Géographie sociale et sociologie contemporaine Une articulation

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ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011
Géographie sociale et sociologie contemporaine
Une articulation des méthodes appliquée aux espaces de vie des familles
monoparentales
Frédéric LERAY
A travers l’exemple des espaces de vie des familles monoparentales en Bretagne,
cet article propose d’identifier les relations étroites entretenues entre la
sociologie et la géographie : une articulation des méthodes essentielle à la
compréhension des changements sociaux contemporains. S’intéresser à la
dimension spatiale des vulnérabilités de ces familles suppose d’élargir les
recherches au-delà des entrées qui sont, classiquement, celles de la sociologie de
la famille. Pour ce faire, le concept d’ « espace social de vulnérabilité » est proposé
comme un apport particulièrement intéressant pour la sociologie de la famille,
dès lors qu’elle s’intéresse aux questions de ségrégation résidentielle, de
marginalisation sociale et d’exclusion spatiale.
Dans les sociétés occidentales, les normes sociales ont longtemps prescrit que les
enfants soient élevés par leurs deux parents, de préférence unis par les liens du
mariage et se partageant les rôles entre « Monsieur Gagnepain » (Strobel, 1997) et
la charge de la maisonnée. Or, aujourd’hui, les formes familiales se diversifient et
de plus en plus de familles avec enfant(s) ne répondent plus à ce modèle.
C’est le cas des familles monoparentales, qui représentent près de 20 % des
familles françaises avec enfants en 2005 contre 9,4 % en 1968. Cette augmentation
découle en grande partie de l’augmentation du nombre de séparations : en 1999,
neuf familles monoparentales sur dix le sont parce que les parents vivent
séparément alors qu’en 1962, le veuvage était la première cause de
monoparentalité. A cette date, 55 % des parents seuls étaient veufs ou veuves
(Insee, 1999). Les situations familiales sont devenues d’autant plus diverses que
les séquences de vie se succèdent : la monoparentalité n’est pas un état en soi mais
une situation à un moment donné et qui précède bien souvent une recomposition
familiale (Neyrand, 2001, p. 21). L’évolution des rôles sociaux a toutefois ses
limites et, en cas de rupture ou de divorce, les enfants restent le plus souvent avec
leur mère. C’est pourquoi la grande majorité des parents seuls sont des femmes
(85 % en 2005, selon l’Insee). La Bretagne n’a pas échappé à ces évolutions : en
2005, 16,9 % des familles avec enfants vivant en Bretagne sont monoparentales, et
90 % des chefs de familles monoparentales sont des femmes (Insee, 2005).
Ce contexte nous a incités à proposer à la Région Bretagne un projet de thèse sur
un aspect peu traité dans la littérature : les mobilités résidentielles et quotidiennes
des familles monoparentales en Bretagne. En effet, les familles monoparentales ne
sont que très rarement étudiées sous l’angle de leur spatialité et de l’importance
des espaces de vie dans le vécu au quotidien. Ces thématiques supposent d’élargir
les recherches au-delà des entrées qui sont, classiquement, celles de la sociologie
de la famille. Les recherches sur les familles monoparentales ont jusqu’à présent
assez peu porté sur l’espace de vie des familles, l’espace n’ayant été pris en compte
que comme localisation (Le Bras, Goré, 1985) et cadre des politiques publiques
(Pitrou, 1994).
Cet article présente la démarche mise en œuvre pour mener à bien ce projet. La
première partie expose l’enjeu sociétal que représentent les mutations familiales
contemporaines et la pluralité des modes de constitution des familles
monoparentales : la « nouvelle » monoparentalité se diffuse en même temps que la
« nouvelle pauvreté » (Paugam, 1993). La deuxième partie aborde les éléments
essentiels de la construction de l’objet de recherche, tout d’abord, les principes
généraux de la géographie sociale, puis les principaux éléments du modèle de
l’espace social de vulnérabilité des familles monoparentales déjà proposé dans
2
plusieurs recherches antérieures (David et al., 2003 ; David et al., 2004, Séchet et
al., 2002) dont la thèse en cours doit tester la pertinence. Nous partons de l’idée
que les familles monoparentales sont, certes, de plus en plus des familles comme
les autres mais qu’en même temps, elles subissent des contraintes spécifiques qui
les rendent souvent plus vulnérables que les autres familles avec enfants. Le
logement est un des éléments qui participent à la construction de l’espace social de
vulnérabilité des familles monoparentales. C’est en fonction du logement et à
partir de celui-ci que s’organisent les mobilités résidentielles et les déplacements
au quotidien. Enfin, dans une dernière partie, nous proposons des éléments
d’information sur les premiers résultats de l’enquête. Ceux-ci confirment que les
familles monoparentales s’inscrivent dans un espace de vie restreint et qu’elles
sont confrontées à des dynamiques spatiales qui favorisent la pauvreté
économique, la marginalisation, l’exclusion sociale.
1. La montée de la monoparentalité : réalités d’un phénomène social
L’expression « famille monoparentale », inspirée de la one-parent family
identifiée par les sociologues anglo-américains, n’émerge véritablement en
France qu’à la fin des années 1970. Elle se diffuse dans les années 1980 sous
l’effet de l’évolution des structures familiales, des recherches en sociologie de la
famille et des mobilisations féministes, mais aussi des politiques publiques.
Même s’il y a toujours eu des enfants ne vivant pas avec leurs deux parents, c’est
seulement au cours des dernières décennies que les familles monoparentales ont
accédé à une véritable visibilité sociale et ont été l’objet d’une attention
politique.
La proportion des familles monoparentales dans le total des familles avec
enfants de moins de 25 ans ne cesse de croître depuis trente ans, passant de
9,4 % en 1968 à 19,8 % en 2005 (tableau 1). Aujourd’hui, 19,2 % des enfants
vivent avec un seul de leurs parents, le plus souvent chez leur mère (16,5 %,
Insee, 2006).
3
------------------------------------------------Tableau 1----------------------------------------------------
Cette augmentation s’accompagne d’une évolution des modalités de constitution
des familles monoparentales. Durant les Trente glorieuses, deux modalités
s’imposaient. La première est le veuvage, inhérent à l’importance des décès
précoces, tant des pères que des mères. La mortalité de ces dernières au moment
de l’accouchement a progressivement diminué au fil des années (avancées
médicales, meilleur suivi des grossesses, etc.). Par ailleurs, les nombreuses
naissances d’enfants issus de grossesses plus ou moins subies inscrivaient la
figure de la « fille mère » dans le champ de la déviance (ces naissances d’enfants
« sans père » n’étaient qu’une partie des naissances qualifiées d’illégitimes). Sous
l’effet de l’évolution des rapports de genre, de la diffusion de la contraception et
de la légalisation de l’avortement (loi Neuwirth en 1967, loi Veil en 1975), les
grossesses adolescentes ont diminué de plus d’un tiers (36 %) entre 1980 et
1997 (Ined, 2000). Elles restent néanmoins une préoccupation en France car
elles renforcent bien souvent les situations de pauvreté et de précarité
préexistantes (Delaunay-Berdaï, 2006).
Aujourd’hui, ce sont surtout les ruptures d’union (divorce, séparation) qui sont à
l’origine de la formation des familles monoparentales. Or, ces ruptures sont de
plus en plus fréquentes, ce qui contribue à une banalisation de la
monoparentalité, renforcée par le fait qu’elle n’est plus une fatalité, mais de plus
4
en plus une étape dans des parcours familiaux qui varient au cours de la vie. Les
recompositions familiales qui sont elles aussi de plus en plus fréquentes
viennent souvent mettre un terme à des situations de monoparentalité.
Finalement, les situations monoparentales sont passées « du registre de la
déviance à celui de la variance des formes familiales » (Lefaucheur, 1985, p.210).
Cependant, cette banalisation ne doit pas occulter la vulnérabilité des familles
monoparentales. En 2001, 13,9 %1 d’entre elles étaient en dessous du seuil de
pauvreté. Cela ne concerne que 6,2 % des couples avec enfant(s) et 7,1 % de
l’ensemble des ménages avec enfants (Insee-Dgi, 2001). Ce n’est pas pour autant
la monoparentalité par elle-même qui explique cette vulnérabilité des familles
monoparentales féminines mais le fait que celles-ci sont confrontées à des
contraintes spécifiques qui les rendent plus vulnérables que la majorité des
familles avec enfants.
2. Étudier la spatialité des familles monoparentales
La dimension spatiale des sociétés a toujours été une source intensive de
réflexions pour les sociologues. En témoignent les travaux de Frédéric Le Play,
lequel analysait dès la fin du XIXe siècle les relations entre la sphère familiale et le
contexte géographique. Toutefois, s’intéresser à la dimension spatiale des
vulnérabilités des familles suppose d’élargir les recherches à la multidisciplinarité,
notamment à la géographie. Pour illustrer cette nécessité, une étude à l’échelle de
la région Bretagne analyse, sous l’angle spécifique des mobilités résidentielles et
quotidiennes, l’une des mutations à l’œuvre en Bretagne : la progression des
familles monoparentales.
Le taux de pauvreté monétaire proposé prend en compte le niveau de vie final, après prestations
familiales, aides au logement et minima sociaux. Les ménages pauvres sont ceux qui disposent de
ressources inférieures à 50 % du revenu médian. Les personnes pauvres sont celles qui
appartiennent à ces ménages (Insee, DGI, 2001).
1
5
Principes généraux de la géographie sociale
La géographie sociale telle que l’envisage l’Unité Mixte de Recherche ESO,
« Espaces et sociétés », est entendue comme une géographie des questions
sociales dont l’objet est l’espace social. Elle étudie les enjeux territoriaux des
évolutions démographiques, sociales et culturelles, c'est-à-dire, la dimension
spatiale des sociétés : « la société par l’espace ». Inscrit dans les sciences sociales
de l’action, le projet scientifique de l’Unité Mixte de Recherche ESO peut être
schématisé sous la forme d’une matrice croisant deux entrées horizontales et
trois entrées verticales (figure 1).
------------------------------------------------ Figure 1---------------------------------------------
D’une part, les deux entrées horizontales sont celles des dynamiques, c’est-à-dire
des transformations des sociétés et des constructions spatiales. Celles-ci ne sont
pas étudiées pour elles-mêmes, comme le fait la géographie humaine classique,
mais en tant qu’elles sont constitutives de la construction des sociétés, qu’elles
participent au maintien et à la production des inégalités. D’autre part, les
processus et l’analyse des catégories (sociales et spatiales), les actions
(représentations, comportements, pratiques et conflits), les décisions et
régulations sont les entrées verticales qui permettent d’appréhender les
expressions matérielles mais aussi les valeurs et l’idéalité attachées à la
6
dimension spatiale du fonctionnement des sociétés. En outre, les pratiques ne
sauraient être dissociées des représentations dans la mesure où les pratiques
sont des actions d’actants et que les dynamiques spatiales sont le résultat de
pratiques qui sont elles-mêmes conditionnées par des règles, normes et autres
régulations.
Le logement et les mobilités quotidiennes comme composantes de la
vulnérabilité des familles monoparentales
La protection sociale permet de réduire le nombre de situations de pauvreté
monétaire : le taux de pauvreté des familles monoparentales avant transfert
(revenu primaire après CSG-CRDS2) est de 41,7 % en 2001, celui après transfert
est de 13,9 % (Insee-Dgi, 2001). Mais la pauvreté a d’autres dimensions
qu’économiques que l’apport de prestations sociales ne fait pas disparaître. La
recherche en cours s’appuie sur l’hypothèse que les familles monoparentales
féminines sont prises dans un ensemble de contraintes et de facteurs de
vulnérabilités, à la fois parce qu’elles sont dirigées par des femmes et parce
qu’elles ne comportent qu’un parent. L’hypothèse est que la plus grande
fréquence de la pauvreté des femmes seules avec enfant(s) s’inscrit dans un
« espace social de vulnérabilité » au sein duquel les situations de pauvreté
émergent à la rencontre de trois dimensions (Séchet et al., 2002, p.259) (figure
2) :
- la dimension familiale, avec notamment des contraintes d’emploi du temps
inhérentes à l’obligation de « devoir faire face seule » et qui peuvent rendre
difficile la pérennisation de réseaux sociaux larges, et, malgré la banalisation des
familles monoparentales, le poids des représentations ou des modèles
traditionnels ;
- la dimension économique puisque les mères seules doivent pourvoir aux
besoins de la famille alors que le marché du travail est défavorables aux femmes
2 Revenu primaire après prélèvements sociaux : Contribution Sociale Généralisée (CSG) et
Contribution au Remboursement de la Dette Sociale (CRDS).
7
(salaires plus faibles, emplois sous-qualifiés, contrats à durée déterminée et
emplois à temps partiels plus fréquents (Milewski et al., 2005, p.175) ;
- la dimension spatiale, qui comporte deux aspects. Le premier, relatif aux
ressources territoriales locales, est un facteur de différenciation spatiale entre
les familles monoparentales. Ces dynamiques mettent en évidence « le rôle des
contingences
spatiales
comme
facteur
de
diversité
des
formes
de
pauvreté » (Séchet et al., 2002). Le second est relatif aux pratiques des espaces
par les femmes seules avec des enfants. C’est précisément celui qui constitue
l’objet de la recherche.
------------------------------------------------ Figure 2 -------------------------------------------
Dans cet « espace social de vulnérabilité », interagissent précarité sociale,
pauvreté économique, pauvreté des conditions de vie, au risque d’une
aggravation mutuelle et d’une déstabilisation cumulative : « Le risque n’est pas
8
la monoparentalité en tant que telle, c’est l’accumulation » (Naves 2001, p. 14).
La recherche vise à étudier les pratiques spatiales et les mobilités des familles
monoparentales, selon la double hypothèse que, d’une part, l’entrée en
monoparentalité et les contraintes inhérentes à la vie en solo peuvent générer
des changements résidentiels importants et que, d’autre part, l’organisation des
déplacements quotidiens est fonction de la contrainte temporelle et économique,
ces spatialités contraintes pouvant, en retour, être sources de vulnérabilité.
3. Les résultats : le risque d’une restriction des espaces de vie
Éléments de méthodologie(s)
Le projet s’inscrit dans le prolongement des travaux déjà réalisés au sein de
l’UMR ESO pour l’Observatoire national de la pauvreté en 2001-2002 (Séchet et
al, 2002) et pour la Caisse Nationale d’Allocations Familiales de 2002 à 2004
(David et al., 2003 ; David et al., 2004).
Dans un premier temps, la Fédération bretonne des Caisses d’Allocations
Familiales s’est chargée de l’envoi de 4 000 lettres d’informations demandant aux
mères seules avec enfants de donner leur accord pour participer à l’enquête,
comme cela a été exigé par la Commission nationale de l’informatique et des
libertés (CNIL). Les communes d’envoi ont été sélectionnées de manière à
respecter la répartition des familles monoparentales entre villes-centres,
communes monopolarisées, multipolarisées et rurales3 (Leray, Séchet, 2009) : en
Bretagne, 70% des familles monoparentales résident dans un pôle urbain, 13 %
dans une commune multipolarisée, 6 % dans une commune monopolarisée, 11 %
dans une commune rurale. Dans un second temps, le questionnaire sous format
3
Les définitions sont celles de l’INSEE : une « ville-centre » est une commune qui abrite plus de
50 % de la population de l'unité urbaine ; une « commune monopolarisée » est une commune
appartenant à la couronne périurbaine d'une aire urbaine ; une « commune multipolarisée » se
situe hors des aires urbaines (pôle urbain et couronne périurbaine) et au moins 40 % de sa
population ayant un emploi travaille dans plusieurs aires urbaines ; une « commune rurale » est
une commune n'appartenant pas à une unité urbaine.
9
papier a été adressé aux mères intéressées, accompagné d’une enveloppe
timbrée pour le retour. Le questionnaire finalisé a été envoyé à 1 495 femmes
résidant dans les quatre départements bretons. A la date limite du 1er Septembre
2008, 902 questionnaires ont été retournés, soit un taux de réponse de 60 %. Ce
pourcentage, tout à fait satisfaisant, montre l’intérêt de l’étude pour les mères de
famille monoparentale.
Au total, après saisie de l’ensemble des réponses, 818 questionnaires valables
ont été soumis au traitement informatique des données (un questionnaire mal
rempli doit être écarté plutôt que de saisir des informations incertaines). Les
répondantes présentent des caractéristiques proches de celles observées aux
niveaux national et régional en 2006 (Insee), tant pour les modes de formation
de la famille monoparentale (11 % par naissance d’un enfant alors que la mère
ne vivait pas en couple avant, 78 % par désunion, qu’il s’agisse de la rupture
d’union libre (46 %) ou d’un divorce (32 %), et enfin 10 % par décès du conjoint)
que pour l’âge. Par ailleurs, la durée moyenne des situations de monoparentalité
observées est de 6,3 années.
Pour analyser plus finement le vécu de la monoparentalité, il fut indispensable de
compléter l’enquête quantitative par une démarche compréhensive. Celle-ci s’est
faite sous la forme de 30 entretiens semi-directifs. Pour que cela soit possible, la
Fédération bretonne des Caisses d’Allocations Familiales a autorisé la présence
sur le questionnaire d’un encart permettant de contacter les mères qui ont donné
leur accord. Les résultats suivants sont issus de cette enquête quantitative et
qualitative intitulée « Les mères isolées en Bretagne ».
Changer de logement : une nécessité pour la majorité des mères seules avec
enfant(s)
Chaque étape dans le parcours de vie des familles exige un ajustement du
logement à l’évolution des besoins et des motivations, lesquels varient au cours
du cycle de vie. Dans le cas des mères de familles monoparentales en Bretagne,
10
et selon les résultats de l’enquête, 67,1 % d’entre elles ont déménagé au moment
du changement familial, soit une part conséquente qui justifie de s’intéresser à
l’ensemble des dimensions qui caractérisent la mobilité résidentielle des mères
seules avec enfant(s).
L’ensemble des contraintes qu’implique une vie en solo limite inévitablement le
choix du logement, au risque d’une régression résidentielle. Au moment du
changement familial, s’instaure un temps de compromis. Il s’agit d’allier
contraintes familiales, économiques et tactiques résidentielles. Ainsi, les
principales raisons expliquant le changement de logement des mères de famille
monoparentale sont des raisons financières (19,9 %), le besoin de résider dans
un logement individuel (19,9 %), la volonté de changer de cadre de vie (18,6 %),
l’exigence de l’ex-conjoint (12,8 %) et la volonté de se rapprocher de la famille
proche (11,9 %). L’entrée en monoparentalité provoque ainsi une perturbation
du parcours résidentiel des mères isolées qui met en exergue le risque d’une
« régression résidentielle » des femmes les plus fragilisées.
En effet, les contraintes financières engendrent une nette évolution du type de
logement et du statut d’occupation (figure 3) des mères ayant dû changer de
logement au moment de l’entrée en monoparentalité. D’une part, si 55,5 % des
mères résidaient dans une maison individuelle, elles ne sont plus que 20,7 %
après le changement familial. D’autre part, les propriétaires voient leur part
diminuer de 31,9 %. À l’inverse, si 15,3 % des mères concernées logeaient dans
un logement social, elles sont 39,5 % à y résider après le changement familial : un
logement social dont elles deviennent peu à peu « captives ». Elles sont dans
l’incapacité d’accéder aux logements du marché privé. De plus, les conséquences
néfastes de l’entrée en monoparentalité sur le statut d’occupation s’accumulent
dès lors que les mères de famille monoparentale déclarent souffrir de
discrimination au logement. En effet, plusieurs d’entre elles considèrent que leur
propriétaire a accepté la location dans l’optique de pouvoir opérer des pressions
à leur encontre (clauses abusives, menace d’expulsion, médiocre qualité du
logement). Enfin, si une mobilité résidentielle est souvent nécessaire au moment
11
du changement familial, le besoin de proximité au quotidien restreint
potentiellement la localisation du logement, surtout lorsque les enfants sont en
bas âge.
-------------------------------------------- Figure 3 ------------------------------------------------
Ainsi, les premiers résultats indiquent que les contraintes fonctionnelles et
temporelles qui pèsent sur les mères de famille monoparentale – telles que le
besoin de proximité ou de mise à distance – restreignent potentiellement le choix
du logement. S’y ajoutent des aspects plus personnels, tels que le souci de
préserver les relations avec le père du ou des enfants qui peut justifier la
propension des mères séparées ou divorcées à se rapprocher du lieu de
résidence de leur ex-conjoint afin de pérenniser la sociabilité de leur(s)
enfant(s) : « pour que ma fille puisse voir plus souvent son papa, je me suis
rapprochée de son domicile [distance de 200 km par rapport au précédent
domicile]. J’ai alors rencontré de grosses difficultés pour trouver un logement
décent » (Lola, mère séparée, 45 ans, un enfant).
En fait, les facteurs qui interviennent dans le choix du logement sont multiples.
Le niveau de ressources, le statut matrimonial antérieur, le milieu de vie, la
nature des relations avec l’ex-conjoint ainsi que l’âge des enfants sont autant de
12
déterminants. Ce choix plus ou moins contraint se traduit souvent par des
processus de ségrégation (les familles monoparentales sont nombreuses dans les
quartiers relevant de la politique de la Ville) mais aussi, au niveau individuel, par
des représentations négatives du logement et de son environnement.
Le besoin de proximité au quotidien engendre le risque d’une restriction des
espaces de vie
L’étude
des
dynamiques
qui
favorisent
la
pauvreté
économique,
la
marginalisation, l’exclusion sociale dans les espaces de vie des mères isolées
exige de s’intéresser à une autre temporalité : celle des mobilités au quotidien.
Cela passe par une étude approfondie de l’ensemble des pratiques spatiales des
familles monoparentales, une étude de leur espace de vie.
Pour les mères seules, la question de la conciliation entre vie familiale et vie
professionnelle se pose avec une acuité particulière. Pour 65,6 % d’entre elles, le
changement familial a eu des conséquences plus ou moins fortes sur leur
situation professionnelle, principalement sur leur temps de travail. À la suite du
changement familial, 20 % des mères de famille monoparentale ont dû
réorganiser leur temps de travail, 15,8 % l’ont augmenté, 2,6 % l’ont réduit. Les
deux raisons principales citées par les mères ayant réduit leur temps de travail
sont le désir de s’occuper davantage de leur(s) enfant(s) et de disposer de plus
temps pour les tâches domestiques. Au contraire, celles dont le temps de travail a
augmenté évoquent une obligation justifiée par la nécessité d’assumer
l’ensemble des dépenses familiales, quitte à être insatisfaite de l’emploi occupé.
Ce sont les veuves qui subissent le moins une réévaluation de leur situation
professionnelle. Plus âgées, elles bénéficient d’une plus grande expérience
professionnelle, au contraire des jeunes mères n’ayant jamais vécu en couple,
contraintes d’accepter un emploi proche de leur lieu de résidence qui ne
correspond que rarement à leur niveau de qualification.
13
Les contraintes relatives à l’emploi et au choix du lieu de résidence induisent de
nouvelles tactiques relatives à la sociabilité de l’enfant. Le choix de l’école et les
arrangements au quotidien pour la garde des enfants peuvent prendre des
formes variées selon l’offre locale et les réseaux dont disposent les mères en ce
domaine. Or, si une mère sur deux sollicite plus qu’avant son entourage,
l’augmentation du nombre de sollicitations coïncide avec une toute autre réalité.
En effet, la fréquence des contacts avec les réseaux amicaux, ceux du couple ou de
l’ex-conjoint, a tendance à s’amenuir tandis que les relations avec le voisinage
sont rompues dès lors que les mères sont dans l’obligation de changer de
logement. De fait, l’isolement physique et social engendre une accessibilité
restreinte à ces ressources. Cela est également le cas pour les activités de loisirs
des enfants, avec une réduction des activités extrafamiliales et d’arrangements
passant par le temps partiel ou l’entraide.
Finalement, l’évaluation de l’ensemble des facteurs qui peuvent engendrer une
certaine « inertie familiale » laisse à penser que la monoparentalité entraîne le
risque d’une restriction des espaces de vie, c’est-à-dire l’inscription de la famille
monoparentale dans un espace de vie restreint dans la mesure où, confrontée
aux contraintes spatio-temporelles, la famille monoparentale a une exigence de
proximité au quotidien. On pourrait ainsi définir l’ « inertie familiale » comme
une inertie des rôles sociaux octroyés par la situation monoparentale et comme
une dépendance au lieu de résidence, au réseau social, à l’emploi : une incapacité
à « se mouvoir » socialement et géographiquement. L’enfant a alors un rôle
polarisant qui définit les deux principales priorités d’une mère de famille
monoparentale :
- préserver la sociabilité de l’enfant par une proximité du lieu de résidence
aux lieux d’activités (école, loisirs), au réseau parental et au réseau social (famille
proche, amis) de l’enfant. Quelles que soient les tactiques mises en oeuvre,
l’objectif est de bouleverser le moins possible le cadre de vie habituel de l’enfant :
« j’ai organisé ma vie en fonction de mon fils et en privilégiant une qualité de vie
dans un cadre restreint en terme de kilomètres afin de limiter les dépenses. Mes
parents sont un peu loin à mon goût (30 km) » (Anne, séparée, 48 ans, un enfant) ;
14
- assurer à la famille des conditions de vie respectables, quitte à privilégier
un emploi insatisfaisant mais bien rémunéré et proche du lieu de résidence.
Face à ces défis, toutes ne sont pas sur un pied d’égalité et ne conçoivent pas la
situation monoparentale de la même manière. Celle-ci peut être assurée,
assumée, incertaine selon le cycle de vie, la trajectoire familiale et
professionnelle. Toutefois, quelle que soit la trajectoire familiale, et après
évaluation de la satisfaction de la situation familiale, l’enquête relève, pour
beaucoup de mères de famille monoparentale, la peur d’une « pérennisation du
risque ». Outre une crainte au quotidien (gestion du temps, conciliation vie
quotidienne/vie professionnelle), ce sont les projets d’avenir (professionnelles,
familiales) qui deviennent incertains. La nécessité d’apprendre à vivre avec ses
incertitudes crée un fort sentiment d’insécurité. En effet, près d’une mère sur
deux considère que la situation monoparentale est un handicap dans leur vie
professionnelle, surtout pour les jeunes mères et celles en début d’épisode
monoparental. Également, près d’un tiers des femmes seules avec enfant(s)
estime que la situation monoparentale est un handicap dans le choix de la
localisation de son logement, et plus largement, dans celui du cadre de vie. Ainsi,
même si la monoparentalité n’est qu’une séquence de vie, il leur est difficile
d’imaginer une vie familiale sur le temps long dans la mesure où faire face en
solo impose une restriction à la fois économique, sociale et résidentielle difficile à
contrarier. Cette restriction participe aux processus de marginalisation spatiale
et d’exclusion sociale qui favorisent un « immobilisme contraint », lequel ne
s’estompe que lorsque l’enfant gagne en indépendance « mobilitaire » puis
financière.
4. Conclusion
La forte augmentation de la part des familles monoparentales dans le total des
familles avec enfants exprime à la fois la fragilité croissante des couples et la nonlinéarité des statuts matrimoniaux, d’autant que des recompositions familiales
mettent souvent un terme aux épisodes de monoparentalité. Le changement de
15
regard porté sur des situations qui se banalisent n’empêche pas la vulnérabilité
des familles monoparentales. Comme le montre la recherche en cours, les
mobilités sont une composante de cette vulnérabilité. Les parcours résidentiels
régressifs, avec de fréquents passages du statut de propriétaire à celui de
locataire, notamment HLM, et de la maison individuelle à l’appartement ou
encore la stabilité dans le parc social, sont plus fréquents que les situations de
préservation du statut de propriétaire. Les mères seules avec enfants sont
souvent obligées de déménager et leurs choix résidentiels sont contraints par le
coût du logement et par la recherche de proximité avec le lieu de travail ou le
domicile de l’ex-conjoint. C’est que les enfants sont largement au cœur des
arbitrages en matière de localisations résidentielles, comme ils le sont plus
encore pour l’organisation des temps, des rythmes et des déplacements
quotidiens.
Les mobilités résidentielles régressives de la majorité des mères seules sont à
interpréter comme des indicateurs de réduction des capacités. Il ne faut certes
pas généraliser, notamment parce que la fréquence et la qualité des relations
avec le père des enfants et l’âge de ceux-ci introduisent des différences et que les
restrictions spatiales qui imposent l’immobilisme peuvent s’estomper lorsque
l’enfant gagne en autonomie de déplacement. Cependant, l’étude des mobilités
résidentielles et quotidiennes des mères seules a confirmé l’intérêt heuristique
du modèle de l’espace de vulnérabilité des familles monoparentales. Dans ce
modèle, l’espace est à la fois cadre, support et enjeu : cadre puisque les familles y
résident, support puisque cet espace offre des ressources dont la mobilisation
participe à la différenciation des conditions de vie au quotidien des familles
étudiées, enjeu enfin, puisque cet espace est aussi territoire d’intervention pour
des politiques publiques pensées à différents niveaux selon la répartition des
compétences entre État, Région, départements, communes mais qui convergent
toutes localement et participent à la production ou la réduction des inégalités de
conditions de vie, dont les mobilités résidentielles et quotidiennes sont des
indicateurs à ne pas négliger. En effet, ceux-ci confirment que les familles
monoparentales risquent de s’inscrire dans un espace de vie restreint et qu’elles
16
sont confrontées à des dynamiques spatiales qui favorisent la pauvreté
économique, la marginalisation, l’exclusion sociale.
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