Mémoire Bibliographique
par Pierre ARNAL
La diversification des insectes
phytophages :
Scénarios macroévolutifs
Figure © Condamine et al (2012)
sous la direction de
Emmanuelle JOUSSELIN (CR INRA)
et Andrea SANCHER MESEGUER (Postdoc INRA)
Année 2015-16
Master 2 BEE-Darwin
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Introduction
Les insectes phytophages sont très diversifiés : ils constituent plus du quart des espèces
terrestres décrites (Strong et al. 1984). Pour comprendre l’étonnante diversité du monde
vivant, il semble donc pertinent d’étudier ces organismes. Face à ce constat, de nombreux
auteurs ont suggéré que l’évolution vers la phytophagie était un moteur important de la
diversification des insectes (voir Southwood 1973) et des études ont dailleurs comparé la
diversité de clades phytophages avec celle de leurs clades frères, non phytophages et ont en
effet montré que les premiers étaient plus riches en espèces (Mitter et al. 1988 ; Wiens et al.
2015). Mais quels sont les mécanismes sous-jacents à cette accélération de la diversification
chez les phytophages ? Plusieurs caractéristiques des plantes font que la phytophagie a pu
favoriser la diversification de ces insectes : (i) les plantes terrestres constituent une ressource
très abondante (Strong et al. 1984 , Marvaldi et al. 2002), (ii) fragmentée (Bush, 1975) et (iii)
très diverse (Mitter et Brooks 1983). Cette grande diversité se traduit par l’existence de niches
écologiques très différentes sur lesquelles les phytophages vont pouvoir se diversifier. Ce
facteur est d’autant plus important qu’un insecte phytophage ne peut se nourrir que sur une
gamme restreinte de plantes. Effectivement, les défenses chimiques des plantes sont un
facteur sélectif important qui entraine une spécialisation. De plus un insecte phytophage se
nourrit très souvent sur des plantes apparentées (Jaenike 1990 ; Joshi et Thompson 1995).
Mais cette spécialisation alimentaire peut aussi s’interpréter comme un témoignage d’un
certain conservatisme de niche (Futuyma et Mitter 1996 ; Janz et Nylin 1998) et donc
suggérer que la spécialisation vis-à-vis de certaines espèces de plantes constitue une
contrainte évolutive qui freine la diversification des insectes (Mitter et al. 1991). Comprendre
la diversification des insectes phytophages nécessite donc dintégrer la spécialisation vis-à-vis
des plantes hôtes dans les scénarios évolutifs.
Lors de cette synthèse nous présenterons divers scénarios macroévolutifs [I]dans lesquels
l’adaptation et la spécialisation aux plantes jouent un rôle majeur dans la diversification des
insectes phytophages puis [II] des scénarios qui se penchés sur dautres facteurs et considèrent
notamment l’influence du climat comme fondamentale.
I] Le changement d’hôte comme moteur de la diversification
1) Le changement d’hôte : nouvelle zone adaptative
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Même si l’idée que les insectes et les plantes aient pu évoluer ensemble est ancienne (voir
Dethier 1941), la publication d’Ehrlich et Raven (1964) a été le véritable point de départ des
recherches portant sur la diversification des insectes phytophages en réponse aux pressions de
sélection exercées par leurs plantes hôtes. Simpson (1953), qui postulait que l’entrée dans une
nouvelle zone adaptative est suivie
d’une diversification rapide, a
probablement inspiré ces derniers. Selon
Ehrlich et Raven (1964), la « courses
aux armements » entre les défenses anti-
herbivores des végétaux (principalement
des composés chimiques) et les
contournements de celles-ci par les
larves de papillons est le principal
moteur de la diversification des
Lépidoptères. Ils estiment que quand
certains individus parviennent à
coloniser une espèce de plante dont les
défenses chimiques sont assez
différentes de la plante hôte des populations dont ils sont issus, cela ouvrirait une nouvelle
zone adaptative (voir Fig. 1). La capture d’une nouvelle lignée de plantes permettrait ainsi la
diversification rapide des insectes sur les niches écologiques offertes par les espèces végétales
de cette lignée. Ce modèle sera plus tard nommé « escape and radiate ».
La théorie d’Ehrlich est Raven (1964) est encore d’actualité et de nombreuses études
cherchent à en vérifier les prédictions. Ainsi, Marvaldi et al. (2002) ont mis en évidence que
les nombreux changements d’hôtes des Gymnospermes vers des Angiospermes étaient
associés à des accélérations des taux de diversification chez les charançons (Coleoptera :
Curculionoideae). Plus récemment, ce sont Winkler et al. (2009) qui ont montré un patron
« escape and radiate » chez les mouches du genre Phytomyza (Diptera : Agromyzidae). Ils ont
en effet mis en évidence des taux de diversification significativement plus élevés chez les
lignées qui avaient effectué changement de plante hôte dans ce genre de Diptères phytophage.
Si le scénario d’Ehrlich et Raven (1964) a fortement inspiré les études sur l’évolution des
associations plantes-insectes, il a également été revisité et nuancé. Plusieurs études ont
Figure 1 : Modèle « escape and radiate ». A T0, trois espèces d’insectes
phytophages (A0, B0 et C0) sont présents sur trois espèces de plantes de la
même famille (carrés) alors que d’autres espèces de plantes d’une autre
famille (pentagones) ne sont pas occupées. A
T1
, une partie des populations
de l’espèce B0 colonise une plante d’une nouvelle famille et forme l’espèce
B1. A
T2
, la lignée B1 colonise trois nouvelles plantes de la famille
« pentagone » et, en se spécialisant sur ces trois espèces de plantes, les
populations issues de B1 forment trois nouvelles espèces d’insectes.
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souligné que ce scénario ne signifiait pas que quil y avait un phénomène de cospéciation
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entre les insectes et leurs plantes hôtes (Janz et Nylin 1998 ; Gomez-Zurita et al. 2007), mais
simplement qu’il permettait d’expliquer pourquoi les espèces d’insectes apparentées se
nourrissaient d’espèces de plantes apparentées (Janz 2011). De plus, l’étude d’Ehrlich et
Raven (1964) ne discutait pas explicitement du rôle de l’évolution de la gamme d’hôtes. Les
scénarios élaborés à partir de cette étude intègrent beaucoup plus clairement l’évolution de la
spécialisation vis-à-vis des plantes hôtes dans l’histoire macroévolutive des insectes.
2) Le rôle central de la spécialisation vis-à-vis des plantes hôtes
La spécialisation des insectes phytophages, est souvent définie par rapport au nombre de leurs
plantes hôtes. On dit d’un insecte qui est capable de se nourrir de plusieurs espèces de plantes
qu’il est généraliste (e.g. le bombyx disparate, voir Barbosa 1978) alors qu’un insecte dit
spécialiste est présent sur quelques plantes apparentées (e.g. les Coléoptères du genre
Bruchidus sur les Fabaceae, voir Johnson 1981). Parce qu’il peut en résulter la formation de
races (Bush 1975) ou un isolement géographique entre les populations (Peterson et Denno
1998), la spécialisation est un processus très important dans la spéciation des insectes
phytophages (Forister et al. 2012).
A. L’hypothèse d’oscillations
L’évolution de la gamme d’hôtes a
justement un rôle central dans le modèle
des oscillations oscillations
hypothesis ») de Janz et al. (2006 ; voir
également Janz and Nylin 2008). Ils
estiment que lors de l’évolution d’une
lignée de phytophages, il y a une
évolution succession d’espèces
généralistes et spécialistes. Ainsi, dans
leur modèle, la gamme de plantes hôtes
connait des oscillations au cours de
l’évolution des lignées d’insectes phytophages : les ancêtres spécialistes laissent place à des
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La cospéciation, terme défini par Brooks (1979), est la spéciation simultanée de deux lignées engagées dans
une interaction interspécifique. Il en résulte deux phylogénies congruentes.
Figure 2 : Modèle « oscillations ». A T0, une espèce d’insecte phytophage
spécialiste (A0) ne se nourrit que de plantes oranges. A T1, Elle devient
généraliste et capable de se nourrir sur des plantes blues, jaunes et vertes. A
T2, les lignées présentes sur les plantes de différentes couleurs (A0, A1, A2)
divergent et il en résulte quatre espèces spécialistes.
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espèces généralistes qui eux même vont donner naissance à des populations qui vont s’adapter
et se spécialiser sur certaines espèces de plantes et donc former de nouvelles espèces
spécialistes (voir Fig. 2). Cette théorie prédit donc : (i) que les espèces spécialistes
(nombreuses) dérivent d’espèces généralistes (peu nombreuses) et (ii) que les lignées
d’insectes qui ont connu de nombreuses transitions évolutives dans leur régime alimentaire
sont plus diversifiées que les autres.
Nylin et Janz (2009) ont ensuite suggéré que la plasticité phénotypique permettait aux
spécialistes de coloniser d’autres plantes et donc de se généraliser. Ils se sont notamment
appuyés sur la théorie de Westeberhard (1989, 2003) qui stipule que un changement évolutif
d’un trait passe par (i) une phase d’accommodation phénotypique, sans changement
génétique, puis (ii) par une phase d’accommodation génétique.
B. Les chaises musicales
Récemment, Hardy et Otto (2014) ont suggéré que les insectes phytophages spécialistes
pouvaient se diversifier sans passer par un stade généraliste, donc sans que l’on constate des
oscillations dans la largeur de leur régime alimentaire dans leur histoire évolutive. Suivant un
modèle qu’ils ont qualifié de « chaises musicales », les espèces spécialistes peuvent
continuellement former de nouvelles espèces en changeant de plante hôte (voir Fig. 3). Ils ont
notamment montré que les papillons
généralistes avaient un taux de
diversification plus faibles que les
spécialistes et ont attribué cela à la
grande plasticité des généralistes qui
leur permettait dintégrer de nombreuses
plantes dans leur régime et limiterait
donc l’isolement reproducteur entre les
populations, et donc la spéciation.
Cependant, cette apparente conservation
de la spécialisation pourrait cacher un
passage bref par un stage néraliste comme le suggèrent Armbruster et al. (2013 ; voir
également Nylin et Janz, 2009) dans leur étude sur les pollinisateurs des Euphorbiaceae du
genre Dalechampia. Une reconstruction des syndromes de pollinisation sur la phylogénie de
Figure 3 :Modèle « des chaises musicales ». A T0, une espèce d’insecte
phytophage spécialiste (A0) ne se nourrit que de plantes « carrées ». A T1,
des individus de cette espèce changent d’hôtes et forment une nouvelle
espèce, A1, tout en restant spécialiste. A T2, le même processus se répète vers
les plantes « rondes ».
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