Dépistage du cancer du sein et médicalisation en santé publique

DOSSIER
Santé publique 2003, volume 15, no 2, pp. 125-129
Dépistage du cancer du sein
et médicalisation
en santé publique
Breast cancer detection
and medicalisation in public health
B. Junod (1), R. Massé (2)
Résumé : L’objectif de réduction de la mortalité par cancer du sein annoncé dans le
rapport sur la santé en France de 1994 a impliqué la promotion du dépistage et du
traitement chirurgical précoce. Or, cette mortalité n’a pas évolué significativement en
France bien que l’on ait recherché et opéré de plus en plus de cancers. La prévalence
élevée de diagnostics histologiques de cancer du sein obtenus dans les études
d’autopsies publiées expliquerait que le dépistage repère des « cancers » non létaux.
On estimerait ainsi à 120 le nombre d’opérations chirurgicales réalisées par jour
ouvrable pour des « cancers » non létaux en France en 1999. La santé publique a une
responsabilité éthique face à l’allocation des ressources et se doit de veiller à éviter les
dérapages dans le dépistage et les interventions missionnaires.
Summary : The aim of reducing breast cancer mortality announced in the report on
health in France published in 1994 strongly implicated the promotion of screening and
early surgical treatment. However, this mortality has not evolved significantly in
France, although more and more cancers have been found and operated upon. The
increased prevalence rates of histological diagnoses of breast cancer obtained from
the studies of autopsies published has shown that the screening has discovered non-
terminal, benign cancers. It has been estimated that 120 of the surgical operations
conducted per day in France in 1999 have been carried out to remove non-terminal,
benign cancers. Public health has an ethical responsibility to face in terms of the
allocation of resources and must remain vigilant in order to avoid excessive screening
and unnecessary interventions.
Tiré à part : B. Junod Réception : 27/03/2003 - Acceptation : 26/05/2003
OPINIONS
(1) Médecin de santé publique, École Nationale de la Santé Publique, Département d’évaluation et de
gestion des risques liés à l’environnement et au système de soins. Rennes Avenue Professeur Léon-
Bernard, CS 74312, F-35043 Rennes Cedex France.
(2) Anthropologue, Directeur département Anthropologie, Université Laval, Québec.
Mots clés : dépistage - cancer du sein - histologie - validité - éthique médicale.
Key words : detection - breast cancer - histology - validity - medical ethics.
B. JUNOD, R. MASSÉ
La santé publique, lieu de pluri-
disciplinarité, a pour mission de
prendre du recul sur l’action et l’en-
gagement dans le champ de la santé.
En situant au niveau d’une réduction
de mortalité les objectifs des pro-
grammes de santé faisant l’objet
d’une évaluation, le Haut Comité de
la Santé Publique engage les acteurs
de santé à s’ouvrir à d’éventuelles
remises en question de leurs pra-
tiques habituelles obéissant aux
standards de soins.
Le récent colloque international sur
les normes et valeurs dans le champ
de la santé organisé par l’atelier de
recherche sociologique de l’Université
de Bretagne occidentale et par le
Comité de Recherche 13 de l’Asso-
ciation internationale des sociologues
de langue française « sociologie de la
santé » (Brest 20 et 21 mars 2003) a
donné la parole à des sociologues,
des anthropologues, des juristes et
des médecins, stimulant ainsi une
réflexion lucide sur la complexité des
enjeux intervenant dans la conduite
d’actions de santé.
Deux communications ont abordé le
dépistage du cancer du sein [3, 7]. Il a
été rappelé que l’objectif annoncé
dans le rapport sur la santé en France
de 1994 est une réduction de 30 %
dans les 15 ans de la mortalité qui lui
est imputable chez les femmes de
50 à 69 ans [6].
La conjonction de trois évidences
épidémiologiques s’avère compatible
avec l’hypothèse d’une médicalisation
excessive des soins à visée préventive
actuellement délivrés.
L’évidence des données
de mortalité
De 1980 à 2000, la mortalité par
cancer du sein n’a pas évolué signifi-
cativement en France [11]. En 2000,
11 637 décès ont été attribués au can-
cer du sein en France.
L’évidence des données
de prévalence
La recherche de lésions histolo-
giques de cancer du sein effectuée
chez des personnes non sélection-
nées spécifiquement en fonction
d’une pathologie mammaire a été réa-
lisée et publiée au cours des 20 der-
nières années pour 626 autopsies de
femmes caucasiennes dans le monde.
Dans 82 cas, une lésion histologique
de cancer du sein a été diagnostiquée,
ce qui correspond à une prévalence
de 2,4 % de cancers invasifs (n = 15)
et de 10,7 % de cancer in situ (n = 67)
[1, 2, 9, 10]. L’extrapolation de
ces prévalences à la population fémi-
nine française donnerait plus de
2 000 000 de femmes vivant avec des
cellules qu’un examen histologique
considérerait comme un cancer du
sein.
L’évidence des données
d’incidence
De 1980 à 2000, on a recherché et
trouvé de plus en plus de cancers du
sein en France. L’incidence annuelle
standardisée à la population mondiale
des cancers invasifs a augmenté de
2,42 % par an [11]. Le nombre estimé
de cancers nouvellement diagnosti-
qués en France en 2000 est de 41 845
[11].
Il ressort de ces trois évidences que
la majorité des cancers prévalents
susceptibles d’être identifiés comme
tels par un examen histologique
n’évoluent pas vers la mort.
On peut ainsi supposer que les can-
cers létaux sont de toutes façons
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DÉPISTAGE DU CANCER DU SEIN ET MÉDICALISATION EN SANTÉ PUBLIQUE
repérés à un stade ou à un autre, mais
que le repérage de lésions histolo-
giques correspondant à des cancers
non létaux dépend de l’intensité du
dépistage. Dans ce cas, une majorité
des interventions chirurgicales réali-
sées actuellement pour cancer du sein
concerneraient des lésions qui n’en-
traîneraient pas la mort.
Le tableau I compare les nombres
de cancers et d’interventions chirurgi-
cales selon deux scénarios. Dans le
premier, on suppose que le dépistage
n’est pas réalisé. Le second scénario
suppose que 70 % des 1000 femmes
ont eu une mammographie éventuelle-
ment suivie d’investigations et/ou
d’interventions complémentaires.
Les 1000 femmes de 60 ans exami-
nées un jour donné ont été réparties en
trois catégories de statut tumoral.
Cette répartition tient compte des évi-
dences épidémiologiques pour esti-
mer les nombres respectifs de femmes
sans cancer, avec un cancer non létal
et avec un cancer létal. Parmi elles,
869 sont considérées sans lésion
tumorale à caractère histologique de
malignité, 127 ont un cancer non létal
et 4 ont un cancer létal. Sur les 20
interventions chirurgicales réalisées,
12 concernent des cancers non létaux.
Selon les données publiées par
la Direction de la Recherche, des
études, de l’évaluation et des statis-
tiques du Ministère de l’emploi et de la
solidarité, le nombre de séjours avec
intervention chirurgicale pour cancer
du sein était de 50 699 en 1999 [5].
Les 60 % de ces interventions, soit
de l’ordre de 120 par jour ouvrable,
pourraient concerner des cancers non
létaux.
L’importance du réservoir de « can-
cers » sans évolution métastatique
expliquerait la contradiction entre la
proportion croissante de succès thé-
rapeutiques chez les femmes traitées
et la stabilité de la mortalité par cancer
du sein en population générale.
Un système de santé cohérent
repose sur des pratiques concrétisant
des valeurs fondamentales sociale-
ment partagées, par un engagement
et des actions obéissant à des normes
adéquates [8]. Si l’objectif d’une
réduction significative de la mortalité
est actuellement hors d’atteinte, l’aug-
mentation des interventions chirurgi-
cales résultant du dépistage n’a pas
lieu d’être.
L’exemple du cancer du sein pose
le problème des dérapages dans le
dépistage et les interventions mission-
naires de la santé publique. D’autres
localisations de cancer sont concer-
nées par cette remise en question. La
définition de ce qu’on appelle un can-
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Statut tumoral estimé Scénario 1 : Scénario 2 :
chez 1000 femmes de 60 ans Sans dépistage Avec dépistage à 70 %
Pas de cancer (n = 869) Pas d’inconvénient 261 sans inconvénient (30 % sans dépistage)
608 résultats rassurants
Cancer non létal (n = 127) Pas d’inconvénient 38 sans inconvénient
77 résultats rassurants
12 mammographies positives
inutilement suivies d’opérations
Cancer létal (n = 4) 4 opérations 4 opérations suivies de 4 reprises
palliatives chirurgicales
Tableau I : Conséquences de soins chez 1 000 femmes selon l’état tumoral de leurs
seins
B. JUNOD, R. MASSÉ
cer létal est, par exemple, tout aussi
problématique pour le cancer de la
prostate.
L’argent investi dans le dépistage et
ses suites n’est plus disponible pour
intervenir sur un autre problème pour
lequel on dispose peut-être d’outils
d’intervention plus spécifiques et effi-
caces. Une intervention n’est plus
éthiquement justifiée si elle conduit
à un gaspillage des ressources
publiques [4]. Les causes et les
conséquences de tels dysfonctionne-
ments soulèvent de vastes questions :
jusqu’où pousser l’intervention-
nisme dans le dépistage ?
pourquoi et comment peut-on
contribuer à la définition d’une offre de
soin qui s’écarte de son but ?
comment rééquilibrer la part des
réponses techniques au profit des
réponses humaines aux problèmes de
santé ?
comment réhabiliter une identité
professionnelle des médecins résul-
tant d’un engagement au service de
la santé de la population ?
La formation médicale forge des a
priori sur la représentation des mala-
dies et crédibilise les démarches dia-
gnostiques et thérapeutiques. La pra-
tique des soins et la demande des
patients contribuent à renforcer ces
représentations.
Piégé par l’ambiguïté des rôles de
soignant venant techniquement au
secours du malade et de partenaire
parmi l’ensemble des acteurs de santé
publique, le médecin clinicien a ten-
dance à imposer ses normes tech-
niques dans les programmes de santé.
La santé publique a une responsabilité
éthique face à l’allocation judicieuse
(ou inappropriée) des ressources. A ce
titre, sociologues et anthropologues
de la santé peuvent contribuer aux
débats en veillant à éviter l’emprise de
la médicalisation en santé publique. Le
colloque international de Brest a révélé
l’expression d’une expertise libérée
d’une ambiguïté des rôles, nécessaire
à une réflexion pluridisciplinaire, sans
hiérarchie des acteurs, à la recherche
d’une mise en cohérence des normes
et des valeurs dans les professions de
santé publique.
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