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La quête d’autonomie et ses limites
Le cas de l’éthique médicale à l’épreuve de la morale sociale
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Walter Lesch (Université catholique de Louvain)
Quand nous parlons d’autonomie dans une société comme la nôtre,
nous ne pensons pas exclusivement à l’histoire compliquée d’un
concept philosophique ou aux enjeux politiques de la notion
d’autonomie dans le sens de l’autogestion d’une entité politique qui
marque son indépendance à l’égard d’une structure hégémonique.
Sans vouloir nier l’importance ces dimensions, il ne faut pas perdre
de vue un autre lieu du débat : la revendication très concrète d’une
personne malade et vulnérable qui souhaite rester maître de sa
propre vie dans les limites qui sont imposées par la fragilité de son
corps et par des règles qui entourent la gestion des situations de
maladie et de dépendance
2
. La philosophie morale a tendance à
penser l’auto-détermination du sujet capable et responsable à partir
de l’idéalisation d’un individu en pleine possession de ses capacités
physiques et mentales. Par rapport à cette posture, la théologie
morale a tendance à vouloir domestiquer la quête d’autonomie en
faveur d’un postulat de théonomie qui ne dit pas grand-chose aux
interlocuteurs qui ne connaissent pas le vocabulaire d’une vision
théocentrique du monde
3
.
1. Le vocabulaire de l’autonomie
Le mouvement de la bioéthique en tant que projet intellectuel et
phénomène culturel et sociétal est largement tributaire d’un
renouveau de la philosophie pratique qui se présente aujourd’hui
comme un partenaire privilégié des praticiens dans le domaine de la
1
Ma participation au colloque dans le cadre du huitième centenaire de
l’ordre dominicain me permet d’exprimer publiquement ma gratitude à
l’égard de deux institutions liées aux Frères Prêcheurs : la Faculté de
théologie de l’Université de Fribourg en Suisse et l’École Biblique de
Jérusalem. Grâce aux années passées dans ces milieux stimulants, j’ai
découvert la richesse de l’énorme diversité à l’intérieur de la famille
dominicaine qui accueille des théologiens laïcs et dissidents.
2
Une première version de cet exposé a été présentée le 2 juillet 2015 à
Berne au symposium sur « Autonomie et responsabilité » organisé par la
Commission nationale d’éthique dans le domaine de la médecine humaine
(CNE) avec l’Académie Suisse des Sciences Médicales (ASSM).
3
Voir la reprise récente d’un débat qui marque la théologie depuis
quelques décennies : Stephan GOERTZ/Magnus STRIET (dir.), Nach dem
Gesetz Gottes. Autonomie als christliches Prinzip, Freiburg, Herder, 2014.
2
santé. C’est ainsi que le terme « autonomie » a fait son chemin des
textes philosophiques les plus abstraits vers les travaux d’éthique
appliquée pour devenir un mot-clé de la pratique médicale
4
. Une
médecine éthiquement respectable est une médecine qui respecte
l’autonomie du patient et qui ne fait rien sans son consentement
explicitement donné. Elle cultive un regard critique sur les
contraintes systémiques de l’appareil hospitalier (ou de n’importe
quel autre lieu professionnel de la médecine) et se met au service
des demandes légitimes de toute personne qui se retrouve dans une
position de capacités réduites par une maladie. La personne malade
a l’impression de ne plus être l’auteur de sa propre histoire. Elle est
livrée aux analyses, aux compétences, aux conseils, aux
interventions, aux soins et à la bienveillance d’experts qui sont
appelés à s’occuper des dysfonctionnements d’un corps qui n’obéit
plus aux exigences d’une performance « correcte ». L’idéal de
l’autonomie se définit par rapport à une situation qui se caractérise
par l’expérience négative d’une perte de la maîtrise de notre propre
vie. La maladie est inévitablement une expérience d’hétéronomie
dans le sens d’être exposé aux limites de notre souveraineté
physique et de devenir potentiellement l’objet d’interventions qui
sont maîtrisées par d’autres ou qui ne sont plus maîtrisables du tout.
Une autonomie idéalisée et élevée au rang de la norme ultime est
en contradiction flagrante avec une réalité de dépendance et de
contrainte.
Il ne sera pas nécessaire de récapituler en détail l’histoire des
principes de la bioéthique qui est indissociable de l’importance
accordée au principe d’autonomie comme clé de voute d’un
ensemble de principes
5
. Chaque discours plus ou moins pathétique
sur l’autonomie dit beaucoup sur l’ambiance d’une société qui a
besoin d’évoquer solennellement un idéal qui risque de susciter des
controverses. Il n’y a pas de réflexion sur l’autonomie sans la tension
permanente avec la mise en question d’une liberté qui se heurte à
une réalité peu favorable à la réalisation optimale de cette
revendication. Nous parlons de l’autonomie parce que nous sommes
conscients de sa fragilité à cause de menaces et de contraintes qui
vont plutôt dans le sens d’une gestion hétéronome de la personne.
D’une manière générale et dans les différents secteurs pratiques,
cette tension est articulée par la complémentarité de deux
approches : l’éthique individuelle et la morale sociale. Tandis que
4
Voir Bernard HANSON, « (Principe d’) Autonomie », in Gilbert HOTTOIS/Jean-
Noël MISSA (dir.), Nouvelle encyclopédie de bioéthique. Médecine
Environnement Biotechnologie, Bruxelles, De Boeck, 2001, p. 73-76.
5
Voir Hubert DOUCET, Au pays de la bioéthique. L’éthique médicale aux
États-Unis, Genève, Labor et Fides, 1996, p. 64-75.
3
l’éthique (dans le sens technique que donne par exemple Paul
Ricœur à ce terme) cherche à comprendre l’idéal d’une vie bonne à
un niveau personnel et existentiel (Quelle est la personne que je
souhaite être ? Quel est le projet que je veux réaliser dans ma vie et
qui définit mon identité ?), la morale opère dans la sphère des
normes à formuler et à implémenter dans les structures
institutionnelles. Il est difficile de respecter cette différentiation
terminologique entre éthique et morale scrupuleusement parce que
les deux dimensions interagissent en permanence. Toute vie
individuelle se déroule dans un contexte sociétal structuré par des
contraintes et des conflits d’intérêts. Et toute société dépend en
même temps de la multitude de projets individuels qui contribuent
au tissu complexe des structures partagées qui ont besoin d’une
régulation commune.
Les grandes théories de la philosophie politique se sont développées
autour des pôles de l’individu et de la collectivité afin d’accentuer
l’une ou l’autre perspective comme prioritaire : la quête d’une
liberté quasiment illimitée ou la dominance d’une vie collective
comme réalisation du bien commun. L’histoire a montré que tout
positionnement unilatéral crée presque inévitablement des
radicalisations idéologiques, que ce soit sous forme d’un libéralisme
inconditionnel ou sous forme d’une négation collectiviste des droits
de liberté. On ne peut pas dire que ces clivages politiques ont
disparu définitivement de la sphère publique. Ils se retrouvent
encore dans les convictions fortes des gens qui sympathisent avec
les extrêmes. Dans nos démocraties libérales et pluralistes, le
modèle du respect de la liberté a en principe un impact plus
important que toute tentation de négation des droits individuels.
Mais ce combat est loin d’être gagné lorsque le droit à
l’autodétermination informationnelle est sous la pression de
gestionnaires de réseaux qui ne sont pas les plus grands défenseurs
de la sphère privée et de la liberté individuelle.
La mentalité de notre socié est souvent considérée comme
individualiste et peu soucieuse des valeurs de solidarité et de
dépassement des petits bonheurs personnels. Une telle hypothèse
devrait être testée avec les moyens de la recherche empirique. De
toute façon, la sociologie contemporaine, donc la science qui a une
longue tradition de l’étude des phénomènes qui dépassent la sphère
purement individuelle, connaît aujourd’hui une recherche très
4
développée sur les « grammaires de l’individu »
6
et les nombreuses
manifestations de la prévalence des tendances individualistes.
Le vocabulaire philosophique de l’autonomie
7
, parfois peu
abordable à cause de sa technicité terminologique, a aujourd’hui
trouvé des correspondances dans une littérature sociologique très
attirée par des questions d’autodétermination et de possibilité
d’une vie authentique et libre. Il ne suffira pas de dénoncer ces
ambitions comme naïves et illusoires parce qu’elles minimisent le
poids des limites structurelles de la vie individuelle. La conscience de
ces limites est bien présente dans les programmes les plus
ambitieux d’une reconstruction de la personne qui cherche à écrire
sa propre histoire malgré les expériences d’aliénation et de
domination qui font partie de ce parcours risqué. La référence à
l’autonomie est tellement reconnue comme une norme
contraignante que la charge de la légitimation est beaucoup plus du
côté de la contrainte sociale qui a besoin d’une argumentation
convaincante pour être acceptée éventuellement comme une
exception à la règle. La culture contemporaine va dans le sens d’un
individualisme reconnu comme modèle standard en anthropologie
et éthique. Cette configuration n’est pas sans conséquences pour les
paramètres d’un débat sur l’autonomie et la contrainte.
2. Un diagnostic
Pour avancer dans la compréhension de la situation actuelle, je me
sers d’un ouvrage du sociologue français Alain Ehrenberg qui a
proposé une synthèse magistrale du paradigme de l’autonomie qui
est devenue la philosophie dominante de l’Occident
8
. Sans être
directement situé dans le domaine biomédical classique, l’œuvre de
cet auteur peut nous interpeller dans le contexte de l’éthique
médicale parce que le sociologue s’intéresse aux pathologies d’une
société qui est en train de perdre ses repères suite à une
glorification un peu aveugle de l’autonomie. Ehrenberg propose une
grille de lecture originale à partir de deux contextes qui ont fait
6
Voir Danilo MARTUCCELLI, Grammaires de l’individu, Paris, Gallimard, 2002 ;
Jean-Claude KAUFMANN, Ego. Pour une sociologie de l’individu. Une autre
vision de l’homme et de la construction du sujet, Paris, Nathan, 2001.
7
Voir Jerome B. SCHNEEWIND, L’invention de l’autonomie. Une histoire de la
philosophie morale moderne, Paris, Gallimard, 2001 (Version originale : The
Invention of Autonomy. A History of Modern Moral Philosophy, Cambridge,
Cambridge University Press, 1998).
8
Alain EHRENBERG, La société du malaise, Paris, Odile Jacob, 2010. Du même
auteur et sur des aspects du même thème : Le culte de la performance,
Paris, Calmann-Lévy, 1991 ; L’individu incertain, Paris, Calmann-Lévy, 1995 ;
La fatigue d’être soi, Paris, Odile Jacob, 1998.
5
émerger les sensibilités accrues à l’égard de l’autonomie : le modèle
nord-américain et le modèle français (qui pourrait être assimilé
approximativement à une mentalité européenne). Cette double
approche mérite d’être prise en considération par la bioéthique qui
s’interroge régulièrement sur les points communs et les différences
dans la pratique de cette discipline en Amérique du Nord et en
Europe. Il va de soi qu’une telle comparaison produit des
simplifications caricaturales. Mais le schéma a l’avantage de rendre
accessible une complexité théorique qui nous échappe si nous ne
procédons pas aussi par la reconstruction de modèles de pensée
plus ou moins identifiables.
L’hypothèse globale d’Ehrenberg est celle-ci : Lorsque la modernité
a promu avec obstination l’idéal d’une autonomie à appliquer dans
tous les domaines de la vie, elle a produit à la fois des effets
libérateurs et des exigences trop grandes. À partir du moment
l’émancipation devient une demande permanente, la grandeur de
cet idéal risque de frustrer et d’écraser le sujet qui touche aux
limites de ses compétences et qui doit se rendre compte qu’il n’est
pas dans toutes les circonstances le maître souverain de sa propre
vie. Le décalage entre l’idéal et la réalité provoque des moments
mélancoliques, des sentiments d’impuissances et des échecs
souvent compensés par des rêves de performances grandioses et
des pulsions anarchiques. Le sujet devient le lieu de deux tendances
contradictoires : impératif d’autodétermination d’un côté et de
l’autre côté assujettissement aux forces des structures qui
déterminent les marges de manœuvre relativement restreintes.
Nous sommes devant le phénomène paradoxal d’une augmentation
des attentes à l’égard de l’autonomie qui produit l’effet pervers
d’une instabilité psychique et d’une perte d’autonomie.
Ce tableau général se concrétise selon les contextes culturels et
politiques qui permettent à Ehrenberg de dégager le modèle de
« l’autonomie comme condition » (les États-Unis) et le modèle de
« l’autonomie comme aspiration » (la France). L’idéalisation
américaine du self-made-man résume bien une mentalité qui met
l’individu indépendant au centre d’une vie sociale compétitive. Agir
par soi-même et se gouverner soi-même sont des impératifs d’une
culture conditionnée par le culte de l’individu qui a du mal à
reconnaître l’ingérence d’une institution politique ou autre dans la
gestion de sa vie qui est un projet d’efficacité et de réussite. Une
telle attitude proactive stimule l’estime de soi et permet d’organiser
les techniques d’amélioration en cas de besoin. La psychologie et la
psychothérapie sont des outils utiles d’un individu toujours à la
recherche de la meilleure stratégie pour le renforcement d’un moi
qui doit parfois faire face aux dysfonctionnements. Les pannes de
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