Quelle critique après Bourdieu ? I- De la sociologie

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Quelle critique après Bourdieu ?
I- De la sociologie bulldozer à la sociologie Pulp Fiction
A) La société n’existe pas ?
Dans un contexte de mutation permanente de la « science » et de la « société », ce que Michel
Callon appelle les « débordements socio-techniques », il n’est plus du tout évident qu’on puisse
affirmer à la manière de la sociologie classique, appelée « sociologie du social » par Bruno
Latour, qu’il existe des relations assez spécifiques pour être appelées « sociales1 ». Autrement dit,
l’idée selon laquelle une « explication sociale » peut être fournie systématiquement à chaque
phénomène est un regard superficiel aux yeux des sociologues pragmatiques. Nous sommes arrivés à
un moment où s’est interrompu le cours normal de la chaîne statistique, où les codeurs ont
l’impression que les consignes distribuées ne suffisent plus à soutenir leur travail2. Selon eux, il y a
nécessité de modifier en conséquence tant l’objet des sciences sociales que leur méthode (B.Latour).
Les sociologies pragmatiques veulent redéfinir la sociologie non pas comme la « science du social »,
mais, à partir du latin socius, comme le « suivi des associations ». On entend habituellement par
« social » ce qui est « déjà » assemblé (B.Latour), c’est-à-dire figé, or, pour la sociologie pragmatique,
il s’agit bien au contraire d’un mouvement qui établit des « connexions » entre les acteurs, entre des
choses qui ne sont pas elles-mêmes sociales. Le « social » est donc un mouvement de réassociation ou
de réassemblage, et ce mouvement peut très bien échouer à établir des connexions nouvelles, à
produire un assemblage « bien formé ». Dans cette perspective, et c’est anti-bourdieusien au premier
abord, on ne peut pas dire qu’il existe de « force sociale » pour expliquer les phénomènes, lesquels, en
tant qu’ils constituent un contexte, comprennent des activités « non-sociales ».
Loin d’être LE contexte dans lequel tout se trouve délimité, « déterminé », Bruno Latour
estime que la « société » doit plutôt être considérée comme un connecteur parmi d’autres. A la rigueur,
la société n’existe pas ! comme le disait M. Thatcher. Plus précisément, il semble que le « nous » se
soit dilué, que le social soit partout et nulle part ; c’est pourquoi on peut dire avec B.Latour que le sens
de l’appartenance est entré en crise, d’où la nécessité de repenser le social et la société. Le « nous » at-il encore un sens ? Oui et non. Il semble que « nous » soyons tenus par des « connections », qui n’ont
rien à voir avec les liens sociaux agréés. Désormais, l’explication sociale dont je parlais plus haut est
devenue contre-productive aux yeux des pragmatiques, dans le sens où elle « interrompt » le
mouvement d’association par des « cases » préfigurées, au lieu de poursuivre ce mouvement.
Boltanski et Chiapello3 nous explique ainsi combien le social est changeant, avec notamment les trois
« esprits du capitalisme ». Le premier esprit était surtout marqué par un esprit domestique, c’est-à-dire
que les entreprises reposaient sur un esprit familial ; le deuxième esprit est qualifié d’ « industriel »,
c’est-à-dire à grande échelle ; le troisième esprit est marqué par l’esprit de la « cité par projet » et par
l’esprit de mobilité. Nous reviendrons plus tard sur les cités par projet. Le « social » est mouvement en
lui-même. A la rigueur, on peut dire que l’explication sociale tend à devenir absurde (ab-surdus),
c’est-à-dire discordante, sourde aux nouvelles connections. En fait, la notion de social est devenue un
raccourci, certes commode mais galvaudé, par rapport à la notion pragmatique « d’associations ».
C’est pourquoi Bruno Latour pose son approche du « social » sur cinq types d’incertitudes : il y a
incertitude sur la nature des regroupements, sur la nature des actions, sur la nature des objets, sur la
nature des faits établis, sur le type d’études conduites sous l’étiquette d’une science sociale. Le social,
au sens classique, ne pose plus de questions. Or, les liens dans lesquels nous sommes pris commencent
à se défaire, laissant la place aux « débordements » indissociablement sociaux et techniques, qui
mettent en jeu des problèmes inattendus et imprévus par les catégories préétablies.
1
Changer de société. Refaire de la sociologie. Bruno Latour, Paris, La Découverte, 2006.
De la justification. Les économies de la grandeur. Luc Boltanski et Laurent Thévenot, Paris, Gallimard, 1991.
3
Le nouvel esprit du capitalisme. L.Boltanski et E.Chiapello, Paris, Nrf, Essais Gallimard, 1999.
2
Ces débordements signifient le surgissement de nouveaux acteurs (les riverains d’une rivière
polluée, les générations futures qui hériteront des déchets nucléaires etc.) qui reconfigurent le
« paysage social ». C’est pourquoi il faut tenir compte des propriétés configurationnelles plutôt que
substantielles4. Il peut s’agir, premier cas de figure, d’acteurs qui sont nouveaux sans l’être vraiment :
cantonnés jusque là dans les coulisses, ils profitent de la « controverse » [ = dispute entre l’acteur et
l’expert, mais nous y reviendrons] pour entrer en scène dans un rôle légitime. Le second cas de figure
est celui de groupes réellement émergents engendrés par la controverse (M.Callon). Cette idée
d’ « association » a l’avantage de faire apparaître le mouvement permanent des connexions, et de
mettre en exergue la multiplicité du « social » et les « réseaux » à l’œuvre dans les phénomènes. Un
« réseau » est un ensemble d’individus ou de groupes d’individus qui sont en relation dans la
perspective d’actions communes (politique, loisir, etc.) ou bien pour entretenir des échanges sociaux,
des connexions (amitiés, sociabilités professionnelles, de voisinage etc.). L’idée de réseau pose celle
de l’individualisme. Latour revient sur la pensée de Gabriel Tarde qui affirmait à l’encontre de son
jeune rival Durkheim que le social était un principe de connexion, c’est-à-dire non pas à l’image d’un
organisme mais d’un fluide en circulation. En d’autres termes, il part des relations entre individus, il
place l’individu au centre de son analyse. On peut y voir les prémisses de la « théorie de l’acteurréseau ». C’est-à-dire de l’individu en tant qu’il est acteur dans « le social » et créateur de ce
social, qui participe à la mise en connexion des individus et des objets en contexte réticulaire.
Attention, la sociologie pragmatique ne reprend pas telle quelle la théorie de l’acteur-réseau. L’idée de
réseau sous-entend une structure souple, sans limites, une vie sociale faite d’une multiplication de
rencontres et de connexions temporaires (le Nouvel Esprit du Capitalisme). Boltanski et Chiapello
appellent « cité par projets » le nouvel appareil justificatif. La notion de « projet » signifie une poche
d’accumulation temporaire, qui, étant créatrice de valeur, donne un fondement à l’exigence de faire
s’étendre le réseau en favorisant les connexions (Boltanski). La « cité par projet » prend appui sur
l’activité du médiateur mise en œuvre dans la formation des réseaux. Et la médiation est en-soi une
valeur. Il ne faut pas entendre mise en réseau comme une nouveauté absolument radicale. Dans une
cité par projets, l’équivalent général, ce à quoi se mesure la grandeur des personnes et des choses, est
l’activité.
B) La nécessité de nouveaux outils d’analyse
•
L’esprit du capitalisme comme mouvement modificateur du social
Jacques Hoarau, dans sa Note sur la critique de la sociologie critique, présente cette dernière comme
« un changement de paradigme ». L’évolution de ce qui pourrait se nommer social, est entraînée
comme nous l’avons vu par de nombreux phénomènes. L’évolution de la société est à rapprocher de
celle du capitalisme et surtout de ce que Luc Boltanski et Eve Chiapello nomment « l’esprit du
capitalisme ». Ils en distinguent trois, le dernier , et l’actuel, se définit de la façon suivante, « Le
« troisième » esprit devra quant à lui être isomorphe à un capitalisme mondialisé mettant en œuvre de
nouvelles technologies pour ne citer que les deux aspects les plus souvent mentionnés pour qualifier le
capitalisme d’aujourd’hui ».
•
Y- a- t- il des lois sociologiques ?
Le reproche que formulent les sociologues de la critique à la sociologie est celui d’une analyse
immobile. Dans un monde en réseaux où l’une des grandeurs première est la mobilité, les catégories
sociales, les domaines de classification de la deuxième moitié du XX° siècle, se trouvent, selon ces
auteurs, à revoir. Le problème de la sociologie, selon Boltanski, c’est qu’elle tend parfois à devenir ou
du moins à remplacer ce qu’elle condamnait et surtout ce qu’elle combattait, c'est-à-dire une croyance.
C’est le même processus que dénonce Boltanski quand il pose un regard critique sur la sociologie
critique des années 60- 80. A savoir que la pensée héritée de Marx et de Durkheim se prendrait les
pieds dans le tapis quant au lien entre science et idéologie. Or l’exemple de l’économie politique est là
pour nous le rappeler, les lois n’existent pas. L’exemple de l’économie politique est éloquent, car
après tout, si les lois économiques n’existent pas, pourquoi les lois sociologiques le pourraient ? Et
Bernard Maris de citer au début du chapitre consacré aux lois économiques, dans son Antimanuel
4
Les sombres précurseurs. Une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque. F.Chateauraynaud et D.Torny,
Editions de l’EHESS, 1999.
d’économie, Stéphane Mallarmé, « Un coup de dé jamais n’abolira le hasard. ». Il ne faudrait pas non
plus dans l’excès inverse, à savoir affirmer qu’aucune de nos actions ne seraient déterminée. Il ne
faudrait pas donc tomber dans la caricature que représente Paul Yonnet. Il écrit ainsi, « la tendance
générale de la sociologie est d’imaginer la société comme un tout manipulé par des appareils de
célébration ; cette fable lui permet d’asseoir une vocation dite bien à tort « critique » ; elle se mue en
appareil de déconsidération systématique. ». Boltanski estime que le sociologue de la critique doit
avoir un sens de la justice. Nous trouvons là une notion centrale chez cet auteur. A défaut de défendre
une idéologie dans sa totalité en prétendant être objectif quant aux outils scientifiques qui permettent
sa légitimation, Boltanski réclame un sens de la justice. Mais le sociologue de Boltanski ne doit
surtout pas faire abstraction des grands récits (nous y reviendrons). Il ne reprend pas l’idée d’habitus
dans sa totalité. Il en réfute une partie, à savoir le fait que « des propriétés qui, inscrites de façon
irréversible dans les agents et dans leurs conduites corporelles détermineraient leur conduite en toute
circonstance ». Il nuance et accepte ce concept si les personnes « produisent des arrangements de
justice ». La justification peut ainsi échapper au conditionnement, au déterminisme. La justification a
chez Boltanski et Thévenot la signification suivante, le règlement de « disputes .
•
Le poids des idéologies
Il faut avant tout insister ici sur un point de définition. L’idéologie, et Chiapello et Boltanski le
rappellent souvent, n’est pas à prendre dans le sens que lui confèrent Marx et Engels, à savoir selon les
mots de Christian Godin, « l’ensemble des représentations illusoires grâce auxquelles une classe
sociale assoit sur le plan superstructurel sa domination ».
Hirschman écrit en 1970, « j’ajouterai que ce qu’on appelle la « crise des idéologies » me parait un
sérieux danger pour la voice. Car la voice ne peut venir au jour que s’il existe une base sérieuse pour
fonder la critique ». Boltanski s’inscrit de façon évidente dans cette pensée. C’est ce qu’exprime la
phrase introduisant l’exposé, et tout particulièrement la fin, «Un problème central aujourd’hui, c’est
qu’on sent bien que la critique ne mord plus. ». Le sociologue doit analyser la société à partir d’outils
propres à son époque et en s’appuyant sur des fragments de grands récits. Dans Le nouvel esprit du
capitalisme, il écrit également, « c’est aussi la raison pour laquelle nous n’avons pas cherché à
dissimuler sous un scientisme de façade nos options et nos rejets, ni à séparer par une frontière (dite
autrefois « épistémologique ») infranchissable, les jugements de faits et les jugements de valeurs. Car
comme l’enseignait Max Weber, sans la ressource d’un point de vue engageant des valeurs, comment
serait- il seulement possible de sélectionner dans le flux embrouillé de ce qu’il advient, ce qui mérite
d’être relevé, analysé, décrit ? ». Le lien entre l’analyse et la critique est fortement défendu par
Boltanski dans la lignée de Dodier. A savoir que pour formuler une critique et pour que cette dernière
ait une chance d’influencer la direction du monde, il est nécessaire de disposer d’outils d’analyse
adaptés. En somme il s’agirait de penser le monde, puis de le changer. C’est le reproche qu’il fait à la
sociologie, elle fournit aujourd’hui des outils incomplets et trop généraux. Il note, « notre travail s’est
de multiples fois heurté à l’absence de données et d’informations en partie parce que les statistiques
sociales sont en crise ». La sociologie qui se contente des anciens outils, celle qui accepte de classer
dans des catégories des acteurs qui ne souhaiteraient pas s’y trouver est ainsi pointée du doigt. Ce que
Philippe Corcuff appelle la « sociologie bulldozer », c’est justement cette sociologie là. Dans De la
justification, Boltanski et Thévenot prennent l’exemple d’une femme ouvrière intégrée à la même
catégorie qu’une femme de ménage, cette femme ouvrière s’en offusque et n’accepte pas cette
classification. Elles ont soit, un salaire sans doute proche et une tâche aliénante, mais la dimension de
l’ouvrière est bien différente de celle de la femme de ménage.
•
La nouvelle base analytique
Nous avons vu que le monde est analysé comme constitué de réseaux. Boltanski et Thévenot vont
chercher à dispatcher la société en six cités, plus une. Boltanski et Chiapello considèrent les cités
comme des « points d’appui normatifs pour construire des justifications ». Avant de développer, il est
nécessaire de s’arrêter sur plusieurs idées- clé de cette grille d’analyse.
 La justification (déjà évoquée)
 La cité : « le concept de cité est orienté vers la question de la justice ». On distingue
six cités, plus une. Cette théorie a été élaborée dans De la justification puis dans Le
nouvel esprit du capitalisme.
o La cité inspirée
o La cité du renom
o La cité civique
o La cité marchande
o La cité industrielle
o La cité par projets
La grandeur : Boltanski et Chiapello la définissent ainsi dans Le nouvel esprit du capitalisme, « le
principe supérieur commun est selon la grammaire que nous utilisons, le principe selon lequel sont
jugés les actes, les choses et les personnes dans une cité donnée. Ainsi, l’identification du principe
supérieur commun d’une cité nous conduit directement à l’état de grand, le grand étant celui qui
incarne fortement les valeurs de la cité ». Dans le tableau des critiques, Boltanski et Thévenot
établissent un ensemble de micro- critiques mobiles d’une cité à l’autre. L’outil de la critique, c’est la
grandeur. Plutôt que de toutes les énumérer, ce qui serait long et fastidieux, nous nous contenterons
d’illustrer cette division et ces critiques mobiles.
Un autre exemple nous est donné par Philippe Corcuff, c’est celui de Pulp Fiction, et il pose la
question, « est- ce que les acteurs ne sont pas amenés par moments, comme dans ce film, à basculer
assez rapidement dans des situations organisées selon des logiques différentes ? ». A cet exemple s’en
ajoute un autre, dans Le Parrain, de Francis Ford Coppola, un terme peut interpeller, celui de
« famille », la familia. Là encore, se rencontrent plusieurs cités, celle du domestique ou la grandeur est
la fidélité, et la grandeur marchande, la grandeur industrielle.
II- D’une nouvelle conception de l’acteur à la sociologie de l’action
A) La sociologie pragmatique comme issue de la disparité des situations
Avant d’analyser la théorie principale de la sociologie de la critique, concernant la rapport de l’acteur
à son action, il s’agit de s’arrêter sur celle de la sociologie critique et de voir ce qui, selon la sociologie
pragmatique, fait problème chez ses prédécesseurs. Déjà évoquée en début d’exposé, la reconnaissance
de situations disparates ou du moins une reconnaissance accrue amène les pragmatiques à analyser
différemment le rapport entre le scientifique et l’acteur, et entre l’acteur et son action même. Est ici
remise en question la théorie de la pratique, chère à Bourdieu.
•
Rappel des théories précédentes
Je vais une fois de plus m’appuyer sur le texte d Philippe Corcuff qui offre incontestablement une
argumentation suffisamment claire. Le point premier concerne la capacité réflexive de l’acteur.
Christian Godin donne la définition suivante, la réflexivité « qualifie la conscience de soi et la reprise
de l’objet par le travail de la pensée ». Corcuff va opposer dans un premier temps Schütz à MerleauPonty, puis Bourdieu à Garfinkel. Merleau- Ponty précède Bourdieu en cela qu’il défend une
phénoménologie de l’action où l’acteur ne peut faire preuve d’une totale réflexivité. Il s’oppose à
l’intellectualisme et rejette l’attitude totalisante du rationalisme dans la phénoménologie. Dans La
phénoménologie de la perception, il établit les limites du rationalisme cartésien, on ne peut douter
pour une raison, « on est au monde avant de réfléchir sur lui ». La composante corporelle est
primordiale chez Merleau- Ponty. Chez Schütz, au contraire, l’action est toujours plus ou moins
volontaire et réfléchie. A partir de ces deux visions se noue une nouvelle opposition, celle de Bourdieu
et de Garfinkel. S’opposent là la théorie de la pratique et l’ethnométhodologie. Pour Bourdieu, la
vision intellectualiste de l’action pèche en cela qu’elle réduit l’action même à un unique point de vue,
celui de l’intellectuel. En découle une objection d’un objectivisme intellectualiste qui se pense capable
de fournir des conclusions empiriques et de donner, je cite Corcuff, « aux objets analysés une
homogénéité et une consistance qu’ils n’ont pas ». Bourdieu va tenter d’expliquer que la pratique
appelle inconsciemment à une économie (au sens de réserve) de réflexivité. C’est la base du concept
d’habitus. Garfinkel va lui reprendre l’idée de Schütz avec le développement de l’ethnométhodologie.
Pour lui, si la réflexivité n’est pas permanente, elle est potentielle dans chaque action. Si les acteurs ne
rendent pas en permanence des accounts, les actions sont toutes sujettes à une accountability.
•
Les critiques pragmatiques
L’idée de « réflexivité pragmatique » repose sur le constat que l’action selon les éléments qui la
composent peut faire sujet d’une plus ou moins grande réflexivité. On passe de « la théorie de la
pratique à la sociologie de l’action ».
La sociologie de l’action renvoie à l’individualisme méthodologique. L’explication réside dans les
causes de cette action, il y a là en quelque sorte, un retour sur l’action. C’est l’objet notamment de la
conclusion de livre de Boltanski et de Thévenot, De la justification, conclusion intitulée, Vers une
pragmatique de la réflexion. La critique qu’adressent les sociologues pragmatiques aux structuralistes
notamment, c’est que l’individu ne peut être totalement déterminé par des structures dans la mesure où
il lui arrive de faire preuve de réflexivité, de contester le fonctionnement de ces structures, de
manifester. La critique que je pourrais modestement formuler à cette critique est que les raisons du
refus peuvent elles- mêmes être déterminées. Les pragmatiques refusent en bloc le principe d’un homo
sociologicus.
Mais revenons quelques temps sur la relation entre le savant et le profane. Nous l’avons déjà évoquée,
mais elle tient là une place particulièrement importante. Les pragmatiques se font critiques de
Bourdieu en cela qu’ils rejettent l’idée d’une « extériorité critique » propre au sociologue, ils
prolongent Bourdieu en ne renonçant pas à l’asymétrie entre le savant et l’acteur. Ils défendent l’idée
que l’acteur peut lui- même faire preuve de réflexivité. Ce qui distingue Bourdieu de Boltanski, c’est
la réflexivité de l’acteur chez le second. Boltanski inclut par ailleurs dans sa sociologie, le « paradigme
herméneutique ». Dodier traduit ce paradigme par « le passage d’une sociologie de l’agent à une
sociologie de la traduction ». Concernant l’herméneutique, Michel Foucault écrit, « appelons
herméneutique l’ensemble des connaissances et des techniques qui permettent de faire parler les signes
et découvrir leur sens » (Les mots et les choses). Boltanski ne va pas non plus trop loin, il ne s’agit pas
de plonger au plus profond des agents, mais dégager une certaine stabilité. Toujours concernant le
rapport entre scientifique et acteur, et celle de l’extériorité ou de l’intériorité, la caricature jointe au
dossier est ainsi pleine de sens. Nous avons là le savant et l’acteur. Le savant, en l’occurrence Marx,
semble extérieur à l’action, ses vêtements sont la représentation de cette extériorité. L’acteur, lui ne
peut faire preuve de réflexivité, il est aliéné, les contraintes systémiques que suppose la pratique (à la
différence de l’acte), l’empêchent de penser son action. Revenons maintenant à la sociologie de
l’action. C’est dans De la Justification que nous trouvons une analyse développée de celle- ci. La
justification publique n’est qu’un des domaines de l’action, mais sans doute l’un des plus importants.
Elle se décompose de la façon suivante :
 Première étape : l’anicroche
Thévenot et Boltanski ne veulent pas « se donner les facilités d’une approche surplombante » et
partent « d’une analyse des disputes » ce qui conduit selon eux à une pragmatique. La dispute, c’est le
moment où l’action est contestée, il s’agit donc de revenir sur l’action et d’opérer ensuite un
« jugement ». Dans le cadre de la dispute, la désignation des personnes comme « état- personne » n’est
pas nécessaire.
 Deuxième étape : de la crise au jugement
L’enjeu est de taille, il s’agit de décider de la poursuite ou non d’une action qui peut influencer la
direction du monde. Dans le cas où l’anicroche subsiste, qu’elle ne peut être dépassée, la crise succède
à l’emportement. La crise ne constitue pas une coupure radicale des parties qui se retrouveraient dans
l’impossibilité volontaire de discuter mais elle est au contraire le détonateur d’une mise en accord
nécessaire.
 Troisième étape : le procès
C’est là que prend sens l’ « opération de jugement ». Le procès peut être le fait de l’acteur lui- même,
par une analyse réflexive, il peut de façon individuelle juger de la prolongation ou de l’arrêt de l’action
en cour. La justification doit être réalisée par l’acteur.
 Quatrième étape : « le moment de vérité du jugement »
« La délibération orientée vers le jugement est soumise à la fois à des contraintes argumentatives qui
sont celles du procès- verbal, et à l’obligation d’asseoir les arguments sur des preuves en procédant à
des constats qui visent à établir la réalité ébranlée par la crise. »
Boltanski et Thévenot évoquent également le fait que certaines situations qui devraient être sujettes à
jugement ne le sont pas. Ils ajoutent aussi que parfois, les parties peuvent arriver à un accord sans le
biais du jugement. Un autre élément intervient, le « pardon », il constitue un outil permettant le
consensus. Mais « il ne peut s’exercer que dans la présence des personnes et n’est donc pas
généralisable ». La tolérance est aussi constitutive de la sociologie de l’action, elle « est comprise
comme patience ».
Ce parcours invite les acteurs à une réflexivité accrue, à un devoir de justification. « Lorsque les
acteurs sont dans le procès, ils se livrent eux- mêmes au travail d’enquête et d’imputation des
intentions qui met en œuvre les catégories de l’analyse de l’action ».
Jacques Hoarau écrit ainsi, « bref, la sociologie de la critique est une sociologie de la liberté parce
qu’elle a pour objet la revendication de justice et s’oppose à la sociologie critique qui privilégie les
rapports de force, la violence, fût- elle symbolique ». Mais la sociologie de l’action dispose également
d’un autre outil, celui des domaines de l’action. Nous l’avons évoqué plus haut, les composantes d’une
action sont des variables de la justification. Les pragmatiques différencient alors plusieurs « régimes
d’action » :
 Les régimes de justification publique
 Les régimes d’agapé ou d’amour
 Les régimes de violence
 …
B) Pour une proximité critique.
Les sciences sociales ont distribué leur définition de la société aussi largement que les
services publics l’ont fait pour l’électricité ou les abonnements téléphoniques (B.Latour). Les
sociologies pragmatiques prennent en compte l’asymétrie entre la personne « ordinaire » et le
scientifique, et s’attachent à la repenser. Néanmoins, Boltanski ne renonce pas exactement à
l’asymétrie en tant que telle : un spectateur ne peut voir un match de football de la même manière que
le joueur. Cependant, ils ont en commun l’idée selon laquelle les acteurs ont une « compétence
critique », autrement dit qu’ils sont en mesure, sans avoir la distance critique bourdieusienne du
scientifique, de s’engager dans la critique, en dénonçant, par exemple, ce qui leur apparaît comme des
injustices. Les sociologies pragmatiques estiment que l’expert n’a en rien le monopole de la
clairvoyance et de la capacité critique5. En d’autres termes, il n’est plus possible de réduire les acteurs
au simple rôle d’informateurs venant illustrer quelque catégorie déjà répertoriée, l’approche ne
s’effectue pas par l’intermédiaire d’une règle transcandentale, comme c’est traditionnellement le cas
(Boltanski et Thévenot). Il est nécessaire de leur restituer la capacité de produire une critique du
social. C’est pourquoi Bruno Latour explique que la tâche de définition et de mise en ordre du social
doit être laissée aux acteurs eux-mêmes, au lieu d’être accaparée par l’enquêteur. Michel Callon,
Pierre Lascoumes et Yannick Barthe6 nous expliquent que « l’inventaire » des acteurs ne résulte pas
d’une froide analyse, distante et abstraite. Il s’opère en même temps que les acteurs entrent en scène :
la distinction n’est pas connue à l’avance ; elle se révèle en même temps que la controverse progresse,
et c’est précisément pour cette raison que celle-ci constitue un dispositif d’exploration qui permet de
découvrir de quoi et de qui est composé la société. Les sociologies pragmatiques prônent donc la
rencontre du « profane » et de « l’expert » (appelée « controverse » dans Agir dans un monde
incertain), pour enrichir le sens d’une situation, car la controverse rend perceptibles les incertitudes),
et par conséquent les nouvelles pistes critiques à explorer, et fournit l’occasion de revenir à des voies
écartées dans le passé, celle de G.Tarde par exemple. La notion d’incertitude est à distinguer de celle
de « risque », c’est-à-dire des dangers bien identifiés, parfaitement descriptibles. Le concept
d’incertitude est bien utile car il permet de ne pas confondre les forums hybrides avec des situations de
risques.
C’est un processus « d’apprentissage collectif », en tolérant que les profanes entrent dans les
contenus scientifiques et techniques, qui va permettre de réduire l’asymétrie entre les spécialistes et les
non-spécialistes, et qui va constituer des réseaux d’acteurs partageant un projet collectif. Le point de
rencontre est appelé « forum hybride » par M.Callon. Les sondages et les référendums sont à la lisière
du forum hybride, sans véritablement l’être. Le sondage d’opinion est un instrument destiné à mieux
cerner les raisons pour lesquelles le public en vient à ne plus faire confiance aux experts, voire à
5
Quelle critique après Bourdieu ? Y. Barthe et C.Lemieux, dans la revue Mouvements n°24, novembredécembre 2002.
6
Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique. M.Callon, P.Lascoumes, Y.Barthe. Paris,
Editions du Seuil, 2001.
douter du progrès scientifique et technique. Mais c’est impropre car le citoyen n’est pas pris comme
acteur, ce qui compte, c’est que les individus aient des opinions qui rentrent dans des cases
préfigurées, opinions que l’on cadre par des questions et des réponses pré-formatées. En fait le
référendum c’est la même chose, mais à plus grande échelle. Dans le cas du référendum la symétrie est
de surface et dans le cas du sondage l’asymétrie est quasi-complète. Les forums hybrides ne se
résument pas à de simples aires d’échanges, il ne s’agit pas d’accompagner [les acteurs] dans un
processus de légitimation de leurs actes et de leurs arguments, ni, à l’inverse de reprendre le point de
vue des experts officiels qui ont tendance à disqualifier tout ce qui n’est pas validé au sein de leurs
disciplines et laboratoires (Torny et Chateauraynaud), ce sont des espaces de construction politique.
C’est pourquoi la sociologie, au sens pragmatique, est une des disciplines par lesquelles les
participants s’engagent publiquement à réassembler le collectif. En ce sens c’est profondément
politique. Les sociologies pragmatiques ne fuient pas l’engagement, contrairement à la critique qui en
est faite. En se mettant parmi les acteurs, elles ne se contentent pas de répéter platement leurs propos.
Au contraire, la proximité n’empêche la rigueur scientifique. Comme le dit B.Latour, ce n’est pas une
distance critique que nous devons rechercher, mais la « proximité » critique. La critique externe n’a
pas le privilège de la justesse et de l’engagement politique. Les sociologies pragmatiques, par la
proximité critique, prennent part à la construction politique, et en ce sens elle est révolutionnaire : il
s’agit de démocratiser radicalement la démocratie.
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