généalogies divines
qu
i s'achèvent
avec l'intronisation
du
roi des dieux -
et
que l
es
hommes
en
sont
absen
ts -,
alo
rs
qu'après le bref prologue
du
r
éc
it de la création, la Bible commence avec
l'homme, et concerne désormais
les
rapports
de
ce
lu
i-
ci
avec son Dieu. Alors
donc que
le
r
éc
it mythologique, qui n'a
pas
non plus
d'aut
eur,
ma
is seulement
s
))
---·~
·
'~
--:
'\
EMMANUEL
LEVINAS
LA
QUESTION DU LIVRE
--
g
_,
ol
des rédacteurs, est pour ainsi dire dogmatique, n'est
pas
sujet à interprétation
parce que nous n'y sommes
pas
concernés
',
il en
va
à l'inverse des récits bibl_iques
qui s'adressent à nous
en
tant qu'ils sont
censés
instituer
notre
expérience
d'humains -cette inst
it
ution n'allant
pas
sans
poser d'innombrables questions
qui rebondissent
d'un
récit à l'autre et a fortiori
d'un
commentaire à l'autre.
Autrement dit, le statut
de
l'anonymat
de
l'auteur a changé, voi
re
s'est inversé.
Si le r
éc
it mythologique l'est
de
l'institution
de
l'ordre du monde et de la société,
s'il n'est
pas
non plus le récit d'événements
censés
s'être
passés
(il
n'y
avait
pas,
al
ors,
de témoins humains),
il
est la tentative, à l'impossible, et pareillement
sans
aucun référ
ent
réel, d'énoncer d'un
seul
jet
le théorème et
la-
démonstration de
l'ordre
en
question. A l'inverse,
les
réc
it
s bibliques, de par cette inversion même,
court-circuitent
toute
généalogie divine, commencent, après
la
création
du
monde, par
des
intrigues animées
aussi
par des acteurs humai
ns,
et l'ordre
est
sans
cesse
remis
en
question, comme
en
une suite de déséquilibres et
de
rééquilibrages l
es
multiples variantes des comportements humai
ns
sont
censées
être symboliquement pré-esquissées,
sans
que, bien évidemment,
ce
soit
le
Dieu unique qui
fasse
tout
cela.
C'est ainsi que l'on peut comprendre, dans
cette tradition,
la
prévalence
de
la
loi (et
de
so
n observance) sur Dieu lui-même.
La
fidélité ne
l'
est pas d'entrée à la vérité
d'un
réel extra-posé, car elle est
éthique.
Et
c'est
sans
doute que s'
intr
odu
it
, dans
les
textes philosophiques
d'Emmanuel
Levinas
,
le
rapport
au
Liv
r
e.
Emmanuel
Levinas
est
en
effet
ph
ilosophe. Quel est donc le statut des livres
philosophiques (nécessairement pluriels, c'est
un
po
i
nt
essentiel) 7
Les
li
vres
philosophiques sont toujours écrits par un auteur (sauf
acc
ident h
is
torique), et
cherchent toujours, à
tout
le moins, à «
tou
cher »
un
référentréel, qu'il s'agisse
de
ce
qui est (to on, die
Sache)
ou même
ce
qui semble être, paraît ou donne
l'illusion d'être -car cette question
du
co
nt
act, Emmanuel Levinas l'a
fort
bien
montré',
porte comme son ombre
la
question
du
sceptici
sme.
Il
sera
it cepen-
d
ant
abusif -même
si
Emmanuel
Levinas
penche souvent pour « durcir » cette
tendance -de réduire - on ne l'a que trop fait dans cette époque qui comme
beaucoup d'autres hait
la
philosophie -
la
philosophie à
des
textes qui s'entre-
tiendraient
en
quelque sorte
les
uns
les
aut
r
es
et
les
uns
pa
r
les
autres dans l'in-
temporalité irréelle
et
morte
de
tours d'ivoire di
spersées
au
fil de !'Histoire.
Dans
le Phèdre (276e-277a), qui a été
fort
mal lu par d'aucuns, Platon soutient déjà
que l'écriture
du
logos
ph
ilosophique doit ê
tr
e telle que celui-
ci,
qu
i a
un
auteur
(responsable),
doit
y garder
les
ressources
nécessaires
pour s'assister
et
se
défend
re
contre
ce
qui
sera
it
la
lettre morte.
Ce
l
a,
Emmanuel Levinas le
sava
it',
si bien que
la
philosophie bi
en
comprise (et non
pas
la
philosophie
sco
laire et
encore moins scolastique)
est
aussi
truffée de problèmes et d'interrogations, et
ce,
parce que, pour reprendre
ses
termes, le Dit
n'y
parvient jama
is
à rejoindre
et à ·coïncid
er
avec
le
Di
re,
pa
r
ce
que
la
synchronisation par
le
temps
tot
alisant
du présent s'interrompt toujours -ou risque toujours de s'interrompre -par
la
diachronie du mouvement même de
la
pensée. Simplement,
si
en lisant un livre
de
ph
ilosophe, je suis interpellé par le texte, j'interpelle
aussi
du
même coup
l'aute
ur
et demande à
ce
qu'il a
la
i
ssé
d'écrit
de
me
répon
dre
.
Je
ne me
laisse
pas
ass
igner par l
ui
mais
l'ass
igne tout
aussi
bi
en,
ce
qui,
au
reste,
expose d'entrée
l'auteur
qu
i écr
it
-
et
qu
i,
s'
il
le
fa
it réellement (et non
pas
pour
sa
gloriol
e),
1.
Il
peut, dans
la
tradition grecqu
e,
être sujet
~
« exp
li
citati
on
» et réélaboration dans
la
poésie
ép
ique, lyrique et
tr
agique.
2. Emmanuel Levinas,
Autrement
qu'être
ou
au
-d
elà
de l'essence,
La
Haye,
M. Nijhoff, 1974,
p.
210-218.
3. Cf. Ibid.,
p.
24-25.
LE
PH
I
LOSOPHE
ET
SES
«
LI
VRES
»
le
fait par une énigmatiq
ue
et absolue générosi
à
l'ass
ignation par autrui.
Po
i
nt
pa
r s'ouvrent,
sans
doute,
au
moins pour une
pa
rt, l
es
réfé
ren
ces
d'Emmanuel
Le
vinas
aux
livres
pluriels des
ph
ilosophes, étant entendu que par
son
exposi
ti
on
et
so
n
ass
ignation radicale à autrui, chaque auteur philosophe recommence la
même
aven
tu
re
du
sens
,
ce
ll
e
de
la
ph
ilosophie, depuis
sa
non moi
ns
rad
i
ca
le
singularité. Contrairement à une opinion répandu
e,
et en l
'o
ccurrence pl
utôt
stupide, on n'entre
pas
en
contact authentiquement
ph
ilosophique avec un phi-
losophe par la discussion ou le «
dia
logue » avec
ses
« t
hèses
», mais seulement
où, tombant sur
un
irréductible parfaitement légitime mais
qu
i échappe
au
ra
isonnement et à l'argumentation, on
re
co
nnaît pour
ains
i d
ire
le même
paysage
(philosophique) que
ce
lui que l
'o
n cherchait. mais « éclairé »
si
différemment,
avec
des
sortes
de
partis pris auxque
ls
on
se
se
nt énigmatiquement incapable
de
souscrire,
qu'
il
n'y
a pl
us
l
à,
précisément,
mat
i
ère
à di
scuss
ion,
qu'i
l ne s'agit
pas,
l
à,
« d'avoir
ra
ison
»,
mais
tout
simplement
de
dégager thodiquement
l'altérité autrement que par un rejet rationnellement
mot
i
vé.
Altéri
tés
et diachro-
nies
pluriel
les
au
même « li
eu
» (non
spa
tial) institué de penser
et
de sentir,
to
ute
imposture et
to
ute ruse
(si
diffi
ci
l
es
à décel
er,
Platon l'a bi
en
montré) étant
exclues.
C'est dans cet esprit
qu'
il me semble qu'il
faut
rel
i
re
t
out
philosophe,
et c'est
da
ns cet esprit que je me
su
is efforcé
de
rel
i
re
Emmanuel
Le
vinas,
dont
je me
sens
t
rès
proche sur certai
ns
point
s,
et tr
ès
éloigné sur d'autres -
en
particulier sur le statut « fondateur » du traumati
sme
et de
la
de
t
te
symbolique.
Cette différence de statut entre le Livre -la Bible - et l
es
li
vres
des
philo-
so
p
hes
-je ne parlerai
pas
i
ci
des
autres
li
vres,
ce
ux de la littératu
re,
auxquels
Emmanuel
Levinas
fa
it
auss
i fréquemment allusion, le pl
us
souvent implic
it
e -
implique,
ce
la
va
sans
di
re,
une différence de statut
ent
re
la
tradition biblique,
juive, et la tradition
ph
il
osophique, grecque.
Si
le texte du
Li
vre
es
t
sans
auteur
et intangible, il peut êt
re
dit,
au
sens
que nous entrevoyions, utopique, mais
auss
i, dans
la
mesure où il est
censé
porter toutes
les
questions, à l'infini
(ce
to
ut
n'est
pas
une totaliclôturabl
e),
posées
pa
r
les
compo
rt
eme11ts
hu
ma
i
ns,
propre à instituer dans
ces
questions abordées dans leur multiplicité par
les
-comment
aires,
une tradition à
son
tour
essentiellement éthique.
On
comprend
peut-êt
re
par que
po
ur
Emma
nuel Levinas l
'ét
hique
so
it originaire : par
,
c'est-à-di
re
au
sens
c'est ai
nsi
que
so
n rapport
au
Liv
re
se
noue aussi, ch
ez
lui, ju
sque
dans
sa
manière d'aborder
la
philosophie. Mais si l'on po
se,
comme
il lui arr
iv
e
de
le
fa
ir
e,
la Bible comme
le
Li
vre
de
tous l
es
li
vres,
peut-on dire en
ce
type
de
ri
gueur que dans
la
philosophie il y
ait
encore des li
vres
?
En
tout
cas,
ce
qui s'institue dans et avec la philosophie n'est
pa
s un livre, et
ce
qui
fa
it viv
re
la
ph
ilosophie dans son Dire
tou
jo
urs recommencé et
da
ns
sa
diachronie inépui-
sab
l
e,
d'auteur à auteur à tr
avers
et
pa
r-delà l
es
siècles, mais
auss
i d'œuvre
à œuvre pour le même auteur, c'e
st,
nous l'avons dit, un « lieu » muet, que l'on
peut di
re
auss
i,
para
do
xalement, utopique, et l'écrit
se
che
rche
, in
la
ssableme
nt,
aussi
près
que possible de la phonè,
de
la
parol
e,
de
ce
par quoi l'auteu
r,
le
philosophe, vi
se
d'abord fug
it
ivement, avec des chances diver
ses,
à répondre,
f
ina
lement, depuis lui-même, de
ce
qu'il est
en
train
de
dir
e,
et
de
ce
qu'
il est
en
train d'entrevoir - et
cel
a même
s'
il
arri
ve
à
ce
rt
ains philosophes, ma
is
pas
à
tous,
de
vi
ser
à s'effacer dans
le«
paysage».
La
première personne
do
it être
en
principe
abse
nte du logos philosophique. Mais peut-être ne pouvons-nous
réenvisager ainsi
la
philosophie que depuis
l'ent
recroisement qui s'effectue chez
Emmanuel Levinas,
au
travers de
ce
que, lui
auss
i, inlassablement cherche à dire,
des
référ
ences
au
Livre
et
des
références aux philosop
hes
(lesquell
es
ne sont,
précisément, que tr
ès
ra
re
ment, des citations).
En
ce
sens,
Emmanuel
Levinas
nous conduira
it
au
sein
d'une découverte ou
d'u
ne nouveaumaje
ur
e pour la
19
1
·.:
\.-:
.·:. __ E_
M_MANUEL
LEVINAS
LA
QUESTION
DU
LIVRE
92J philosoph
ie
elle-même. Le philosophe répondrait
pour
ainsi dire de tout, sauf
de
sa
propre singularité. Mais
cela
au
prix, qui peut être infini,
du
don
absolu,
et absolument ou ultimement sincère, de
sa
personnalià
la
« cause »
de
la
ph
ilosophie.
11
y aurait de la sorte une dimension originairement éthique
de
la
philosophie, mais
la
responsabilité dernière ne le serait pas pour autrui, sinon
indirectement, et pour ceux pris
de
la
même passion. L'égoïsme n'y serait donc
qu'apparent, pour tous ceux qui prennent
son
isolement quasiment fatal pour
du
dédain (même
si
celui-ci peut exister empiriquement). Qu'en est-il donc
d'Emmanuel
Lev
inas par rapport à cette situation ?
Il
nous faut encore une fois reprendre notre question.
Il
n'y a sûrement
pas
de
l
iv
res
ph
ilosophiqu
es
au
sens
il
y a le
Livre.
Tout ph
il
osophe - à moi
ns
qu'il
ne
so
it pris par le fantasme hégélien de l'effacement du sujet singulier par l'esprit
absolu -sait la précar
it
é de son propos,
la
difficulqu'il y a à dire
la
chose
elle-même, et que
la
sédimentation dans le
dit
amène soit au commentaire qui
cherche à retrouver
la
vivacité diachronique du di
re,
soit, plus généralement et
pour son malheur, à
la
scolastique, tel ou tel corpus
est
précisément pris pour
un li
vre
-il y aurait à cet égard toute une étude à faire
de
la rhétorique
des
commentateurs à travers !'Histoire. Mais le propre de l'ins
tit
ution philosophique
est que le « lieu »
utop
ique de cette institution n'
est
proprement constitué par
aucune écriture, est
un
champ ou un « paysage » immatériel et transhistorique
qui est à lui-même et condense
en
lu
i-
même une multiplicité indéfinie
de
ques-
tions
dont
ce
lle
du
sujet singulier n'est
qu
'indirecte puisque c'est celle
de
l'accès
qu'i
l peut y avoir à
ce
champ.
La
responsabil
it
é
du
sujet philosophant n'est
dès
lors
pas
en
effet, à cet égard, responsabilité pour autrui, mais responsabil
it
é à
l'égard
de
la
chose même :
si
l'accès à celle-
ci
est viable,
il
l'est, en principe pour
tout
être humain qui veut bi
en
s'en donner la peine.
Et
dans
la
mesure cette
peine est particulièrement
ex
igeante, l'exerci
ce
de
la
philosophie
est,
il est vra
i,
aristocratique, que cela plai
se
ou non -et le plus souvent,
ce
la ne plaît
pas,
comme on a par exemple pu l'observer lors du dernier demi-si
ècle.
La
tradition
ph
ilosophique est
en
ce
sens celle de fragments parfois immenses de paroles
éparpillées et mal entendues
(aussi
bien par
les
philosophes que par
les
non
ph
ilosophes)
au
fil des si
ècles.
li
n'est
pas
un philosophe
(d
igne
de
ce
nom) qui
ne
se
soit senti poussé par
la
nécess
it
é
de
tout
recommencer et
de
tout
refaire
même si
ce
fut
toujours depuis la langue et
les
œuvres qu'il avait appri
ses
de 1~
tradition.
Dans
ce contexte, il y a quelque a
bu
s à
ass
imiler
la
Sache,
l
'aff
aire de la
philosophie, avec
la
qu
estion de l'être -Emmanuel
Lev
i
nas
y cède, et c'est
s
ans
dout
e que
l'o
n pe
ut
situer
son
ancrage historique factuel : la fasc
in
ation par
Heidegger, contre lequel il n'a s
ans
doute jamais
cessé
de
s'efforcer de pens
er.
11
sera
it
beaucoup trop long, ici,
de
tenter
de
montrer
tout
ce
qu'a pu avoir
de
rhétorique et d'illusionnant la réduction heideggerienne de
la
tradition phil
oso
-
phiqu
e.
li
nous suffit déjà de l'œuvre d'Emmanuel L
evi
nas
pour
montr
e
r,
par le
fait ou par le mouvement, que cette réduction ne touche pas le fond.
Et
c'est
dans
la
m
es
ure
où, de la sorte, elle nous libè
re,
que l'
ceu
v
re
levinassienne a
tant déran
et
choqué -
fût
-
ce
sile
ncieusement, pour des raisons évide
nt
es
,
anc
rées
dans le contexte historique concret, obnubilé par
les
inflations et
surinflati
ons
idéologico-médiatiques. Certes,
la
philosophie
cl
assique, depuis
son
institution
av
ec et dans l'œuvre platonicienne, a-t-elle toujours cherc, d'une
man
re ou
d'un
e a
utr
e, à stablir dans
la
stabilité et
l'
immutabilité de
l'ousia.
Ma
is
s'
en tenir
serait s'en tenir à l'i
nt
ention ou à l'illusion
sans
doute
cessaire
(Emmanuel Kant) pour a
ccé
der au « lieu utopique » de
la
philosophi
e,
en lui-
me
tr
a
versé
d'indéterminations et d'instabilis multi
ple
s.
Ca
r,
pré
cis
ément,
LE
PHI
LO
SOP
HE
ET
SES
«
LI
VRES
»
e
ll
e
n'
est j
ama
is
pa
rv
en
ue à cette
sta
biliimmuabl
e,
et l'ouverture levinassienne
est
une manière de montrer que la philosophie, même
classiq
u
e,
n'a ja
ma
is
«
vécu
»
que de son mou
ve
ment
ve
rs,
da
ns une di
ach
ronie i
mp
oss
ible à sync
hr
oniser
co
mp
lètement, dans un di
re
irréductible
au
dit -
il
es
t vrai q
u'
Emmanuel
Lev
i
nas
se
ti
en
t pl
us
p
rès
de
Pla
to
n, de Plotin ou
de
Hu
sse
rl que d'A
ri
stote, Heg
el
ou
He
idegger - , et
da
ns une
si
ngularité (celle des philo
so
p
hes
) i
mpo
ssible à
su
b-
sumer sous l'univer
se
l co
mm
e parti
cu
lier d'un con
ce
pt
.
Et
à reb
our
s, la m
êm
e
c
ho
se v
aut
po
ur
Emma
nuel
Levinas
lui-même : ri
en
ne
no
us
con
tr
ai
nt à épo
us
er
le mouveme
nt
de
sa
pen
sée
jusqu'au bout, quoi qu'il en
so
it
de
notre admir
a-
tion
pour
elle, mais il nous
po
u
sse,
quant à no
us,
à
ass
umer
not
re condition
de
philosophe, c'est-di
re
à la fois no
tr
e singul
arit
é
et
not
re
ancrage dans la
longue chaîne de la tradition.
il n'e
st
p
as
qu
es
tion dt
re
quelque éta
nt
que
ce
soi
t,
ma
is il est question de
viv
re
.
Et
cette question est éthique
au
s
ens
l
ev
i-
nass
ien même si elle ne
se
traduit que di
sc
rè
tement
da
ns
la «
pe
tite
mo
nn
ai
e »
du
tr
avail philosophique -et
ce
t
te
« petite monnaie », qui
es
t la probité intel-
lec
tuelle à
l'
éga
rd de
so
i-
même
et
de ses préd
écesseurs
,
es
t
év
idemme
nt
trop
pet
ite pour être
re
marqu
ée
et
po
ur intér
esser
l
es
gestionnair
es
(intellectuels
et
autres)
de
not
re « société du sp
ec
ta
cl
e». li n'y a,
da
ns
la trad
it
ion philo
so
-
ph
iq
ue, et
sau
f
cas
extrêmes
(l
es
scolastiques de
to
ut poil et l
es
délire
s),
rien
à rejeter complètement, à considérer comme «
p
ass
é
»,
mais
ri
en
non pl
us
à
adopter
sans
réserve.
Et
bi
en
que toute phil
os
ophie
se
cons
tr
ui
se
to
ujours, pl
us
ou moins, « contre
»,
bien q
u'
elle
se
fabrique toujours des
ad
ver
sai
r
es
, bien qu'il
y ait
to
u
jo
u
rs,
l
à,
quelque inj
us
ti
ce,
c'est toujours pour
re
tr
o
uver,
moyennant
quelques infim
es
déplacements, le même « lieu »
ut
opique, avec
de
s ac
cen
tua-
ti
ons et
des
coul
eu
rs di
ff
ére
nt
es
, avec
des
thématisatio
ns
et
des
imp
li
cites di
ff
é-
remm
en
t distribués.
Là,
il n'e
st
nullement question d'a
vo
ir t
ort
ou raison.
L'
altérité
est térogène à la Raison.
C'est
do
nc un peu paradoxalement que l'
ent
r
ec
roi
se
me
nt
très sin
gu
li
er,
da
ns
luvre d'
Em
manuel
Le
v
in
as,
de
s rapports
au
Liv
re et du rapport aux œuvr
es
philosophiques,
li
re quelque
chos
e
da
ns la ph
il
os
ophie elle-mêm
e,
dans la
m
es
u
re
o
ù,
de
quelque manière,
ce
ll
e-ci
se v
oit
prise
à r
ev
ers par l'éthique,
is
sue
pour
Em
ma
nu
el
Levin
as
de
la
tradition bi
bl
ique. Car l'éthique (
mot
dont
l'origi
ne,
ra
p
pel
ons-l
e,
est
gr
ecq
ue),
selon mo
i,
por
te
tr
ès
justem
en
t l'accent
su
r l'irduc-
tible singulari
du
soi
, sur le fait que
le
soi est
d'o
rigine humaine, d
ans
l'insti-
tut
ion
de
l'huma
nit
é de l'
ho
mm
e,
et q
u'e
n ce sens,
il
est énigmatiqu
em
en
t le
« plein
du
ponctuel » ou « l'inextension de l'un» 4, m
ais
a
us
si
, et corrélativement,
s
ur
le
fa
it que
ce
soi
, irréductibl
eme
nt d
ia
chronique, c'est-à-dire in
sa
isi
ssab
le dans
la
syn
chron
ie
d'un « p
se
nt
» en me temps, ne peut que se d
ire,
à l'écart
(qui est rien d'es
pa
ce
et
de
temp
s)
de
tout dit.
C'
est
ce
la
même qui, malgré
nos
divergen
ce
s sur le s
en
s du traumat
is
me comme fondateu
r,
donc sur le
se
ns
de
la persécution et s
urto
ut
de la subs
titut
ion
(ce
qui ne ve
ut
p
as
d
ire
que cela soit
p
ou
r
au
tant
du
ctible à la R
ais
on), no
us
r
en
d à
la
modesti
e,
qui doit être
extrême, du
ph
ilosophe, à la respon
sab
ili
po
ur autrui qu'
il
a malg
to
ut
-
m
al
g
toutes les apparen
ces
- d
ans
la
Ci, à distan
ce
de t
out
« impéri
al
i
sme
»
ph
il
os
ophique - comme
si
le
ph
il
oso
phe pou
va
it
penser expl
ic
it
ement ce que
les
autres ne p
ens
e
nt
même
pa
s ou
ne
pensent
qu
e
co
nfusément et implicitement !
Sans
rie
n renier de
la
diver
si
irréductible
de
s institutio
ns
symboliq
ue
s
de
cultu
re
,
et sans pour autant
to
mber
da
ns
le re
la
tivisme qui
ne
le
se
rait qu'eu égard à la
vérité d'un r
ée
l, nous s
om
mes renvoyés,
au
trement dit, à la pr
éca
r
it
é de n
ot
re
condition de philosophe, sachant
qu
e, même si la
ph
ilo
so
phie et son champ
4.
Ib
id
.,
p. 139
J93
::
' .
.::.~.:.
EMMANUEL
LEVINAS
LA
QUESTION
DU
LI
VRE
94J
sont eux-mêmes pour ainsi
di
re l'effet d'une institution symbolique,
les
accès
à
ce
champ sont irréductiblement singuliers et pluriel
s,
mais
que
la
singularité même
de
son
agencement et de
sa
structure fait que
la
question
de
la
singularité
de tel ou tel
ph
ilosophe, et même
de
mo
i-
même comme sujet philosophant,
y restera à jamais dans l
'omb
r
e,
non thématisable.
Et
ce
sans
doute parce que
c'est
au
philosophe
d'y
aller et de chercher à s'y ten
ir
à l'impossibl
e,
parce que
l'appel
de
la philosophie est foncièrement anonyme et
sauvage,
et peut-être,
en
ce
sens
, inhumain, donc parce que l'
ap
p
el,
contra
ire
ment à celui
du
Livre,
n'a
pas
de nom, celui-ci fût-il imprononçable, comme chacun
sai
t. Deux traditions
qui peuvent
se
rencontrer, comme
ell
es l
'ont
fait
extraordinairement
et
sans
complaisance
chez
Emmanuel
Lev
in
as
, dans
un
contexte historique
dont
personne
au
monde
n'eût
pu, et ne peut encore imaginer l'horreur absolue ou
la radicale barbarie.
Ma
is pour autant, par-delà
la
rencontre désormais possible,
ces
deux traditions ne pourront
sans
doute jamais s'épouser.
L'His
toire restera
à jamais une énigme, et
si
le
Bien
cons
iste
en
la civili
sa
tion
au
sens
actif
du
terme et quelle qu'elle
so
it, rien ne le protège
du
Mal, c'est-à-dire
de
la
ba
rbari
e,
figure hideuse que certains d'entre nous
pe
uvent porter,
et
qui n'a a priori
rien à voir ni
avec
l'unicité divine ni
avec
l'anonymat
sa
uvage, même
si
l'une
et l'autre peuvent y servir d'ali
bi
idéologique.
MARC
RICH
IR
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