LALIBER
VENDREDI 8 JANVIER 2016
8HISTOIRE VIVANTE
L’armée tient l’Egypteparson économie
MOYEN-ORIENT •
Cinq ans après le Printemps arabe, un haut gradéesnouveauau pouvoir en Egypte.
Cettereprise de contle politiquepar les militaires s’explique en bonnepartie par leur domination économique.
PROPOS RECUEILLIS PAR
PASCAL FLEURY
Lorsque en janvier
2011 la population
égyptienne occupela
place Tahrir au Caire et
qu’elle ussit à débou-
lonner le «pharaon»
Hosni Moubarak, elle
croit se débarrasser définitivement des
militaires au pouvoir depuis soixante ans.
Mais apsl’euphorie de la volution et
le ve de démocratie, apsl’échec cui-
sant de l’intermède des Frères musul-
mans et la destitution du président Mo-
hamed Morsi en juillet 2013, c’est à
nouveau un haut gradé de l’armée, le ma-
chal Abdel Fattah al-Sissi, qui dirige le
pays.
Comment expliquer pareille reprise
de contrôle militaire?Par le «poids éco-
nomique» de l’élite militaire, répond
l’Egyptien YoussefSaberHanna, cher-
cheur en relations internationales à
Science po Bordeaux et auteur d’une-
cente étude1surle sujet. Analyse.
Depuis 1952 et la chute de la monarchie
en Egypte, les militaires n’ontcessé de
contrôler le pouvoir.Même pendant le
Printemps arabe et la brève présidence
d’une année de Mohamed Morsi, ils
tiraient les ficelles. Comment
expliquez-vous historiquement cette
prédominance de l’élite militaire?
Yo ussefSaber Hanna: L’armée est in-
dissociable de la construction de
l’Egypte moderne. Son accès au pouvoir,
depuis le coup d’Etat de 1952 des «offi-
ciers libres» contre le roiFouad II, dont
GamalAbdel Nasser était le plus in-
fluent, estfacilité par la confusion entre
les notions d’«Etaet d’«autorité», une
confusion que l’on retrouve d’ailleurs
dans la plupart des pays arabes et afri-
cains. On apu l’observer dès l’arrieau
pouvoir de Nasser, qui a imposé le prin-
cipe de «légitimité militaire». Mais la
confusion des genres a encore pu être
clairement obsere lors de l’interven-
tion militairede juillet 2013. Les diri-
geants des Frères musulmans, accusés
d’espionnage, ont été traduits en justice
par les militaires devant les tribunaux ci-
vils. Le machal al-Sissi a alors déclaré
que cette intervention des forces armées
était de leur «devoir national».
Historiquement, la prédominance
durable de l’élite militaire s’explique
aussi par la faiblesse de la représentati-
vité politique de la classe moyenne
égyptienne. Les leaders du vieux parti
al-Wafd ont longtemps appartenu uni-
quement à la grande bourgeoisie ou au
monde des grands propriétaires. De
même pour le Partinational démocrate
(PND), qui n’a pas su offrir une arène
politique à la population et s’est enlisé
dans sesseaux de clientélisme. Au-
jourd’hui encore, les militaires sont en-
clins à remplir ce «vide de pouvoir»,
face à des partis fragiles, insuffisam-
ment profilés et incapables d’alliances
électorales.
Le facteur culturel peut-il aussi expliquer
ce succès politique récurrent des élites
militaires?
Personne ne peut nier l’image glorieuse
et pompeuse que retl’armée égyp-
tienne auxyeux de la population. Ceci
est dû peut-être à la culture islamique
dominante.Une citation du prophète
évoque la suriorité des soldatségyp-
tiens, qualifiés de «meilleurs hôtes sur
la terre». L’ inexistence d’une paration
nette entre le souverain politique et le
chef militaire dans la culture islamique
joue également au profit du le poli-
tique de l’armée. La confusion remonte
en faitau temps des pharaons. Elle est
profondément enracinée dans la
conscience des citoyens, notamment à
la campagne. La colonisation aaussi
contribué à la consolidation de l’image
impressionnante de l’uniforme mili-
taire. Pas étonnant alors
qu’apsl’intervention de
l’armée en 1952, comme en
2013, la majeure partie de la
société se soit ralliée aux
militaires, que ce soit par
nération ou par crainte
des dangers éventuels
d’une opposition.
Au-delà de cesfacteurs socioculturels,
vous expliquezconcrètement le contrôle
de l’armée sur la politique parsa
domination économique.Quelle estson
emprise sur l’économie du pays?
Il n’estpas possible de donner des chif-
fres exacts, les budgets militaires n’étant
pas publiés. Mais le caractère managé-
rial et gestionnaire de l’élite militaire est
assument très important (l’armée dé-
tiendrait entre 25% et 45% de l’économie
égyptienne, selon diverses sources,
ndlr). Au part, lors de la phase d’in-
dustrialisation massive menée par Nas-
ser en 1954, le le économique de l’ar-
mée s’inspire du modèle communiste.
Jusqu’en 1975, on parle de complexe mi-
litaro-industriel, fondé sur les industries
militaires et la nationalisation de très
nombreuses entreprises. Le gime mili-
tairevoulait mettre fin àl’influence de la
grande bourgeoisie capitaliste qui mo-
nopolisait les richesses. Il détenait le
droit de s’approprier des terresselon ses
besoins. Après le conflit contre Israël et
les crises économiques, l’institution mi-
litaire s’est mise à travailler au profit de
sonautosuffisance, produisant des
armes, mais aussi des produits alimen-
taires et autres marchandises civiles à
l’intention des troupes.
L’institution militaire passeensuite
la vitessesupérieure...
Au but des années 1980, dès l’arrivée
de Moubarak, le le économique de l’ar-
mée s’accroît énormément. Pour le maré-
chal Abou Ghazala, ministre de la Dé-
fense, l’armée est la seule institution
capabled’achever rapidement le déve-
loppement économique du pays, de par
sescapacités organisationnelles, planifi-
catrices et exécutives. s lors, elle inves-
tit tous azimuts: constructions, infra-
structures, aménagements publics, trans-
ports terrestres et maritimes (canal de
Suez), stations d’essence, grande distri-
bution, hôpitaux, hôtellerie, tourisme...
Lesgions qu’elle convoite comme lieux
de vacances sont claes terrains de
manœuvres militaires, vidées de leurs ha-
bitants, puis transformées en stations
balnéaires. C’est ainsi, par exemple, que
les militaires ont saisi 6km de la plage
principale de Sidi Kreir, à Alexandrie.
Dans quelle mesure ces investissements
profitent-ils auxmilitaires?
Ilssont d’abord ungaged’emploi pour
de nombreux officiers arrivant àlare-
traite vers 50 ans. Moubarak, par exem-
ple, plaçait systématiquement ses an-
ciens officiers dans les entreprises et
projets nationaux. Certains d’entre eux
sont devenus directeurs ou membres de
conseils d’administration de grands
groupes,malgleurs comtences par-
fois insuffisantes. Les officiers et leurs fa-
milles néficient aussid’autres avan-
tages. Dans les zones sidentielles, des
coopératives leur fournissent les biens
de consommation à tarifs duits. Les ci-
vils qui ont des relations d’amitié ou de
clientélisme avec les militaires peuvent
aussi en profiter. Des hôpitaux militaires
et des lieux de villégiature leur sont éga-
lement servés.
Aujourd’hui, le maréchal al-Sissi
poursuit-il la même politique?
Il ne s’agit évidemment plus d’un ré-
gime de type nassérien, car ce sont dés-
ormais des civils qui occupent la ma-
jeure partie des postes à responsabilité
économique et politique. L’armée reste
toutefois très impliquée au travers d’un
organe subsidiaire, l’«autorité nie»,
qui s’octroie l’exécution des projets na-
tionaux. L’ institution militaire, parson
caractère social novateur, montre
quelques signes allant vers une transi-
tion démocratique, notamment depuis
l’instauration d’une nouvelle Constitu-
tion en 2014 et d’un nouveau parle-
ment en 2015.
Une grande fraction des électeurs
ont soutenu al-Sissi lors des psiden-
tielles. Pour eux, le président a empêc
une guerre civile et mis un terme à un
fascisme religieux incompatible avec les
traditions de la société égyptienne. Une
partie de la population, notamment dans
la jeunesse, ne voulait cependant pas du
retour d’un militaire au pouvoir. Mais
elle a été incapable de proposer des al-
ternatives pour ramener le calme et la sé-
curité. Le gouvernement actuel devrait
permettre à terme la mise en place d’une
alternance civile au pouvoir.
I
1YoussefSaber Hanna, «L’élite militaire en
Egypte: analyse politico-économique», Editions
universitaires européennes, novembre 2015
L’armée égyptienne, qui dispose d’envi-
ron 438 000 hommes et de 480000 ser-
vistes, peut compter sur le soutien des
Etats-Unis. Depuis les accords de Camp
David en 1978, elle reçoit chaque année
une aide évaluée à 1,3 milliard de dollars.
Selon le Congrès américain, ce soutien
couvrirait près de 80% de ses dépenses
d’équipement et près du tiers de sonbud-
get. LesEtats-Unis offrent aussi chaque
année une formation dans leurs écoles
militaires à plusieurs centaines d’officiers
égyptiens. Depuis 1980, Le Caire s’est fait
livrer plus de 220 chasseurs F-16 améri-
cains et des chars Abrams sont produits
sous licence en Egypte depuis 1988.
«Ce partenariat assure des com-
mandes gulières aux entreprises améri-
caines, mais permet aussiauxnéraux
égyptiens de faire du commerce civil avec
des entreprises américaines productrices
de biens de consommation. Un exemple
flagrant est la production de voitures Jeep,
un monopole des usines militaires en par-
tenariat avec l’entreprise américaine
Chrysler», explique le chercheur Youssef
SaberHanna.
Durant le Printemps arabe, il y a cinq
ans surla place Tahrir, l’armée égyp-
tienne s’est liguée avec les manifestants.
Il faut dire qu’elle n’avait pas appréc
que le président Hosni Moubarak dé-
signeson fils Gamal comme sonsucces-
seur, alors que cet homme d’affaires,
tourné vers la société civile au détriment
de l’économie de l’armée, n’avait même
pas fait sonservice militaire, comme le
raconte la trilogie «Pharaons de l’Egypte
moderne», à voir les dimanches 10 et
17 janvier surRTS2.
Lors de la destitution de Mohamed
Morsi, le 3 juillet 2013, les Etats-Unis ont
annulé des mauvres militaires
conjointes avec l’Egypte. Mais la condam-
nation américaine de la violence s’est ar-
tée là. C’est que l’Egypte joue la carte de
la coalition internationale contre le terro-
risme. En février dernier, elle a bombardé
des sites d’entraînement et des arsenaux
du groupe Etat islamique en Libye. PFY
Collaboration étroite avec l’armée américaine
Lors du Printemps arabe en janvier 2011 sur la place Tahrir,l’armée égyptienne s’est
montrée solidaire des manifestants. KEYSTONE
Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi lors de l’inauguration de l’extension du canal de Suez, en août 2015.KEYSTONE
Du lundi au vendredi
de 20 à 21 h
Dimanche: 21h05
Lundi: 22h30
Histoire vivante
Radio Télévision Suisse
REPÈRES
Régime militaire
> Révolution
en 1952.
Les«officiers libres»
renversent le dernier roi
d’Egypte, Fouad II.
> Gamal Abdel Nasser
élu président en 1956.
> Guerre
des Six-Jours
contre Israël en 1967.
> Anouar el-Sadate
succède à Nasser en
1970.Signe les accords
de Camp David en 1978.
Prix Nobel de la paix
avec Menahem Begin.
Assassiné en 1981.
> Hosni Moubarak
est
élu en 1981. Plus de
29 ans de règne.
> Révolution
du Prin-
temps arabe le 25 jan-
vier 2011. Moubarak est
renversé après 18 jours.
> Mohamed Morsi,
lea-
der des Frères musul-
mans,est élu en 2012.
Destitué par l’armée en
juillet 2013.Condamné
à mort en 2015.
> Abdel Fattah al-Sissi
est élu en mai 2014.
PFY
«Les militaires
remplissent le
vide de pouvoir»
YOUSSEF SABER HANNA
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