EMMANUEL
LEVINAS
LA
QUESTION DU LIVRE
--
g
_,
ol
des rédacteurs, est pour ainsi dire dogmatique, n'est
pas
sujet à interprétation
parce que nous n'y sommes
pas
concernés
',
il en
va
à l'inverse des récits bibl_iques
qui s'adressent à nous
en
tant qu'ils sont
censés
instituer
notre
expérience
d'humains -cette inst
it
ution n'allant
pas
sans
poser d'innombrables questions
qui rebondissent
d'un
récit à l'autre et a fortiori
d'un
commentaire à l'autre.
Autrement dit, le statut
de
l'anonymat
de
l'auteur a changé, voi
re
s'est inversé.
Si le r
éc
it mythologique l'est
de
l'institution
de
l'ordre du monde et de la société,
s'il n'est
pas
non plus le récit d'événements
censés
s'être
passés
(il
n'y
avait
pas,
al
ors,
de témoins humains),
il
est la tentative, à l'impossible, et pareillement
sans
aucun référ
ent
réel, d'énoncer d'un
seul
jet
le théorème et
la-
démonstration de
l'ordre
en
question. A l'inverse,
les
réc
it
s bibliques, de par cette inversion même,
court-circuitent
toute
généalogie divine, commencent, après
la
création
du
monde, par
des
intrigues animées
aussi
par des acteurs humai
ns,
et où l'ordre
est
sans
cesse
remis
en
question, comme
en
une suite de déséquilibres et
de
rééquilibrages où l
es
multiples variantes des comportements humai
ns
sont
censées
être symboliquement pré-esquissées,
sans
que, bien évidemment,
ce
soit
le
Dieu unique qui
fasse
tout
cela.
C'est ainsi que l'on peut comprendre, dans
cette tradition,
la
prévalence
de
la
loi (et
de
so
n observance) sur Dieu lui-même.
La
fidélité ne
l'
est pas d'entrée à la vérité
d'un
réel extra-posé, car elle est
éthique.
Et
c'est
là
sans
doute que s'
intr
odu
it
, dans
les
textes philosophiques
d'Emmanuel
Levinas
,
le
rapport
au
Liv
r
e.
Emmanuel
Levinas
est
en
effet
ph
ilosophe. Quel est donc le statut des livres
philosophiques (nécessairement pluriels, c'est
là
un
po
i
nt
essentiel) 7
Les
li
vres
philosophiques sont toujours écrits par un auteur (sauf
acc
ident h
is
torique), et
cherchent toujours, à
tout
le moins, à «
tou
cher »
un
référentréel, qu'il s'agisse
de
ce
qui est (to on, die
Sache)
ou même
ce
qui semble être, paraît ou donne
l'illusion d'être -car cette question
du
co
nt
act, Emmanuel Levinas l'a
fort
bien
montré',
porte comme son ombre
la
question
du
sceptici
sme.
Il
sera
it cepen-
d
ant
abusif -même
si
Emmanuel
Levinas
penche souvent pour « durcir » cette
tendance -de réduire - on ne l'a que trop fait dans cette époque qui comme
beaucoup d'autres hait
la
philosophie -
la
philosophie à
des
textes qui s'entre-
tiendraient
en
quelque sorte
les
uns
les
aut
r
es
et
les
uns
pa
r
les
autres dans l'in-
temporalité irréelle
et
morte
de
tours d'ivoire di
spersées
au
fil de !'Histoire.
Dans
le Phèdre (276e-277a), qui a été
fort
mal lu par d'aucuns, Platon soutient déjà
que l'écriture
du
logos
ph
ilosophique doit ê
tr
e telle que celui-
ci,
qu
i a
un
auteur
(responsable),
doit
y garder
les
ressources
nécessaires
pour s'assister
et
se
défend
re
contre
ce
qui
sera
it
la
lettre morte.
Ce
l
a,
Emmanuel Levinas le
sava
it',
si bien que
la
philosophie bi
en
comprise (et non
pas
la
philosophie
sco
laire et
encore moins scolastique)
est
aussi
truffée de problèmes et d'interrogations, et
ce,
parce que, pour reprendre
ses
termes, le Dit
n'y
parvient jama
is
à rejoindre
et à ·coïncid
er
avec
le
Di
re,
pa
r
ce
que
la
synchronisation par
le
temps
tot
alisant
du présent s'interrompt toujours -ou risque toujours de s'interrompre -par
la
diachronie du mouvement même de
la
pensée. Simplement,
si
en lisant un livre
de
ph
ilosophe, je suis interpellé par le texte, j'interpelle
aussi
du
même coup
l'aute
ur
et demande à
ce
qu'il a
la
i
ssé
d'écrit
de
me
répon
dre
.
Je
ne me
laisse
pas
ass
igner par l
ui
mais
l'ass
igne tout
aussi
bi
en,
ce
qui,
au
reste,
expose d'entrée
l'auteur
qu
i écr
it
-
et
qu
i,
s'
il
le
fa
it réellement (et non
pas
pour
sa
gloriol
e),
1.
Il
peut, dans
la
tradition grecqu
e,
être sujet
~
« exp
li
citati
on
» et réélaboration dans
la
poésie
ép
ique, lyrique et
tr
agique.
2. Emmanuel Levinas,
Autrement
qu'être
ou
au
-d
elà
de l'essence,
La
Haye,
M. Nijhoff, 1974,
p.
210-218.
3. Cf. Ibid.,
p.
24-25.
LE
PH
I
LOSOPHE
ET
SES
«
LI
VRES
»
le
fait par une énigmatiq
ue
et absolue générosi
té
à
l'ass
ignation par autrui.
Po
i
nt
pa
r où s'ouvrent,
sans
doute,
au
moins pour une
pa
rt, l
es
réfé
ren
ces
d'Emmanuel
Le
vinas
aux
livres
pluriels des
ph
ilosophes, étant entendu que par
son
exposi
ti
on
et
so
n
ass
ignation radicale à autrui, chaque auteur philosophe recommence la
même
aven
tu
re
du
sens
,
ce
ll
e
de
la
ph
ilosophie, depuis
sa
non moi
ns
rad
i
ca
le
singularité. Contrairement à une opinion répandu
e,
et en l
'o
ccurrence pl
utôt
stupide, on n'entre
pas
en
contact authentiquement
ph
ilosophique avec un phi-
losophe par la discussion ou le «
dia
logue » avec
ses
« t
hèses
», mais seulement
là
où, tombant sur
un
irréductible parfaitement légitime mais
qu
i échappe
au
ra
isonnement et à l'argumentation, on
re
co
nnaît pour
ains
i d
ire
le même
paysage
(philosophique) que
ce
lui que l
'o
n cherchait. mais « éclairé »
si
différemment,
avec
des
sortes
de
partis pris auxque
ls
on
se
se
nt énigmatiquement incapable
de
souscrire,
qu'
il
n'y
a pl
us
l
à,
précisément,
mat
i
ère
à di
scuss
ion,
qu'i
l ne s'agit
pas,
l
à,
« d'avoir
ra
ison
»,
mais
tout
simplement
de
dégager méthodiquement
l'altérité autrement que par un rejet rationnellement
mot
i
vé.
Altéri
tés
et diachro-
nies
pluriel
les
au
même « li
eu
» (non
spa
tial) institué de penser
et
de sentir,
to
ute
imposture et
to
ute ruse
(si
diffi
ci
l
es
à décel
er,
Platon l'a bi
en
montré) étant
exclues.
C'est dans cet esprit
qu'
il me semble qu'il
faut
rel
i
re
t
out
philosophe,
et c'est
da
ns cet esprit que je me
su
is efforcé
de
rel
i
re
Emmanuel
Le
vinas,
dont
je me
sens
t
rès
proche sur certai
ns
point
s,
et tr
ès
éloigné sur d'autres -
en
particulier sur le statut « fondateur » du traumati
sme
et de
la
de
t
te
symbolique. •
Cette différence de statut entre le Livre -la Bible - et l
es
li
vres
des
philo-
so
p
hes
-je ne parlerai
pas
i
ci
des
autres
li
vres,
ce
ux de la littératu
re,
auxquels
Emmanuel
Levinas
fa
it
auss
i fréquemment allusion, le pl
us
souvent implic
it
e -
implique,
ce
la
va
sans
di
re,
une différence de statut
ent
re
la
tradition biblique,
juive, et la tradition
ph
il
osophique, grecque.
Si
le texte du
Li
vre
es
t
sans
auteur
et intangible, il peut êt
re
dit,
au
sens
que nous entrevoyions, utopique, mais
auss
i, dans
la
mesure où il est
censé
porter toutes
les
questions, à l'infini
(ce
to
ut
n'est
pas
une totalité clôturabl
e),
posées
pa
r
les
compo
rt
eme11ts
hu
ma
i
ns,
propre à instituer dans
ces
questions abordées dans leur multiplicité par
les
-comment
aires,
une tradition à
son
tour
essentiellement éthique.
On
comprend
peut-êt
re
par là que
po
ur
Emma
nuel Levinas l
'ét
hique
so
it originaire : par
là
,
c'est-à-di
re
au
sens
où c'est ai
nsi
que
so
n rapport
au
Liv
re
se
noue aussi, ch
ez
lui, ju
sque
dans
sa
manière d'aborder
la
philosophie. Mais si l'on po
se,
comme
il lui arr
iv
e
de
le
fa
ir
e,
la Bible comme
le
Li
vre
de
tous l
es
li
vres,
peut-on dire en
ce
type
de
ri
gueur que dans
la
philosophie il y
ait
encore des li
vres
?
En
tout
cas,
ce
qui s'institue dans et avec la philosophie n'est
pa
s un livre, et
ce
qui
fa
it viv
re
la
ph
ilosophie dans son Dire
tou
jo
urs recommencé et
da
ns
sa
diachronie inépui-
sab
l
e,
d'auteur à auteur à tr
avers
et
pa
r-delà l
es
siècles, mais
auss
i d'œuvre
à œuvre pour le même auteur, c'e
st,
nous l'avons dit, un « lieu » muet, que l'on
peut di
re
auss
i,
para
do
xalement, utopique, et où l'écrit
se
che
rche
, in
la
ssableme
nt,
aussi
près
que possible de la phonè,
de
la
parol
e,
de
ce
par quoi l'auteu
r,
le
philosophe, vi
se
d'abord fug
it
ivement, avec des chances diver
ses,
à répondre,
f
ina
lement, depuis lui-même, de
ce
qu'il est
en
train
de
dir
e,
et
de
ce
qu'
il est
en
train d'entrevoir - et
cel
a même
s'
il
arri
ve
à
ce
rt
ains philosophes, ma
is
pas
à
tous,
de
vi
ser
à s'effacer dans
le«
paysage».
La
première personne
do
it être
en
principe
abse
nte du logos philosophique. Mais peut-être ne pouvons-nous
réenvisager ainsi
la
philosophie que depuis
l'ent
recroisement qui s'effectue chez
Emmanuel Levinas,
au
travers de
ce
que, lui
auss
i, inlassablement cherche à dire,
des
référ
ences
au
Livre
et
des
références aux philosop
hes
(lesquell
es
ne sont,
précisément, que tr
ès
ra
re
ment, des citations).
En
ce
sens,
Emmanuel
Levinas
nous conduira
it
au
sein
d'une découverte ou
d'u
ne nouveauté maje
ur
e pour la
19
1