ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 Géographie sociale et sociologie contemporaine Une articulation des méthodes appliquée aux espaces de vie des familles monoparentales Frédéric LERAY A travers l’exemple des espaces de vie des familles monoparentales en Bretagne, cet article propose d’identifier les relations étroites entretenues entre la sociologie et la géographie : une articulation des méthodes essentielle à la compréhension des changements sociaux contemporains. S’intéresser à la dimension spatiale des vulnérabilités de ces familles suppose d’élargir les recherches au-delà des entrées qui sont, classiquement, celles de la sociologie de la famille. Pour ce faire, le concept d’ « espace social de vulnérabilité » est proposé comme un apport particulièrement intéressant pour la sociologie de la famille, dès lors qu’elle s’intéresse aux questions de ségrégation résidentielle, de marginalisation sociale et d’exclusion spatiale. Dans les sociétés occidentales, les normes sociales ont longtemps prescrit que les enfants soient élevés par leurs deux parents, de préférence unis par les liens du mariage et se partageant les rôles entre « Monsieur Gagnepain » (Strobel, 1997) et la charge de la maisonnée. Or, aujourd’hui, les formes familiales se diversifient et de plus en plus de familles avec enfant(s) ne répondent plus à ce modèle. C’est le cas des familles monoparentales, qui représentent près de 20 % des familles françaises avec enfants en 2005 contre 9,4 % en 1968. Cette augmentation découle en grande partie de l’augmentation du nombre de séparations : en 1999, neuf familles monoparentales sur dix le sont parce que les parents vivent séparément alors qu’en 1962, le veuvage était la première cause de monoparentalité. A cette date, 55 % des parents seuls étaient veufs ou veuves (Insee, 1999). Les situations familiales sont devenues d’autant plus diverses que les séquences de vie se succèdent : la monoparentalité n’est pas un état en soi mais une situation à un moment donné et qui précède bien souvent une recomposition familiale (Neyrand, 2001, p. 21). L’évolution des rôles sociaux a toutefois ses limites et, en cas de rupture ou de divorce, les enfants restent le plus souvent avec leur mère. C’est pourquoi la grande majorité des parents seuls sont des femmes (85 % en 2005, selon l’Insee). La Bretagne n’a pas échappé à ces évolutions : en 2005, 16,9 % des familles avec enfants vivant en Bretagne sont monoparentales, et 90 % des chefs de familles monoparentales sont des femmes (Insee, 2005). Ce contexte nous a incités à proposer à la Région Bretagne un projet de thèse sur un aspect peu traité dans la littérature : les mobilités résidentielles et quotidiennes des familles monoparentales en Bretagne. En effet, les familles monoparentales ne sont que très rarement étudiées sous l’angle de leur spatialité et de l’importance des espaces de vie dans le vécu au quotidien. Ces thématiques supposent d’élargir les recherches au-delà des entrées qui sont, classiquement, celles de la sociologie de la famille. Les recherches sur les familles monoparentales ont jusqu’à présent assez peu porté sur l’espace de vie des familles, l’espace n’ayant été pris en compte que comme localisation (Le Bras, Goré, 1985) et cadre des politiques publiques (Pitrou, 1994). Cet article présente la démarche mise en œuvre pour mener à bien ce projet. La première partie expose l’enjeu sociétal que représentent les mutations familiales contemporaines et la pluralité des modes de constitution des familles monoparentales : la « nouvelle » monoparentalité se diffuse en même temps que la « nouvelle pauvreté » (Paugam, 1993). La deuxième partie aborde les éléments essentiels de la construction de l’objet de recherche, tout d’abord, les principes généraux de la géographie sociale, puis les principaux éléments du modèle de l’espace social de vulnérabilité des familles monoparentales déjà proposé dans 2 plusieurs recherches antérieures (David et al., 2003 ; David et al., 2004, Séchet et al., 2002) dont la thèse en cours doit tester la pertinence. Nous partons de l’idée que les familles monoparentales sont, certes, de plus en plus des familles comme les autres mais qu’en même temps, elles subissent des contraintes spécifiques qui les rendent souvent plus vulnérables que les autres familles avec enfants. Le logement est un des éléments qui participent à la construction de l’espace social de vulnérabilité des familles monoparentales. C’est en fonction du logement et à partir de celui-ci que s’organisent les mobilités résidentielles et les déplacements au quotidien. Enfin, dans une dernière partie, nous proposons des éléments d’information sur les premiers résultats de l’enquête. Ceux-ci confirment que les familles monoparentales s’inscrivent dans un espace de vie restreint et qu’elles sont confrontées à des dynamiques spatiales qui favorisent la pauvreté économique, la marginalisation, l’exclusion sociale. 1. La montée de la monoparentalité : réalités d’un phénomène social L’expression « famille monoparentale », inspirée de la one-parent family identifiée par les sociologues anglo-américains, n’émerge véritablement en France qu’à la fin des années 1970. Elle se diffuse dans les années 1980 sous l’effet de l’évolution des structures familiales, des recherches en sociologie de la famille et des mobilisations féministes, mais aussi des politiques publiques. Même s’il y a toujours eu des enfants ne vivant pas avec leurs deux parents, c’est seulement au cours des dernières décennies que les familles monoparentales ont accédé à une véritable visibilité sociale et ont été l’objet d’une attention politique. La proportion des familles monoparentales dans le total des familles avec enfants de moins de 25 ans ne cesse de croître depuis trente ans, passant de 9,4 % en 1968 à 19,8 % en 2005 (tableau 1). Aujourd’hui, 19,2 % des enfants vivent avec un seul de leurs parents, le plus souvent chez leur mère (16,5 %, Insee, 2006). 3 ------------------------------------------------Tableau 1---------------------------------------------------- Cette augmentation s’accompagne d’une évolution des modalités de constitution des familles monoparentales. Durant les Trente glorieuses, deux modalités s’imposaient. La première est le veuvage, inhérent à l’importance des décès précoces, tant des pères que des mères. La mortalité de ces dernières au moment de l’accouchement a progressivement diminué au fil des années (avancées médicales, meilleur suivi des grossesses, etc.). Par ailleurs, les nombreuses naissances d’enfants issus de grossesses plus ou moins subies inscrivaient la figure de la « fille mère » dans le champ de la déviance (ces naissances d’enfants « sans père » n’étaient qu’une partie des naissances qualifiées d’illégitimes). Sous l’effet de l’évolution des rapports de genre, de la diffusion de la contraception et de la légalisation de l’avortement (loi Neuwirth en 1967, loi Veil en 1975), les grossesses adolescentes ont diminué de plus d’un tiers (36 %) entre 1980 et 1997 (Ined, 2000). Elles restent néanmoins une préoccupation en France car elles renforcent bien souvent les situations de pauvreté et de précarité préexistantes (Delaunay-Berdaï, 2006). Aujourd’hui, ce sont surtout les ruptures d’union (divorce, séparation) qui sont à l’origine de la formation des familles monoparentales. Or, ces ruptures sont de plus en plus fréquentes, ce qui contribue à une banalisation de la monoparentalité, renforcée par le fait qu’elle n’est plus une fatalité, mais de plus 4 en plus une étape dans des parcours familiaux qui varient au cours de la vie. Les recompositions familiales qui sont elles aussi de plus en plus fréquentes viennent souvent mettre un terme à des situations de monoparentalité. Finalement, les situations monoparentales sont passées « du registre de la déviance à celui de la variance des formes familiales » (Lefaucheur, 1985, p.210). Cependant, cette banalisation ne doit pas occulter la vulnérabilité des familles monoparentales. En 2001, 13,9 %1 d’entre elles étaient en dessous du seuil de pauvreté. Cela ne concerne que 6,2 % des couples avec enfant(s) et 7,1 % de l’ensemble des ménages avec enfants (Insee-Dgi, 2001). Ce n’est pas pour autant la monoparentalité par elle-même qui explique cette vulnérabilité des familles monoparentales féminines mais le fait que celles-ci sont confrontées à des contraintes spécifiques qui les rendent plus vulnérables que la majorité des familles avec enfants. 2. Étudier la spatialité des familles monoparentales La dimension spatiale des sociétés a toujours été une source intensive de réflexions pour les sociologues. En témoignent les travaux de Frédéric Le Play, lequel analysait dès la fin du XIXe siècle les relations entre la sphère familiale et le contexte géographique. Toutefois, s’intéresser à la dimension spatiale des vulnérabilités des familles suppose d’élargir les recherches à la multidisciplinarité, notamment à la géographie. Pour illustrer cette nécessité, une étude à l’échelle de la région Bretagne analyse, sous l’angle spécifique des mobilités résidentielles et quotidiennes, l’une des mutations à l’œuvre en Bretagne : la progression des familles monoparentales. Le taux de pauvreté monétaire proposé prend en compte le niveau de vie final, après prestations familiales, aides au logement et minima sociaux. Les ménages pauvres sont ceux qui disposent de ressources inférieures à 50 % du revenu médian. Les personnes pauvres sont celles qui appartiennent à ces ménages (Insee, DGI, 2001). 1 5 Principes généraux de la géographie sociale La géographie sociale telle que l’envisage l’Unité Mixte de Recherche ESO, « Espaces et sociétés », est entendue comme une géographie des questions sociales dont l’objet est l’espace social. Elle étudie les enjeux territoriaux des évolutions démographiques, sociales et culturelles, c'est-à-dire, la dimension spatiale des sociétés : « la société par l’espace ». Inscrit dans les sciences sociales de l’action, le projet scientifique de l’Unité Mixte de Recherche ESO peut être schématisé sous la forme d’une matrice croisant deux entrées horizontales et trois entrées verticales (figure 1). ------------------------------------------------ Figure 1--------------------------------------------- D’une part, les deux entrées horizontales sont celles des dynamiques, c’est-à-dire des transformations des sociétés et des constructions spatiales. Celles-ci ne sont pas étudiées pour elles-mêmes, comme le fait la géographie humaine classique, mais en tant qu’elles sont constitutives de la construction des sociétés, qu’elles participent au maintien et à la production des inégalités. D’autre part, les processus et l’analyse des catégories (sociales et spatiales), les actions (représentations, comportements, pratiques et conflits), les décisions et régulations sont les entrées verticales qui permettent d’appréhender les expressions matérielles mais aussi les valeurs et l’idéalité attachées à la 6 dimension spatiale du fonctionnement des sociétés. En outre, les pratiques ne sauraient être dissociées des représentations dans la mesure où les pratiques sont des actions d’actants et que les dynamiques spatiales sont le résultat de pratiques qui sont elles-mêmes conditionnées par des règles, normes et autres régulations. Le logement et les mobilités quotidiennes comme composantes de la vulnérabilité des familles monoparentales La protection sociale permet de réduire le nombre de situations de pauvreté monétaire : le taux de pauvreté des familles monoparentales avant transfert (revenu primaire après CSG-CRDS2) est de 41,7 % en 2001, celui après transfert est de 13,9 % (Insee-Dgi, 2001). Mais la pauvreté a d’autres dimensions qu’économiques que l’apport de prestations sociales ne fait pas disparaître. La recherche en cours s’appuie sur l’hypothèse que les familles monoparentales féminines sont prises dans un ensemble de contraintes et de facteurs de vulnérabilités, à la fois parce qu’elles sont dirigées par des femmes et parce qu’elles ne comportent qu’un parent. L’hypothèse est que la plus grande fréquence de la pauvreté des femmes seules avec enfant(s) s’inscrit dans un « espace social de vulnérabilité » au sein duquel les situations de pauvreté émergent à la rencontre de trois dimensions (Séchet et al., 2002, p.259) (figure 2) : - la dimension familiale, avec notamment des contraintes d’emploi du temps inhérentes à l’obligation de « devoir faire face seule » et qui peuvent rendre difficile la pérennisation de réseaux sociaux larges, et, malgré la banalisation des familles monoparentales, le poids des représentations ou des modèles traditionnels ; - la dimension économique puisque les mères seules doivent pourvoir aux besoins de la famille alors que le marché du travail est défavorables aux femmes 2 Revenu primaire après prélèvements sociaux : Contribution Sociale Généralisée (CSG) et Contribution au Remboursement de la Dette Sociale (CRDS). 7 (salaires plus faibles, emplois sous-qualifiés, contrats à durée déterminée et emplois à temps partiels plus fréquents (Milewski et al., 2005, p.175) ; - la dimension spatiale, qui comporte deux aspects. Le premier, relatif aux ressources territoriales locales, est un facteur de différenciation spatiale entre les familles monoparentales. Ces dynamiques mettent en évidence « le rôle des contingences spatiales comme facteur de diversité des formes de pauvreté » (Séchet et al., 2002). Le second est relatif aux pratiques des espaces par les femmes seules avec des enfants. C’est précisément celui qui constitue l’objet de la recherche. ------------------------------------------------ Figure 2 ------------------------------------------- Dans cet « espace social de vulnérabilité », interagissent précarité sociale, pauvreté économique, pauvreté des conditions de vie, au risque d’une aggravation mutuelle et d’une déstabilisation cumulative : « Le risque n’est pas 8 la monoparentalité en tant que telle, c’est l’accumulation » (Naves 2001, p. 14). La recherche vise à étudier les pratiques spatiales et les mobilités des familles monoparentales, selon la double hypothèse que, d’une part, l’entrée en monoparentalité et les contraintes inhérentes à la vie en solo peuvent générer des changements résidentiels importants et que, d’autre part, l’organisation des déplacements quotidiens est fonction de la contrainte temporelle et économique, ces spatialités contraintes pouvant, en retour, être sources de vulnérabilité. 3. Les résultats : le risque d’une restriction des espaces de vie Éléments de méthodologie(s) Le projet s’inscrit dans le prolongement des travaux déjà réalisés au sein de l’UMR ESO pour l’Observatoire national de la pauvreté en 2001-2002 (Séchet et al, 2002) et pour la Caisse Nationale d’Allocations Familiales de 2002 à 2004 (David et al., 2003 ; David et al., 2004). Dans un premier temps, la Fédération bretonne des Caisses d’Allocations Familiales s’est chargée de l’envoi de 4 000 lettres d’informations demandant aux mères seules avec enfants de donner leur accord pour participer à l’enquête, comme cela a été exigé par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL). Les communes d’envoi ont été sélectionnées de manière à respecter la répartition des familles monoparentales entre villes-centres, communes monopolarisées, multipolarisées et rurales3 (Leray, Séchet, 2009) : en Bretagne, 70% des familles monoparentales résident dans un pôle urbain, 13 % dans une commune multipolarisée, 6 % dans une commune monopolarisée, 11 % dans une commune rurale. Dans un second temps, le questionnaire sous format 3 Les définitions sont celles de l’INSEE : une « ville-centre » est une commune qui abrite plus de 50 % de la population de l'unité urbaine ; une « commune monopolarisée » est une commune appartenant à la couronne périurbaine d'une aire urbaine ; une « commune multipolarisée » se situe hors des aires urbaines (pôle urbain et couronne périurbaine) et au moins 40 % de sa population ayant un emploi travaille dans plusieurs aires urbaines ; une « commune rurale » est une commune n'appartenant pas à une unité urbaine. 9 papier a été adressé aux mères intéressées, accompagné d’une enveloppe timbrée pour le retour. Le questionnaire finalisé a été envoyé à 1 495 femmes résidant dans les quatre départements bretons. A la date limite du 1er Septembre 2008, 902 questionnaires ont été retournés, soit un taux de réponse de 60 %. Ce pourcentage, tout à fait satisfaisant, montre l’intérêt de l’étude pour les mères de famille monoparentale. Au total, après saisie de l’ensemble des réponses, 818 questionnaires valables ont été soumis au traitement informatique des données (un questionnaire mal rempli doit être écarté plutôt que de saisir des informations incertaines). Les répondantes présentent des caractéristiques proches de celles observées aux niveaux national et régional en 2006 (Insee), tant pour les modes de formation de la famille monoparentale (11 % par naissance d’un enfant alors que la mère ne vivait pas en couple avant, 78 % par désunion, qu’il s’agisse de la rupture d’union libre (46 %) ou d’un divorce (32 %), et enfin 10 % par décès du conjoint) que pour l’âge. Par ailleurs, la durée moyenne des situations de monoparentalité observées est de 6,3 années. Pour analyser plus finement le vécu de la monoparentalité, il fut indispensable de compléter l’enquête quantitative par une démarche compréhensive. Celle-ci s’est faite sous la forme de 30 entretiens semi-directifs. Pour que cela soit possible, la Fédération bretonne des Caisses d’Allocations Familiales a autorisé la présence sur le questionnaire d’un encart permettant de contacter les mères qui ont donné leur accord. Les résultats suivants sont issus de cette enquête quantitative et qualitative intitulée « Les mères isolées en Bretagne ». Changer de logement : une nécessité pour la majorité des mères seules avec enfant(s) Chaque étape dans le parcours de vie des familles exige un ajustement du logement à l’évolution des besoins et des motivations, lesquels varient au cours du cycle de vie. Dans le cas des mères de familles monoparentales en Bretagne, 10 et selon les résultats de l’enquête, 67,1 % d’entre elles ont déménagé au moment du changement familial, soit une part conséquente qui justifie de s’intéresser à l’ensemble des dimensions qui caractérisent la mobilité résidentielle des mères seules avec enfant(s). L’ensemble des contraintes qu’implique une vie en solo limite inévitablement le choix du logement, au risque d’une régression résidentielle. Au moment du changement familial, s’instaure un temps de compromis. Il s’agit d’allier contraintes familiales, économiques et tactiques résidentielles. Ainsi, les principales raisons expliquant le changement de logement des mères de famille monoparentale sont des raisons financières (19,9 %), le besoin de résider dans un logement individuel (19,9 %), la volonté de changer de cadre de vie (18,6 %), l’exigence de l’ex-conjoint (12,8 %) et la volonté de se rapprocher de la famille proche (11,9 %). L’entrée en monoparentalité provoque ainsi une perturbation du parcours résidentiel des mères isolées qui met en exergue le risque d’une « régression résidentielle » des femmes les plus fragilisées. En effet, les contraintes financières engendrent une nette évolution du type de logement et du statut d’occupation (figure 3) des mères ayant dû changer de logement au moment de l’entrée en monoparentalité. D’une part, si 55,5 % des mères résidaient dans une maison individuelle, elles ne sont plus que 20,7 % après le changement familial. D’autre part, les propriétaires voient leur part diminuer de 31,9 %. À l’inverse, si 15,3 % des mères concernées logeaient dans un logement social, elles sont 39,5 % à y résider après le changement familial : un logement social dont elles deviennent peu à peu « captives ». Elles sont dans l’incapacité d’accéder aux logements du marché privé. De plus, les conséquences néfastes de l’entrée en monoparentalité sur le statut d’occupation s’accumulent dès lors que les mères de famille monoparentale déclarent souffrir de discrimination au logement. En effet, plusieurs d’entre elles considèrent que leur propriétaire a accepté la location dans l’optique de pouvoir opérer des pressions à leur encontre (clauses abusives, menace d’expulsion, médiocre qualité du logement). Enfin, si une mobilité résidentielle est souvent nécessaire au moment 11 du changement familial, le besoin de proximité au quotidien restreint potentiellement la localisation du logement, surtout lorsque les enfants sont en bas âge. -------------------------------------------- Figure 3 ------------------------------------------------ Ainsi, les premiers résultats indiquent que les contraintes fonctionnelles et temporelles qui pèsent sur les mères de famille monoparentale – telles que le besoin de proximité ou de mise à distance – restreignent potentiellement le choix du logement. S’y ajoutent des aspects plus personnels, tels que le souci de préserver les relations avec le père du ou des enfants qui peut justifier la propension des mères séparées ou divorcées à se rapprocher du lieu de résidence de leur ex-conjoint afin de pérenniser la sociabilité de leur(s) enfant(s) : « pour que ma fille puisse voir plus souvent son papa, je me suis rapprochée de son domicile [distance de 200 km par rapport au précédent domicile]. J’ai alors rencontré de grosses difficultés pour trouver un logement décent » (Lola, mère séparée, 45 ans, un enfant). En fait, les facteurs qui interviennent dans le choix du logement sont multiples. Le niveau de ressources, le statut matrimonial antérieur, le milieu de vie, la nature des relations avec l’ex-conjoint ainsi que l’âge des enfants sont autant de 12 déterminants. Ce choix plus ou moins contraint se traduit souvent par des processus de ségrégation (les familles monoparentales sont nombreuses dans les quartiers relevant de la politique de la Ville) mais aussi, au niveau individuel, par des représentations négatives du logement et de son environnement. Le besoin de proximité au quotidien engendre le risque d’une restriction des espaces de vie L’étude des dynamiques qui favorisent la pauvreté économique, la marginalisation, l’exclusion sociale dans les espaces de vie des mères isolées exige de s’intéresser à une autre temporalité : celle des mobilités au quotidien. Cela passe par une étude approfondie de l’ensemble des pratiques spatiales des familles monoparentales, une étude de leur espace de vie. Pour les mères seules, la question de la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle se pose avec une acuité particulière. Pour 65,6 % d’entre elles, le changement familial a eu des conséquences plus ou moins fortes sur leur situation professionnelle, principalement sur leur temps de travail. À la suite du changement familial, 20 % des mères de famille monoparentale ont dû réorganiser leur temps de travail, 15,8 % l’ont augmenté, 2,6 % l’ont réduit. Les deux raisons principales citées par les mères ayant réduit leur temps de travail sont le désir de s’occuper davantage de leur(s) enfant(s) et de disposer de plus temps pour les tâches domestiques. Au contraire, celles dont le temps de travail a augmenté évoquent une obligation justifiée par la nécessité d’assumer l’ensemble des dépenses familiales, quitte à être insatisfaite de l’emploi occupé. Ce sont les veuves qui subissent le moins une réévaluation de leur situation professionnelle. Plus âgées, elles bénéficient d’une plus grande expérience professionnelle, au contraire des jeunes mères n’ayant jamais vécu en couple, contraintes d’accepter un emploi proche de leur lieu de résidence qui ne correspond que rarement à leur niveau de qualification. 13 Les contraintes relatives à l’emploi et au choix du lieu de résidence induisent de nouvelles tactiques relatives à la sociabilité de l’enfant. Le choix de l’école et les arrangements au quotidien pour la garde des enfants peuvent prendre des formes variées selon l’offre locale et les réseaux dont disposent les mères en ce domaine. Or, si une mère sur deux sollicite plus qu’avant son entourage, l’augmentation du nombre de sollicitations coïncide avec une toute autre réalité. En effet, la fréquence des contacts avec les réseaux amicaux, ceux du couple ou de l’ex-conjoint, a tendance à s’amenuir tandis que les relations avec le voisinage sont rompues dès lors que les mères sont dans l’obligation de changer de logement. De fait, l’isolement physique et social engendre une accessibilité restreinte à ces ressources. Cela est également le cas pour les activités de loisirs des enfants, avec une réduction des activités extrafamiliales et d’arrangements passant par le temps partiel ou l’entraide. Finalement, l’évaluation de l’ensemble des facteurs qui peuvent engendrer une certaine « inertie familiale » laisse à penser que la monoparentalité entraîne le risque d’une restriction des espaces de vie, c’est-à-dire l’inscription de la famille monoparentale dans un espace de vie restreint dans la mesure où, confrontée aux contraintes spatio-temporelles, la famille monoparentale a une exigence de proximité au quotidien. On pourrait ainsi définir l’ « inertie familiale » comme une inertie des rôles sociaux octroyés par la situation monoparentale et comme une dépendance au lieu de résidence, au réseau social, à l’emploi : une incapacité à « se mouvoir » socialement et géographiquement. L’enfant a alors un rôle polarisant qui définit les deux principales priorités d’une mère de famille monoparentale : - préserver la sociabilité de l’enfant par une proximité du lieu de résidence aux lieux d’activités (école, loisirs), au réseau parental et au réseau social (famille proche, amis) de l’enfant. Quelles que soient les tactiques mises en oeuvre, l’objectif est de bouleverser le moins possible le cadre de vie habituel de l’enfant : « j’ai organisé ma vie en fonction de mon fils et en privilégiant une qualité de vie dans un cadre restreint en terme de kilomètres afin de limiter les dépenses. Mes parents sont un peu loin à mon goût (30 km) » (Anne, séparée, 48 ans, un enfant) ; 14 - assurer à la famille des conditions de vie respectables, quitte à privilégier un emploi insatisfaisant mais bien rémunéré et proche du lieu de résidence. Face à ces défis, toutes ne sont pas sur un pied d’égalité et ne conçoivent pas la situation monoparentale de la même manière. Celle-ci peut être assurée, assumée, incertaine selon le cycle de vie, la trajectoire familiale et professionnelle. Toutefois, quelle que soit la trajectoire familiale, et après évaluation de la satisfaction de la situation familiale, l’enquête relève, pour beaucoup de mères de famille monoparentale, la peur d’une « pérennisation du risque ». Outre une crainte au quotidien (gestion du temps, conciliation vie quotidienne/vie professionnelle), ce sont les projets d’avenir (professionnelles, familiales) qui deviennent incertains. La nécessité d’apprendre à vivre avec ses incertitudes crée un fort sentiment d’insécurité. En effet, près d’une mère sur deux considère que la situation monoparentale est un handicap dans leur vie professionnelle, surtout pour les jeunes mères et celles en début d’épisode monoparental. Également, près d’un tiers des femmes seules avec enfant(s) estime que la situation monoparentale est un handicap dans le choix de la localisation de son logement, et plus largement, dans celui du cadre de vie. Ainsi, même si la monoparentalité n’est qu’une séquence de vie, il leur est difficile d’imaginer une vie familiale sur le temps long dans la mesure où faire face en solo impose une restriction à la fois économique, sociale et résidentielle difficile à contrarier. Cette restriction participe aux processus de marginalisation spatiale et d’exclusion sociale qui favorisent un « immobilisme contraint », lequel ne s’estompe que lorsque l’enfant gagne en indépendance « mobilitaire » puis financière. 4. Conclusion La forte augmentation de la part des familles monoparentales dans le total des familles avec enfants exprime à la fois la fragilité croissante des couples et la nonlinéarité des statuts matrimoniaux, d’autant que des recompositions familiales mettent souvent un terme aux épisodes de monoparentalité. Le changement de 15 regard porté sur des situations qui se banalisent n’empêche pas la vulnérabilité des familles monoparentales. Comme le montre la recherche en cours, les mobilités sont une composante de cette vulnérabilité. Les parcours résidentiels régressifs, avec de fréquents passages du statut de propriétaire à celui de locataire, notamment HLM, et de la maison individuelle à l’appartement ou encore la stabilité dans le parc social, sont plus fréquents que les situations de préservation du statut de propriétaire. Les mères seules avec enfants sont souvent obligées de déménager et leurs choix résidentiels sont contraints par le coût du logement et par la recherche de proximité avec le lieu de travail ou le domicile de l’ex-conjoint. C’est que les enfants sont largement au cœur des arbitrages en matière de localisations résidentielles, comme ils le sont plus encore pour l’organisation des temps, des rythmes et des déplacements quotidiens. Les mobilités résidentielles régressives de la majorité des mères seules sont à interpréter comme des indicateurs de réduction des capacités. Il ne faut certes pas généraliser, notamment parce que la fréquence et la qualité des relations avec le père des enfants et l’âge de ceux-ci introduisent des différences et que les restrictions spatiales qui imposent l’immobilisme peuvent s’estomper lorsque l’enfant gagne en autonomie de déplacement. Cependant, l’étude des mobilités résidentielles et quotidiennes des mères seules a confirmé l’intérêt heuristique du modèle de l’espace de vulnérabilité des familles monoparentales. Dans ce modèle, l’espace est à la fois cadre, support et enjeu : cadre puisque les familles y résident, support puisque cet espace offre des ressources dont la mobilisation participe à la différenciation des conditions de vie au quotidien des familles étudiées, enjeu enfin, puisque cet espace est aussi territoire d’intervention pour des politiques publiques pensées à différents niveaux selon la répartition des compétences entre État, Région, départements, communes mais qui convergent toutes localement et participent à la production ou la réduction des inégalités de conditions de vie, dont les mobilités résidentielles et quotidiennes sont des indicateurs à ne pas négliger. En effet, ceux-ci confirment que les familles monoparentales risquent de s’inscrire dans un espace de vie restreint et qu’elles 16 sont confrontées à des dynamiques spatiales qui favorisent la pauvreté économique, la marginalisation, l’exclusion sociale. Bibliographie Algava, Anne, et al., (2005), Enquête revenus fiscaux Insee-DGI 2001, calculs Drees. Buisson Monique, Mermet, Jean-Claude (1988), « Pratiques sociales de l'habitat et dynamiques de la divortialité », Transformation de la famille et habitat, Paris, INED, coll. « Travaux et Documents », pp. 83-93. Chardon, Olivier, Daguet Fabienne, Vivas, Émilie (2008), « Les familles monoparentales. Des difficultés à travailler et à se loger », Insee première, Paris, division Enquêtes et études démographiques. Dandurand, Renée-B. (2002), « Divorce et nouvelle monoparentalité », Les classiques des sciences sociales, Montréal, Consulté le 14/09/07 sur : http://classiques.uqac.ca/contemporains/b_dandurand_renee/divorce_monopa rentalite_2002. 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