DES HOMMES & DES PLANTES QUI SOIGNENT Editions OUEST-FRANCE Préface S ’il est un domaine qui touche au cœur des préoccupations du public, c’est bien celui des plantes qui guérissent. Depuis la nuit des temps, chamans et guérisseurs, dans toutes les cultures, ont soigné par les plantes. Ces pratiques se poursuivent aujourd’hui dans de nombreuses régions du monde et ont été relayées et reprises à son compte par la médecine moderne. C’est cette longue et belle histoire que vous raconte cet ouvrage. Les plantes médicinales sont au cœur de la thérapeutique, non seulement les plantes douces consommées en infusions ou en gélules, mais aussi des plantes à haut pouvoir thérapeutique comme la pervenche de Madagascar et l’if dans le traitement du cancer. Et comment soulagerait-on les douleurs même les plus sévères sans l’apport irremplaçable du pavot et de la morphine ? À une époque où les percées de la science lorsqu’elle est par trop prométhéenne peuvent effrayer – ne parle-t-on pas de cyborgs, d’androïdes et d’hommes « augmentés » ou immortels ? – le recours et le retour à la nature offrent un champ immense de possibilités fondées sur des savoirs millénaires. Les plantes médicinales sont à la base de la phytothérapie, de l’aromathérapie, de l’homéopathie, de la naturopathie, toutes ces pistes dont les bénéfices viennent opportunément renforcer ceux attendus de la médecine conventionnelle. Vous découvrirez tout cela dans cet ouvrage publié à l’occasion de l’exposition présentée au Domaine de la Roche Jagu, et je vous souhaite d’y prendre le plus vif intérêt et le plus grand plaisir. © Jacques Fleurentin / SFE Jean-Marie PELT Président de l’Institut Européen d’Ecologie Professeur Honoraire de l’Université de Metz En couverture © Shutterstock et Photononstop 3 À partir de la révolution industrielle, la transmission des remèdes traditionnels décline subitement. Les chercheurs copient les substances naturelles et les reproduisent par synthèse, voire créent de toutes pièces des molécules originales. La nature sauvage se trouve temporairement mise à distance à mesure que se développent la biochimie et la biologie moléculaire. Introduction Aujourd’hui, notre société urbanisée semble redécouvrir le végétal comme « ré-initiateur » de son bien-être. On assiste donc à un réel engouement pour la phytothérapie, et dans les officines, les médicaments naturels font recette. Mais quelle place « les plantes qui soignent » peuvent-elles occuper dans la médecine occidentale actuelle, guidée par la recherche pharmaceutique de pointe et la chimie ? Un dialogue est-il encore possible entre les traditions thérapeutiques à base de plantes et la médecine de demain ? Des hommes et des plantes qui soignent D / oto ph ios ©B ren pie ers dV rol Ha epuis l’origine, les êtres vivants ont su trouver dans la nature les ressources qui leur sont essentielles et même vitales. L’Homme, apparu sur terre il y a 3 millions d’années, n’échappe pas à cette règle. Au fil du temps, il assure sa survie en sélectionnant dans son environnement les végétaux capables de le nourrir, de l’habiller… et de le soigner. « Le remède végétal est sans doute aussi ancien que la conscience humaine », selon Pierre Lieutaghi. Pourtant, la découverte du pouvoir des plantes fut un long apprentissage qui, aujourd’hui encore, pose de nombreuses questions. Comment, au cours de l’histoire, l’homme a-t-il pu discerner la plante bienfaisante de la plante toxique, la plante qui soigne de la plante qui tue ? Ce savoir est-il inné ? e 6 alic Cette connaissance aiguisée du végétal montre que l’espèce humaine a su lire la nature à livre ouvert, allant même jusqu’à déjouer ses pièges, en dosant intelligemment des plantes toxiques, susceptibles de causer sa mort. Peu à peu, ce savoir s’est codifié, théorisé, tout en cherchant une logique dans les signes révélés par la nature. igit /D Les anthropologues s’accordent à dire que la connaissance du monde végétal est le fruit d’une longue série d’observations et d’expérimentations. Cette approche empirique des populations humaines, lesquelles ont agrégé une foule d’informations au fil des générations, leur a permis de sélectionner progressivement les bons remèdes. Sabrina Krief, primatologue au Muséum national d’histoire naturelle, précise que les animaux sont les premiers à utiliser les plantes de manière thérapeutique. Elle a ainsi identifié plus de vingt plantes consommées en automédication par des chimpanzés de Tanzanie. L’observation des animaux domestiques témoigne encore d’autres méthodes de soin instinctives : le mouton ingère des fougères mâles pour se purger, le chat s’enivre de cataire… Qui a copié qui ? L’homme ou l’animal ? Probablement les deux ! La Sauge (Salvia officinalis) À travers les âges et dans toutes les cultures, les hommes ont contracté des liens très forts avec les plantes. La flore agit sur nos corps, nos sens, notre esprit et notre imagination. Ses fragrances protectrices, fortifiantes, énergisantes et médicales sont censées pénétrer par le nez, la bouche, les pores de la peau dans les organismes et leur communiquer ses pouvoirs bénéfiques. « Toute la vertu des médicaments ne consiste que dans la communication d’un certain parfum », déclare l’abbé Rousseau, médecin de Louis XIV. Dès l’Antiquité, les bonnes odeurs des plantes aromatiques sont utilisées pour lutter contre les épidémies et les maladies. Elles apparaissent même comme les armes principales contre la corruption de l’air et du corps, cause de tous les maux. Du latin « salvare », « sauver », la sauge officinale est apparue très tôt en Occident comme le paradigme de ces végétaux salutaires. Il est remarquable qu’elle tienne un rôle équivalent dans la pharmacopée arabe sous le nom de « sâlma », ou « sâlmiya », « celle qui procure le salut ». Ce sous-arbrisseau à feuilles rugueuses, blanchâtres, recouvertes de poils laineux qui les protègent du froid et aux grandes fleurs d’un bleu-rose lilas, est considéré depuis la nuit des temps comme l’herbe de tous les bienfaits. 7 Évolution titre de la pharmacopée : entre théorie et pratique Histoire de la pharmacopée végétale L Physicien consultant un papyrus médical, tandis qu’une princesse malade et sa famille attendent, lithographie de H. Herget (1885- 1950). © National Geographic Creative / Bridgeman Images a majorité des produits utilisés par les humains pour soulager leurs maux trouve son origine dans le monde végétal, et la connaissance des vertus médicinales des plantes est aussi ancienne que l’humanité ! Longtemps, l’art de guérir a été le fait de l’empirisme et de l’observation transmise au fil des générations, de pratiques de magie et de superstitions, et du fait de divinités qui ont révélé leurs connaissances aux humains. Dès le troisième millénaire avant J.-C. apparaissent néanmoins en Mésopotamie et en Égypte les premières pharmacopées indiquant les prémices d’une rationalisation du savoir. Aux côtés de ces premiers savoirs écrits, les guérisseurs et leurs rituels conservent toutefois tous leurs pouvoirs. En Chine, l’époque des « Printemps et Automnes » (770-476 av. J.-C.) marque la fin de la phase de développement strictement empirique de la médecine et le début de sa transformation en système médical. Dans la Grèce antique, Hippocrate (460-377 av. J.-C.) produit, par sa « théorie des humeurs », ses premiers fondements scientifiques à la médecine en la séparant de ses préceptes philosophiques, religieux et magiques. Traduit en latin, le Canon du Persan Avicenne (Ibn Sînâ, 980-1037) reste la base de l’enseignement médical en Europe jusqu’au xviie siècle. Au xie siècle, en Italie, l’École de Salerne constitue un établissement de renom où se synthétisent les courants médico-pharmaceutiques grec, latin et arabe. Dans l’Occident du Moyen Âge, alors que la Bible est la référence universelle, la médecine se contente de répéter l’antique doctrine de Galien et de soigner avec les plantes qu’il avait prescrites et les remèdes qu’il utilisait. Mais les pratiques superstitieuses et magiques sont largement présentes, et les femmes, « sorcières » pour certaines, sont les grands dépositaires des secrets des « herbes » qui soignent. Toutefois, des communautés d’apothicaires se constituent, et en 1258, le roi Saint Louis leur offre un statut, confirmé par Philippe le Bel. Ainsi, dans cette relation complexe qui lie plantes et humains depuis toujours, la coexistence entre savoirs rationnels et empiriques s’est-elle toujours étroitement poursuivie au travers des siècles. Et cette antinomie n’est-elle pas encore largement présente aujourd’hui dans bien des endroits du monde ? 7 Bas-relief de la tombe de Pairkep montrant des servantes pressant de l’huile de lys pour fabriquer du parfum, Egypte ancienne (XXVIe dynastie, 664-525 av. J.-C.)/Musée du Louvre, Paris. L’héritage méditerranéen © Werner Forman Archive / Bridgeman Images Le Kyphi Un papyrus médical, datant de la XVIIIe dynastie, le papyrus Ebers, nous fournit l’une des plus anciennes formules connues de parfum thérapeutique, celle du Kyphi. Elle est également gravée sur les murs du temple d’Horus, à Edfou, et sur ceux du temple de la déesse Hathor, à Dendérah. Dioscoride, Plutarque et Galien, trois auteurs grecs des Ier et IIe siècles apr. J.-C., en donnent chacun une version un peu différente. Souchet (famille des papyrus), baies de genièvre, raisins secs, résine de térébinthe, roseau odorant, jonc odorant, fleurs de genêt, vin d’oasis, miel, myrrhe, entrent dans la plupart de ces recettes, complétées parfois de nard (plante herbacée aromatique), cannelle, safran, menthe, séséli (apiacée), cardamome, henné. Utilisé en pastilles à brûler pour honorer les dieux, ce parfum « deux fois bon », à l’odeur florale, résineuse et sucrée, soigne aussi, sous forme liquide, les maladies intestinales, hépatiques et pulmonaires. Le Kyphi est réputé en outre pour ses vertus décontractantes et déstressantes. Il en émane une vapeur suave et bénéfique qui dénoue sans le secours de l’ivresse la pénible tension des soucis de la journée. C’est le premier parfum aromachologique, censé avoir des effets sur l’humeur et le comportement. Tablette d’argile cunéiforme, Irak, vers 2500 av. J.-C. © Pictures From History / Bridgeman Images E n Mésopotamie, entre Tigre et Euphrate, les documents les plus anciens attestant d’une pharmacopée ont été découverts à Nippour, au sud de Babylone, où des milliers de tablettes d’argile, cunéiformes, datant de 2100 av. J.-C., ont été exhumées. Des médecins possèdent alors une bonne connaissance des vertus curatives de nombreuses plantes (250) ainsi que de substances animales (écailles) et minérales (soufre). Ces pratiques thérapeutiques concernent tant le médecin que le thaumaturge, guérisseur ayant recours au rituel et à l’incantation. Si au fil des générations l’empirisme est l’origine de la sélection de beaucoup de ces plantes, la transmission des connaissances est également le fait des dieux qui les ont révélées aux humains. Au vu de la présence d’espèces exotiques dans les pharmacopées, une partie de ces savoirs provient probablement aussi des peuples avec lesquels les Mésopotamiens ont été en contact. La Mésopotamie a été en effet très tôt en lien avec le sous-continent indien, à l’époque de la civilisation « de l’Indus ». 8 Le papyrus médical Chester Beatty, vers 1200 av. J.-C., Égypte ancienne (XIXe dynastie). Son nom vient de Sir Alfred Chester Beatty qui a fait don de dix-neuf papyrus au British Museum. © British Museum, Londres, UK / Bridgeman Images En Égypte, des inscriptions funéraires et des bas-reliefs renseignent sur de très anciennes pratiques médicales, en liaison avec Imhotep (c. 2686 à 2613 av. J.-C.), vénéré comme dieu guérisseur. Une dizaine de précieux papyrus fournit des informations sur l’état de la médecine, et en particulier le papyrus Ebers, l’un des plus anciens documents médicaux originaux connus. Il date du début de la XVIIIe dynastie (vers 1580 av. J.-C.) et se présente comme un long document de plus de 20 m et 30 cm de large. Véritable encyclopédie médicale, il se décline en 877 paragraphes qui rapportent de nombreuses maladies et pratiques chirurgicales, et plusieurs centaines de remèdes contre toutes sortes d’affections. Il contient aussi une importante pharmacopée, principalement élaborée à partir de plantes, parmi lesquelles le caroubier, l’encens, la gomme ammoniaque ou le térébinthe. 9 Les médecines savantes d’Asie E n Chine, les plus anciens témoignages sur les conceptions des maladies et de leurs traitements remontent au xie siècle av. J.-C. et la maladie est alors comprise comme la vengeance d’ancêtres défunts mal honorés ou de démons. Une compréhension nouvelle du monde apparaît sous les Qin (221-206 av. J.-C.) puis les Han (206 av. J.-C. - 220 apr. J.-C.) : le monde qui entoure les humains est gouverné par des lois naturelles, fondées sur des principes appelés Yin et Yang. Le Yin, souffle opaque et lourd, a formé la Terre, tandis que le Yang, souffle pur et léger, a fait le Ciel. Ces théories rendent compte des phénomènes visibles et invisibles qui entourent les humains, et du fonctionnement régulier de l’univers et de l’un de ses composants, l’homme. Le plus ancien traité chinois connu, le Shen nung pen ts´ao king (ou Shennong Bencao Ging), décrit toutes les plantes énergétiques connues à l’époque. Attribué à l’Empereur rouge Shennong (mort en 2967 av. J.-C.), il ne fut en fait rédigé que sous la dynastie des Han, au ier siècle de notre ère, et il est considéré comme le premier expérimentateur des préparations médicinales à base d’herbes. En Inde, les principes de la médecine traditionnelle de l’Ayurveda, le « Savoir (veda) sur la longévité (âyur) » sont déjà établis il y a plus de deux millénaires. Des similitudes existent entre les théories grecques et indiennes concernant les humeurs et le pneuma, souffle circulant comme un fluide dans l’organisme. L’état de santé résulte de l’équilibre ou de l’altération de trois humeurs – le vent, la bile et le phlegme –, qui sont à la fois des fluides nourriciers, des fonctions physiologiques et, par l’équilibre ou le déséquilibre de leur jeu, les causes des m aladies. Traités médicaux fondateurs, la Charaka Samhita et la Sushruta Samhita préconisent des remèdes préparés essentiellement à base de plantes et diverses thérapies (lavements, sudation). L’opium est utilisé, probablement à partir de sources islamiques, comme antidiarrhéique. À partir de la fin du Ier millénaire apr. J.-C., des composants métalliques sont introduits dans l’usage médical. 10 À gauche Les dieux ancêtres de la médecine. © Bibliothèque nationale, Paris, Italie / Archives Charmet / Bridgeman Images À droite « Mais de quoi souffre-t-il ? » (détail), miniature indienne, Rajasthan, second quart du xviie siècle (illustration du Rasikapriya). © akg-images / Jean-Louis Nou Page de droite Plantes tirées d’un « Pen T’Saó », traité chinois de plantes médicinales du xviiie siècle. © Société Asiatique, Collège de France, Paris / Archives Charmet / Bridgeman Images 11 Les grands théoriciens antiques Autel funéraire de Julia Victoria (détail avec des oiseaux sur laurier), Rome, ier siècle apr. J.-C. © De Agostini Picture Library / G. Dagli Orti / Bridgeman Images Onguent au laurier et à l’iris E n Grèce, Platon pose les bases de la philosophie selon laquelle son disciple Aristote, au ive siècle av. J.-C., aborde l’étude de la nature. Celui-ci classe les êtres vivants selon une hiérarchie de valeurs établie en fonction de leur degré de « perfection », accordant à l’homme la prépondérance absolue. Les plantes sont, par essence, à la disposition de l’homme. Elève d’Aristote, Théophraste élargit, dans son Histoire des plantes, les connaissances botaniques de l’époque en mettant à profit les expéditions d’Alexandre le Grand. Mais la connaissance des plantes reste utilitaire et mythique. Quatre siècles plus tard, le médecin grec Dioscoride (ier siècle) publie le Traité de matière médicale, et le Latin Pline l’Ancien (23-79), en Italie, fait paraître son Histoire naturelle, deux ouvrages fondamentaux à l’art médical. Cependant, leur esprit à l’égard de l’étude des plantes reste fidèle à celui des grands ouvrages précédents. Encyclopédies de compilation, ils réunissent les connaissances de leur temps sur l’exploitation que l’on peut faire du monde végétal, et la description des plantes est des plus sommaires. Néanmoins, ces ouvrages constituent pendant quinze siècles les principales références en histoire naturelle, sans qu’aucun progrès n’ait lieu dans l’étude directe et objective des plantes vivantes. Ils sont recopiés maintes fois, les dessins se modifiant au gré du temps et de l’imagination des artistes. Dans le domaine de la médecine, le Grec Hippocrate (460-377 av. J.-C.) donne ses premiers fondements scientifiques à la médecine en la séparant de ses préceptes philosophiques, religieux et magiques. Il définit la santé comme l’équilibre dans la proportion des quatre humeurs (sang, phlegme, bile jaune, bile noire) et la maladie comme une rupture de cet équilibre. Ces théories, reprises par le Grec Claude Galien (vers 131-200), font autorité, avec le soutien de l’Église, sur toute la médecine jusqu’au milieu du xviie siècle. 12 À gauche Discoride recevant un plant de mandragore d’Euresis. © Biosphoto / Sheila Terry / Science Photo Library Symbole du succès chez les Romains, le laurier dit d’Apollon est l’ornement des victoires. Scipion serait entré dans Carthage une branche de laurier à la main. Pouvant atteindre une hauteur de 8 à 10 mètres, le laurier noble, Laurus nobilis, est présent dans la région méditerranéenne et sur le littoral atlantique. Au Ier siècle apr. J.-C., Pline l’Ancien donne la tonalité générale de toutes ses vertus médicales : « Tout dans le laurier a des propriétés échauffantes, les feuilles, l’écorce et les baies. » Sa racine macérée dans du vin odorant dissout les calculs, fortifie le foie, facilite l’accouchement. Ses baies soignent les démangeaisons, les bronchites et la phtisie, combattent l’asthénie et les refroidissements. Ses feuilles fermes, luisantes, d’un beau vert foncé, une fois broyées et brûlées, servent à se protéger des contagions pestilentielles. Pilées avec le rhizome de l’iris, elles sont souveraines contre les céphalées. Pour conserver à l’iris toute sa vigueur thérapeutique, Pline recommande de le couper « en état de chasteté ». Cette précaution « magique » fait écho à celle de Théophraste qui, quatre cents ans auparavant, préconisait, après l’avoir cueilli, de mettre à sa place un gâteau de blé et de miel. À droite De materia medica de Dioscoride. Constantinople, 512/513 ap. J.-C., Bibliothèque nationale d’Italie. © akg-images / Interphoto / Bildarchiv Hansmann La théorie des humeurs La théorie des humeurs, développée par Hippocrate, puis reprise et affinée par Galien (médecin grec, 131-201 apr. J.-C.), a régné en Occident pendant plus de quinze siècles avant d’être contestée par Paracelse. Elle a influencé des domaines divers comme la médecine, la biologie, la philosophie, la cosmologie ou même la géographie et l’astronomie. Fondée sur le concept du microcosme (le corps humain) et du macrocosme (l’univers), cette doctrine a longtemps imprégné notre perception de la maladie : ne dit-on pas encore aujourd’hui « être de bonne/mauvaise humeur » ou « se faire de la bile » ! Selon Hippocrate, le corps est traversé par quatre fluides, quatre « humeurs » : le sang, la bile jaune, le phlegme (ou pituite) et la bile noire (ou l’atrabile). A chaque humeur correspond un élément (l’eau, l’air, la terre ou le feu), et chacune d’entre elles se caractérise par deux qualités élémentaires. La proportion entre ces humeurs détermine le tempérament d’un individu : il sera sanguin, phlegmatique, mélancolique, ou colérique. Ainsi, la bile jaune, chaude et sèche, est associée au feu et décrit une personne colérique. Si une humeur est en excès, l’équilibre est rompu et la maladie s’installe. Le traitement médical de Galien, à base de plantes dotées de qualités premières (chaud ou froid, sec ou humide), et prescrites selon le type de déséquilibre, combat le mal par son contraire. « Si nous perdons de la chaleur, une plante nous réchauffera. Si nous en avons en excès, une autre amènera de la froidure. » Les éléments et les humeurs, in Livre des propriétés des choses, 1445-1450, Maître de Barthélemy l’Anglais, Ms. Fr. 135, fol. 91. © Bibliothèque nationale de France 13 En complément de plantes médicinales, ces ouvrages font connaître de nouveaux produits chimiques (1’alcool grâce à 1’utilisation de l’alambic). Ils donnent une place particulière au sucre, par son extraction de la canne à sucre, permettant des formes pharmaceutiques nouvelles, comme les sirops et les loochs. Le Canon de la Médecine d’Avicenne (Ibn Sînâ, 980-1037) rassemble le savoir médical de son temps, enrichi de ses propres observations, et se caractérise par la réflexion théorique et le recours au raisonnement logique. L’ouvrage classe les maladies selon les parties du corps, de la tête aux pieds. Le deuxième livre traite en particulier de la pharmacologie, avec une liste alphabétique d’environ 760 simples. Traduit en latin à Tolède, le Canon reste la base de l’enseignement médical en Europe jusqu’au xviie siècle. Au xie siècle, l’École de Salerne (Italie) constitue un établissement réputé où s’opère la synthèse des courants médicopharmaceutiques grec, latin et arabe. La médecine arabo-persane Plantes médicinales dans un ancien manuscrit arabe. © Biosphoto / Jean-Loup Charmet / Science Photo Library Rose cent-feuilles/ Rosa centifolia (Maroc). © Biosphoto / Michael Peuckert / Flowerphotos L’Eau de rose D u viiie au xe siècle, l’essor de la médecine est surtout l’apanage de la civilisation arabe. Vers 900, toutes les grandes études médicales de l’Antiquité ont été traduites et circulent dans les centres culturels de Damas, de Bagdad et du Caire. Yuhanna ibn Massawayh dit Jean Mésué le Jeune et le Persan Rhazès (860-923) réalisent des ouvrages médicaux enrichis des connaissances botaniques de l’Arabie, de la Perse et de l’Inde, et y exposent l’art de préparer les extraits végétaux. Au xiiie siècle, le Manuel de l’Officine de Cohen El Attar rapporte des recommandations sur la récolte des simples, et les remèdes y sont classés selon leurs propriétés : chaud, froid, humide, sec. Dans le Corps des Simples, Ibn el Baittar (1197-1248) décrit plus de 1 400 matières premières dont 300 mentionnées pour la première fois (ambre, musc, girofle…). 14 Préparation de médicaments pour un patient touché par la variole, miniature du Canon de Médecine d’Avicenne (980-1037), manuscrit ottoman, Turquie, xviie siècle. © De Agostini Picture Library / G. Dagli Orti / Bridgeman Images Au VIe siècle av. J.-C., les jardins suspendus du roi Nabuchodonosor, à Babylone, exhalaient déjà son parfum et elle fut la fleur préférée des rois de Perse. Les Arabes, qui avaient emprunté aux Grecs le principe de la distillation et amélioré cette technique, fabriquaient ainsi des « attars » (des essences) de rose, beaucoup plus légers que les parfums antiques à base huileuse ou vineuse. Un progrès capital pour la pharmacie et la parfumerie Cueillis le matin, au lever du soleil, les pétales de rose étaient ensuite distillés en alambic à la vapeur d’eau. Trois centres étaient célèbres pour cette production. Farsitar, dans le sud de la Perse, qui en livrait 30 000 bouteilles par an au calife de Bagdad ; Ab-Munazzah, en Syrie, et Gûr (aujourd’hui Firuzâbad). Cette ville traitait surtout la Rosa centifolia. Du Xe au XVIIe siècle, Shiraz en Perse devint la « capitale » de l’industrie de la rose. L’eau de rose était conseillée, par voie interne ou externe, dans le traitement des fièvres, des états nauséeux, des migraines, des insolations, des otites, de la nervosité et de l’anxiété. 15 Mélisse, Grandes Heures d’Anne de Bretagne (1503-1508), Bourdichon, Jean (1457?-1521), Ms. latin 9474, fol. 151v. © Bibliothèque nationale de France L’Eau de Mélisse Magistrale Une ancienne tradition fait remonter à 1379 l’apparition d’une Eau de Mélisse mise au point par des religieux pour le roi de France Charles V qui était très malade. Cette première version serait l’ancêtre de celle dont les secrets de fabrication auraient été confiés en 1611 au Père Damien, religieux de la confrérie des Carmes Déchaussés. Le cardinal de Richelieu et Louis XIV appréciaient particulièrement cette préparation tonique à base de romarin, d’anis, de marjolaine, de thym, d’absinthe, de sauge, de baies de genièvre, de cannelle, de cardamome, de coriandre, de clou de girofle, d’hysope, d’angélique, d’écorce de citron et surtout de mélisse. Au XVIIIe siècle, le Père Polycarpe Poncelet en vante les mérites dans le traitement de l’apoplexie, de la léthargie, de l’épilepsie, des vapeurs et des coliques : « L’Eau de Mélisse, vulgairement appelée Eau des Carmes, parce que ces religieux en font un grand débit, soutient depuis longtemps sa célébrité par son excellence et ses effets salutaires ; quand elle est faite avec soin, elle est non seulement odorante mais encore très médicale. » Soulignant que sa réalisation est complexe et onéreuse, il dénonce les nombreuses imitations simplifiées par souci d’économie et conclut que cette eau très estimée serait même préférable à la célèbre Eau de la Reine de Hongrie. La médecine dans les monastères A u vie siècle, fin de l’Empire romain, Cassiodore (vers 490-575), ancien sénateur romain, féru d’Hippocrate, de Dioscoride et de Galien, se réfugie dans un monastère, et invite les moines à recopier ces œuvres antiques. Transcripteur de l’Antiquité, il permet ainsi la conservation de tout ce savoir antique à la merci des envahisseurs. Cassiodore incite les moines à cultiver les plantes médicinales et à préparer les médicaments. Les religieux sont ainsi tout naturellement conduits à exercer la médecine, une médecine de qualité supérieure à celle de leurs « confrères laïcs ». Médecine et pharmacie se concentrent ainsi entre les mains du clergé régulier. Chaque monastère possède son jardin pour la culture des « simples », comprenant au moins une quinzaine d’espèces jugées de première nécessité comme le lys, la sauge ou le fenouil. Les moines conservent les médicaments dans une armoire, ou armorium pigmentarium, dont le responsable est le moine « apothicaire ». Les papes tentent à plusieurs reprises de limiter cet exercice dans les couvents, pour éviter que le clergé ne tombe dans le mercantilisme. La rupture entre l´Église et la médecine est confirmée lors du concile de Latran, en 1215. Abbesse d’un monastère bénédictin près de Bingen (Allemagne) et remarquable médecin, Hildegarde de Bingen (1098-1179) s’intéresse aux plantes dans son œuvre qui tient à la fois de l’encyclopédie, du régime de santé et du recueil de diagnostics. Dans son De Arboris, elle recense quelque 200 plantes médicinales 16 La Thébaïde ou La Vie des saints pères (détail), de Paolo Uccello, 1418-1420. © Galleria degli Uffizi, Florence, Italy / De Agostini Picture Library / G. Dagli Orti / Bridgeman Images Le Jardin des simples La règle de saint Benoît, la plus répandue dans les couvents du Moyen Âge, indique que le monastère doit comporter des jardins. Au jardin claustral destiné à la prière, s’ajoutent les jardins d’utilité tels que le potager (hortus), le verger (pomarius) et le jardin des simples (herbularius) où les moines obéissent à la règle de travailler (labora). Le jardin des simples désigne celui des plantes médicinales, qualifiées de « simples » contrairement aux préparations composées, dites « magistrales », des apothicaires. Ce jardin clos qui côtoie l’infirmerie s’inspire largement du fameux plan de l’abbaye bénédictine de Saint-Gall, élaboré vers 820. Les jardins bordés de plessis étaient cultivés en carrés, selon le multiple de 4, un chiffre symbolique renvoyant aux 4 éléments de l’Univers, aux 4 points cardinaux… La pharmacopée médiévale des moines se divise en 6 grands registres correspondant à des pathologies précises : les fièvres, les maux des femmes, les blessures, les purges, les maux du ventre et les intoxications venimeuses. Pendant longtemps, les jardins de simples ont été cultivés majoritairement par des religieux qui apportaient des soins non seulement aux habitants des monastères, mais également aux hôtes, religieux ou laïcs, aux pèlerins comme aux indigents. Le concile de Latran en 1215 a restreint cette pratique de soins aux malades à l’extérieur des monastères. À partir du XIIIe siècle, la culture des simples s’étendit autour des châteaux et des bâtiments civils. Page de gauche Hildegarde de Bingen (1098-1179) était une abbesse bénédictine allemande. Scientifique, femme politique, musicienne, compositrice, écrivain et poétesse, visionnaire mystique et médecin, auteur de Physica, elle avait ainsi développé de vastes connaissances pharmacologiques sur les plantes. © Shutterstock et leurs applications. Il n’y a pas de maladies, précise-t-elle, mais des hommes malades, et ces hommes sont intégrés dans un univers qui, de même qu’il participe à leur malheur, doit aussi prendre sa part dans la guérison. D’une curiosité intellectuelle qui préfigure le monde moderne, Albert le Grand (1193-1280) est le premier à définir clairement le statut des sciences dans la Chrétienté. Grand maître de l’enseignement des sciences au xiiie siècle, ses travaux s’inspirent largement de ceux d’Aristote. Il consacre sept livres aux végétaux. 17 La naissance du métier d’apothicaire Un apothicaire et son auxiliaire avec balance et mortier préparent un remède aux herbes médicinales. Enluminure italienne, fin du xive siècle, in Livre de la Maison Cerruti. Illustration pour le Tacunium sanitatis in medicina. Cod. Ser. Nov. 2644. Au Moyen Âge, l’ouvrage de référence était l’Antidotaire de Nicolas, recueil de quelque cent vingt formules, s’inspirant du Grand Antidotaire de Salerne, plus volumineux. Les drogues constituant la matière médicale, les matières premières servant à la confection des médicaments, appartenaient au règne végétal, animal ou minéral, comme l’indiquait la devise latine des apothicaires « in his tribus versantur » (ils sont versés dans les trois règnes). Celles issues des plantes étaient toutefois les plus nombreuses. On utilisait plante entière, feuilles, graines, racines, fruits séchés, sucs, ou même bois. Parmi les ouvrages de référence des apothicaires figurait De Materia Medica de Dioscoride. Au xie siècle, se produisit à Salerne, près de Naples, un renouveau de la médecine, par le mélange des héritages grec, arabe et juif. À cette époque, Platearius rédigea le Livre des simples médecines consacré aux plantes médicinales (Circa Instans dans la version originale), dont on connaît de nombreux manuscrits enluminés. Ces deux ouvrages furent à la base de l’enseignement des apothicaires jusqu’à la Renaissance. © akg-images / Erich Lessing Portrait de Theophrastus Paracelsus (1493-1541), copie d’une illustration tirée de son livre Astronomica et Astrologica Pouscula, Cologne, 1567, in History of Magic, publiée à la fin du xixe siècle. © Private Collection / The Stapleton Collection / Bridgeman Images Paracelse et l’apparition de la chimie A pparue à Bagdad au viiie siècle, la profession d’apothicaire s’est développée en Europe occidentale à partir du xiie, et surtout du xiiie siècle, à l’époque des premières universités. Dès l’origine, cette profession fut encadrée par une législation stricte. Les Constitutions de Melfi de 1231 et de 1241 sont les premiers textes officiels qui réglementent la préparation et la délivrance au public des médicaments dans le royaume de Sicile, sous le règne de l’empereur Frédéric II Hohenstaufen. Peu à peu, la plupart des grandes villes allaient se doter de statuts régissant la communauté des apothicaires. Les examens d’accession à la maîtrise comportaient trois parties. L’acte de lecture consistait en la lecture commentée de textes latins traitant de pharmacie. L’acte des herbes était consacré à la reconnaissance de plantes fraîches et de drogues simples, assortie de commentaires sur leurs propriétés. Le chef-d’œuvre comportait la préparation publique de plusieurs médicaments composés et durait plusieurs jours. L’exercice professionnel nécessitait la possession de pharmacopées officielles décrivant la formule des médicaments et les méthodes utilisées pour les préparer. 18 Médecin, entre un apothicaire pilant dans un mortier et un herboriste dans un jardin, Ms latin 6966, fol. 154v, in Antidotaire ; Collectorium chirurgicum (1451), Bernard de Gordone et Guy de Chauliac. © Bibliothèque nationale, Paris, Archives Charmet / Bridgeman Images Philippus Bombast von Hohenheim, alias Theophrastus Aureolus Paracelsus, est né en Suisse, à Einsielden, en 1493 ou 1494. Une fois reçu bachelier à Vienne, Paracelse poursuit des études médicales à l’Université de Ferrare, avant de voyager à travers l’Europe. Il suit l’imprimeur Froben à Bâle, où il rencontre Erasme et y est nommé médecin de la ville. Multipliant les provocations et faisant l’unanimité contre lui, il est contraint de quitter la cité et de reprendre son errance à travers les pays germanophones, pour finalement mourir à Salzbourg en 1541. Paracelse estimait qu’il y avait une relation entre le macrocosme (les planètes) et le microcosme (l’homme). Son approche de la maladie reposait sur une conception alchimique. Pour lui, la matière, ainsi que le corps humain étaient constitués à partir de trois principes : le soufre, le mercure et le sel. Les métaux se formaient au centre de la terre ou dans le fourneau des alchimistes (l’athanor) par la combinaison du soufre et du mercure, en présence de sel. Le corps humain fonctionnait semblablement et nécessitait, pour demeurer en bonne santé, un équilibre entre les trois principes. En cas de déséquilibre, la maladie apparaissait. Pour la soigner, il fallait rétablir l’équilibre entre les principes, en administrant au malade des substances chimiques, elles-mêmes constituées de soufre, de mercure et de sel, en proportions variables et choisies judicieusement. Pour la première fois, une théorie justifiait l’utilisation de produits chimiques en thérapeutique. Cette approche changea la finalité de l’alchimie qui n’avait plus pour but la quête de la pierre philosophale, mais la fabrication de produits chimiques utilisables en thérapeutique. On parla d’iatrochimie, la chimie qui soigne. Les idées progressistes de Paracelse lui valurent un succès posthume et annoncèrent la médecine chimique. 19 Des apothicaires aux pharmaciens Page de gauche Apothicaire, 1695, gravure de J. Schweitzer d’après une gravure d’Auguste Christian Fleichmann in Hausväterbuch de Franz Philipp Florinas, 1ere édition 1702. © akg-images A u cours des xvie et xviie siècles, les apothicaires furent de plus en plus impliqués dans le développement des sciences. Nicaise Lefebvre et Christophle Glazer rédigèrent des traités de chimie qui firent autorité. Le Cours de Chymie de Nicolas Lémery connut 17 éditions de 1675 à 1757 et fut traduit en allemand, anglais, espagnol, italien ou latin. Sa Pharmacopée Universelle ou son Traité des Drogues Simples furent des succès de librairie. Nombre d’entre eux firent partie de l’Académie Royale des Sciences. Par ailleurs, une nouvelle doctrine économique, le libéralisme, vint mettre en cause l’organisation des communautés de métiers, jugées être des freins au développement de l’économie. Le 25 avril 1777, une déclaration royale réorganisa la profession, créant le titre de maître en pharmacie, un Collège de Pharmacie et un enseignement officiel reposant sur la botanique, la chimie et la pharmacie galénique. Au cours de la Révolution, le décret libéral du baron d’Allarde supprima, à partir du 1er avril 1791, toute réglementation professionnelle et la nécessité de passer des diplômes. Pour la pharmacie, des accidents graves se produisirent et le Comité de salubrité publique rétablit les règlements antérieurs, quinze jours plus tard. Sous le Consulat, parut la loi du 21 germinal an XI (11 avril 1803) qui réaffirma le monopole pharmaceutique et institua des Écoles de Pharmacie, délivrant le diplôme de pharmacien, à Paris, Montpellier et Strasbourg. Nicolas Lémery, chimiste et pharmacien français (1645-1715). © akg-images / Science Photo Library 20 21