48 CFC (N°199 - Mars 2009)
cé et [qui] savait relever vite les faits essentiels »
(Dresch 1975, p. 40). Cette idée de la « justesse » du
coup d’œil est reprise par plusieurs témoins tel
Robert Ficheux : « Partout où il est passé, M. de
Martonne a su voir, vite et bien » (cité par Palsky
2001, p. 271). André Cholley a été très disert sur
l’intérêt que de Martonne portait à tous les « moyens
visuels d’expression » et à la cartographie en parti-
culier, et il lui prête l’opinion suivante sur la centralité
de la carte dans la formationdu géographe :
« La carte ne doit pas être uniquement le document que
l’on consulte pour se rendre compte de la forme et de
l’extension des phénomènes ; elle ne doit pas être unique-
ment une simple transposition des faits tels que l’analyse
nous les révèle ; elle joue un rôle considérable dans la syn-
thèse, car pour la construire nous sommes obligés de
généraliser, c’est-à-dire de mettre l’accent sur les rapports
essentiels d’une combinaison géographique. C’est pour-
quoi il n’y a pas de moyen plus efficace de voir les choses
géographiquement, d’acquérir l’esprit géographique que
de s’astreindre à la patiente et efficace construction des
cartes, en particulier des cartes synthétiques.» (Cholley
1956, p. 12).
« Parangon du géographe classique, E. de
Martonne est un homme de la vue et de l’expression
iconique », conclut Gilles Palsky (Palsky 2001,
p. 271), en soulignant les talents reconnus du
géographe comme dessinateur et cartographe.
Mais comment produire les cartes ? Et, pour un
adepte de l’information visuelle directe, la question
est-elle identique lorsqu’il s’agit de géographie géné-
rale ou de géographie régionale ? Comment exercer
ce fameux coup d’œil lorsque l’ambition est non pas
de produire une monographie ou de faire une étude
comparée de contrées de taille limitée, mais de
travailler à l’échelle de la terre entière, pour réaliser
la carte mondiale d’un phénomène ? Non seulement
les capacités d’une seule personne conviennent mal
au recueil documentaire, mais le regard, même
aérien, ne peut plus suffire. Aussi faut-il compter sur
des collaborations et sur des substituts de la
vue directe. Comment suppléer au manque
d’information, que celle-ci soit immédiate (par
l’autopsie personnelle du terrain) ou médiate (des
descriptions sûres, dues à des collègues ou à des
spécialistes avertis, ou des représentations fiables,
photographiques ou cartographiques) ? Comment
faire lorsque la couverture du monde par le témoi-
gnage, par la carte ou par l’image figurative, est
partielle et inégale en qualité ?
C’est le problème que pose notamment la réalisa-
tion d’une carte des régions privées d’écoulement
vers l’océan, que de Martonne présente pour la
première fois au Congrès international de géogra-
phie du Caire, en avril 1925 (fig. 1). Cette carte est
co-signée par Léon Aufrère (1889-1977), avec qui de
Martonne a entretenu une longue collaboration et
avec qui il a échangé, pendant plusieurs décennies,
une correspondance suivie qui est aujourd’hui, pour
la partie écrite par de Martonne, en possession de
Marie-Françoise Aufrère, fille de Léon Aufrère.
Or, en raison de sa défiance à l’égard de
l’abstraction, les propos méthodologiques et les
métadiscours de de Martonne sont rares. Certes,
au-delà des témoignages évoqués ci-dessus, on dis-
pose désormais d’analyses circonstanciées de ses
convictions épistémologiques et de certaines de ses
pratiques iconographiques et textuelles (Mendibil
2001 ; Orain 2001 ; Palsky 2001). Mais, pour ce qui
est de la posture épistémologique générale, sa
caractérisation repose plus sur les textes de géogra-
phie régionale que sur ceux de géographie physique
générale, et sur des travaux de divulgation plutôt que
sur les articles de recherche. Olivier Orain a montré
combien les textes les plus programmatiques
manifestent d’ambiguïtés ou de tensions, en particu-
lier une tension entre une posture anti-doctrinale
affichée et des convictions assurées sur la nature de
la géographie, sur sa méthode et sur ses fonde-
ments. Au terme de l’analyse, Orain qualifie l’attitude
de de Martonne de « réaliste », une attitude partagée
par la plupart des membres de l’école française de
géographie (Orain 2009). Ce réalisme recouvre une
conviction relative à la fois à la nature du lien entre le
réel et l’investigation scientifique et aux pratiques et
aux valeurs développées par le géographe dans sa
recherche :
« La pensée géographique est ce faisant conçue dans le
plain pied du réel, sans discontinuité avec (et sans
construction de) l’objet qu’elle vise […] Le réel est un
donné, indépendant du chercheur, qui impose son pli à la
recherche. Mais il est plus que cela : il est directement sai-
sissable, non médié, en continuité pleine et entière avec la
science » (Orain 2001, p. 296).
Quant à la pratique cartographique, sur laquelle
l’auteur s’est, parfois, assez précisément expliqué,
elle n’est connue qu’à travers les résultats publiés,
sans le cortège d’opérations qui l’ont accompagnée.
C’est donc une grande chance que de disposer,
grâce à une correspondance très spontanée, des
échanges entre les deux hommes, conduits pour
réaliser une carte du monde entre le 2 mai 1924 et la
fin de l’été 1928 (fig. 2). Indépendamment des rela-
tions interpersonnelles qu’ils traduisent et qu’ils
construisent, dont il sera peu question ici, ces lettres
permettent de suivre ce que de Martonne lui-même a
appelé la « galère aréique » (Aufrère 1996) : pour