Entretien avec Jay Gottlieb - les Flâneries Musicales de Reims

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Les ENTRETIENS des Flâneries Musicales
entretien avec JAY GOTTLIEB
C
ertains musiciens découragent toute espèce de classement
ou de dénition. Prodigieux pianiste, Jay Gottlieb est de
ces artistes atypiques qu’il serait vain de vouloir enfermer
dans une case stylistique. « J’aime tous les compositeurs qui me
surprennent, de Scarlatti à Keith Jarrett ! » lance le pianiste new-
yorkais, parisien d’adoption. Pétillant, brillant et un brin facétieux,
Jay Gottlieb revendique cette liberté de saute-frontières que son
insatiable curiosité conduit d’un univers à l’autre. Il s’afrme dans le
même temps comme l’interprète indispensable aux compositeurs
contemporains qui trouvent dans la surprenante étendue de ses
modes de jeu et son intelligence musicale, le médiateur
idéal pour leurs créations. Olivier Messian, Magnus
Lindberg, Maurice Ohana, impossible de citer tous
les grands compositeurs de notre temps qui lui ont dédié
des œuvres.
« Jay Gottlieb est un
de ces rares musiciens
auxquels pense un
compositeur lorsqu’il
écrit sa musique »
conrme Lukas Foss.
ʽ ʽʽ ʽpropos recueillis par ANNE DE LA GIRAUDIERE
Jay Gottlieb, pianiste
phénoménal
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L’empreinte de Nadia Boulanger…
Le parcours de Jay Gottlieb dessine la silhouette d’un musicien exceptionnellement doué. Comme nombre de
virtuoses, Jay a été immergé dès sa prime enfance dans la musique. A New-York où il est né, son père était homme
d’affaires et grand amateur de musique ; sa mère, interprète et professeur de danse moderne, pratiquait le piano à
ses heures : « Très tôt, j’ai ressenti l’appel du Steinway qui trônait dans le salon. Personne ne m’a forcé, c’était une
véritable vocation ! » sourit le pianiste. Elève à la Juilliard School et à la High School of Performing Arts, le jeune
prodige noircit ses premières partitions à 10 ans et bénécie des conseils des meilleurs
professeurs. Une rencontre, entre toutes, sera déterminante dans son parcours, celle
de Nadia Boulanger : « Nadia ne me quitte jamais. Je pense à elle comme à la musique
incarnée. Je me souviens de son intelligence, de son esprit critique, de sa méthode
très socratique, de son exigence aussi. La musique était en tout pour elle et toute la
musique était en elle... ». Auprès de ce mentor d’exception qui a formé les plus grands
musiciens du XXème siècle, le jeune musicien apprend la musique au sens large, la
composition, l’harmonie, le contrepoint, l’analyse… mais aussi à repousser toujours
plus loin les frontières de l’expression. C’est elle encore qui l’envoie à Harvard étudier
la philosophie, l’anthropologie, la psychologie, les mathématiques, parallèlement à la
musique. « Il n’y avait même pas à discuter ! Il fallait que j’aille à Harvard » se souvient
Jay qui en a gardé une forte prédilection pour la philosophie.
Une virtuosité polymorphe
A l’issue de ses études, Jay choisit de s’installer à Paris et de se
consacrer au piano. « Il m’a fallu choisir entre la composition et
l’interprétation. Le piano l’a emporté mais mon goût de la création
reste nourri par mon travail avec des compositeurs contemporains
et l’improvisation. ». Son ascension dans le monde musical
est fulgurante. Lauréat d’un nombre impressionnant de prix
(Fondation Menuhin, Fondation Rockefeller, Prix Lincoln Center,
Prix Lili Boulanger, Concours international d’improvisation, etc,
etc), il est invité comme soliste par des chefs ayant pour nom
Boulez, Ozawa ou Nagano… Au concert comme au disque,
sa technique éblouissante alliée à une variété de dynamiques
magistrale et un tempérament de feu stupéent la critique
musicale : « Incomparable » pour Le Monde, « Magistral »
pour Diapason, « Prodigieux » pour le Point, « Exemplaire »
pour Télérama… la presse rivalise de superlatifs dès qu’il s’agit
d’évoquer le phénomène Gottlieb. S’il est très engagé dans la
création contemporaine, Jay Gottlieb défend aussi avec brio la
musique américaine. Ses enregistrements des œuvres de John
Adams, Philip Glass, John Cage ou Charles Ives ont ainsi reçu
les plus hautes distinctions. Inlassable défricheur, il a tiré de cette
virtuosité polymorphe, un art d’improvisateur et le goût du risque.
On l’attend ainsi avec impatience aux Flâneries dans une
série d’improvisations autour du romantisme et des Années
folles mais aussi dans une carte blanche qui reète bien
l’éclectisme de ce pianiste hors norme…
Elève à la Julliard
School et à la High
School of Performing
Arts, le jeune
prodige noircit ses
premières partitions
à 10 ans et bénécie
des conseils des
meilleurs professeurs
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Flâneries Musicales : Comment déniriez-vous l’improvisation ?
Jay Gottlieb : Pour certains l’improvisation peut être à la base d’une
composition écrite. Pour moi, elle est intimement liée à l’instant et relève de
la pure invention musicale. C’est le compositeur resté en moi qui s’exprime.
J’ai la chance de pouvoir improviser en temps réel. Je suis convaincu
qu’on ne peut pas devenir improvisateur. C’est quelque chose qu’on a ou
qu’on n’a pas en soi. Cela ne s’apprend pas. Dans l’improvisation, j’aime la
notion d’immédiateté. Il y a toujours une part d’inconnu à la fois excitante et
angoissante. C’est comme faire du trapèze sans let.
Flâneries Musicales : Que représente pour vous le mouvement romantique
et comment abordez-vous ces « improvisations romantiques » ?
Jay Gottlieb : La période romantique évoque à mes yeux les grands
aventuriers du XIXème siècle. J’ai l’image de l’explorateur, main tendue
devant l’être humain pour aller plus loin. Il y a dans la Vienne moribonde de
l’époque, un mélange de dégénération et de joie sous les larmes qui me touche
beaucoup. Je suis particulièrement fasciné par Schumann, son imaginaire,
sa forme de folie. Certaines pages recèlent des trouvailles incroyables et
révèlent un compositeur immense et surprenant. Il y aura probablement des
réminiscences de tout cela dans mes improvisations.
Flâneries Musicales : et les Années Folles ?
Jay Gottlieb : Au début du XXème siècle, l’abstraction arrive avec Kandinsky
en peinture et Stravinsky dans la musique. C’est aussi l’avènement du jazz,
du futurisme, du dadaïsme. Toutes les conventions explosent avec des
compositeurs comme George Antheil, immense talent dont Aaron Copland
disait « c’est un génie incroyablement imparfait ».
Le « geste » évoquera donc Antheil, Milhaud, Stravinsky mais ce sera ma
musique ! Le geste est un mot clé dans l’improvisation. C’est un catalyseur
qui permet de lancer les cellules rythmiques. A l’improvisateur ensuite de
produire le sujet et l’harmonie…
Flâneries Musicales : Vous avez ensuite une carte blanche le 4 juillet
vous présentez un programme très éclectique ! Comment avez-vous
construit ce récital ?
Jay Gottlieb : Comme une extension des Années folles. Tout le programme
est construit sur la notion de musique populaire intégrée au sein de la musique
savante. Cette idée de fusion est illustrée par le Ragtime de Paul Hindemith
que j’adore, une musique nocturne, très puissante de 1922 et le Blues de
Aaron Copland qui est l’incarnation même de l’apport de la musique populaire
dans la musique symphonique. Je jouerai aussi du Erwin Schulhoff que je
considère comme un génie absolu. Même Debussy qui avait la dent dure
disait: « voilà enn un vrai musicien ! ». Son œuvre est une fusion parfaite
de guration chopinienne et d’harmonies plus épicées, une pure merveille !
Quant à Karen Tanaka, elle a fabuleusement absorbé les inuences de la
musique américaine et la techno.
Jay
GOTTLIEB
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Flâneries Musicales : Comment s’inscrit Keith Jarrett dans ce programme ?
Jay Gottlieb : Avec Keith Jarrett, la fusion s’exerce en sens inverse. C’est le jazz qui incorpore le
classique. J’ai rencontré Keith lorsque j’étais encore étudiant à Boston. Il m’a invité sur scène et m’a
demandé d’aller sous le piano ! Là, totalement imbibé du son, j’ai réalisé à quel point c’était un immense
musicien. Il parvient à allier de longues phrases virtuoses, des éléments de classique très baroques et
l’improvisation jazz dans un travail musical de tout premier ordre.
Flâneries Musicales : Vous allez également interpréter une suite sur les dix Symphonies de
Mahler ?
Jay Gottlieb : Récemment, on a découvert dans la bibliothèque de Nadia Boulanger, des partitions des
Symphonies de Mahler annotées. Cela a été un vrai choc. Cela fait maintenant un an et demi que je
joue avec cette œuvre. J’ai créé une suite qui dure près de 30 mn avec ma propre construction. C’est
toujours du Mahler mais cela devient dans le même temps un autre objet…
Flâneries Musicales : On vous entendra enn en duo avec le violoniste Diego Tosi dans un tout
autre registre ?
Jay Gottlieb : En 2007, j’ai déjà enregistré avec Diego Tosi la Sonate pour piano et violon de Giacinto
Scelsi. Nous avons très bien travaillé ensemble et les organisateurs ont souhaité nous réunir de nouveau.
Mais le programme est signé 100% Diego. Je suis seulement le pianiste qui accompagne ! Il y a tout de
même beaucoup de notes à jouer notamment dans Saint-Saëns, apogée du grand piano romantique
qui demande une extrême virtuosité.
Flâneries Musicales : Figure de proue de la création contemporaine, vous jouez également tout
le répertoire classique. Quel est nalement votre répertoire de prédilection ?
Jay Gottlieb : J’ai donné récemment une conférence, « Six siècles de sixième sens », où j’expliquais
comment la surprise est le secret de la grandeur en termes de composition, du XVIème au XXIème siècle.
Cela fonctionne aussi bien avec Bach, Mozart, Beethoven qu’avec Berio, Ligeti ou Crumb ! Une œuvre
doit apporter quelque chose de nouveau et surprendre quelle que soit l’époque. Nadia Boulanger, qui
était la plus grande analyste musicale de tous les temps, m’a ouvert cette voie synthétique. Tout est
lié comme une succession de levers et de couchers de soleil. Je peux jouer des œuvres décrétées
« sérieuses » puis me jeter dans West Side Story de Bernstein avec le même bonheur.
Flâneries Musicales : Quels sont les projets qui vous tiennent à cœur ?
Jay Gottlieb : Grâce à deux grands musicologues, j’ai découvert un compositeur russe, Nicolas
Oboukhov, initialement révélé par Ravel et Messiaen, qui me passionne. C’est une musique rare,
empreinte d’un grand mysticisme et j’ai la chance de posséder l’intégrale de sa musique pour piano,
que j’ai d’ailleurs enregistrée, le CD est sorti cette saison. D’autre part, je rêve de monter un projet avec
Scelsi, un immense compositeur et un véritable gourou pour moi à qui j’ai été lié par une merveilleuse
amitié. L’imprimatur de Scelsi et de Nadia Boulanger a été plus signicative dans ma vie que tout au
monde. Leur bénédiction m’a donné de la force pour le restant de mes jours.
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