Maria Kavcová (Tampere)
La transitivité et le stéréotype
Cet article présente une introduction à ma thèse que je viens de commencer.
L’emploi absolu de verbes transitifs a fait déjà couler beaucoup d’encre. Les linguistes les examinaient de plusieurs
côtés. Mais il semble qu’il y ait un autre côté de ce phénomène qui mérite d’être examiné de plus près. C’est son côté
stéréotypique.
Le point de départ pour notre travail est l’hypothèse de Carla Marello (1997), selon laquelle l’emploi absolu de verbes
transitifs tel quel est présenté dans les dictionnaires peut parfois être associé à la stéréotypie.
Elle traite ce phénomène en comparant trois langues romanes – le français, l’italien et l’espagnol. Pour illustrer ce
phénomène elle utilise, entre autres, l’exemple du verbe français raccrocher et de son équivalent italien riattaccare. Ce
verbe est employé sans objet dans le sens de ‘terminer la communication’. Mais son cadre stéréotypique remonte à une
époque où tous les appareils téléphoniques avaient un récepteur et il fallait raccrocher ce récepteur pour interrompre la
communication. Aujourd’hui on emploie le même verbe raccrocher (sans objet) aussi pour les téléphones portables où
on appuie sur un bouton pour terminer la communication.
Carla Marello a distingué cinq groupes de stéréotypes, mais on ne s’intéressera qu’à deux d’entre eux – à des verbes à
objet spécialisé et à des verbes en emploi attitudinal.
Voici deux buts principaux de mon travail:
a. la détermination de ces deux groupes de stéréotypes en français et en slovaque
b. la délimitation de similitudes et de différences entre la langue romane et la langue slave
concernant la stéréotypie.
Etant donné que le travail est aujourd'hui sur la ligne de départ le but de cet article est de présenter des questions
théoriques dont on se sert pour délimiter les stéréotypes verbaux, c’est-à-dire les verbes français et slovaques en emploi
absolu stéréotypique où le référent implicite1 est spécialisé.
Introduction
La problématique du stéréotype connaît depuis quelques années un développement remarquable dans les sciences
humaines.
La notion de stéréotype a été pour la première fois introduite en sémantique par le philosophe Hilary Putnam en
1975 pour décrire la signification des noms d’espèces naturelles et d’artefacts. Le stéréotype est la description « d’un
membre normal » de la classe naturelle, présentant les caractéristiques qui lui sont associées. H. Putnam développe,
entre autres, l’exemple d’or. Le stéréotype d’or comprend le trait /couleur jaune/( bien que l’or pur soit blanc) parce que
l’or qu’on voit en général dans des orfèvreries est typiquement jaune. Le stéréotype est donc l’idée conventionnelle,
parfois inexacte, qui correspond à l’image sociale partagée de l’unité lexicale. Les propriétés peuvent être vraies ou
fausses (éléments de croyance, représentations culturelles).
H. Putnam résume très bien le nœud théorique du stéréotype quand il affirme :
… stereotype is a standardized description of features of the kind that are typical, or « normal » or at
any rate stereotypical. The central features of the stereotype generally are criteria-features, which in
normal situations constitute ways of recognizing if a thing belongs to the kind or, at least, necessary
conditions (or probabilistic necessary conditions) for membership in the kind. Not all criteria used by
the linguistic community as a collective body are included in the stereotype, and in some cases the
stereotype may be quite weak. (H. Putnam, 1975 : 230)
Un simple parcours à travers les encyclopédies de sciences sociales suffit pour constater qu’il n’y a pas une définition
stable du stéréotype dans les sciences sociales. Donc, il nous semble préférable de mentionner notre conception du
stéréotype.
Il faut souligner que, malgré toutes les divergences, le stéréotype à travers toutes les définitions a conservé un noyau
que Amossy (1991 : 30) résume ainsi : « en effet il est toujours présenté comme relevant du préconçu et du préconstruit,
lui-même enraciné dans la collectivité (le groupe, la société, la culture) ». En plus, il est souvent caractérisé par trois
aspects – l’association, l’obligation et la répétition.
Le stéréotype est d’abord une association d’éléments. Il désigne une idée conventionnelle associée à un objet, à une
notion, à une idée ou à une construction (en linguistique). Dans son sens originaire lié à l’activité typographique la
notion de stéréotype évoque toujours l’idée d’un phénomène qui se reproduit à une multitude d’exemplaires, c’est-à-
dire l’idée de répétition. Il en suit que le stéréotype est une association d’éléments figée et solide qui est répétable. En
plus le stéréotype cherche toujours à contraindre. Il oblige à faire des « automatismes » qui sont destinés à la répétition.
C’est le troisième aspect, l’obligation, qui ressort de là.
Pour que l’emploi absolu d’un verbe donné soit stéréotypique, il faut que cet emploi possède aussi trois aspects
principaux du stéréotype – l’association, l’obligation et la répétition. Aucun d’entre eux ne peut manquer. Pour
expliquer cette idée prenons l’emploi absolu du verbe boire:
(1.) Un homme qui boit.
Dans cet exemple le verbe boire, normalement transitif, est en emploi absolu. Donc, employé sans objet. Cet emploi du
verbe boire est associé au sens spécifique ’boire souvent des boissons alcoolisées’. Il s’agit d’une association nouvelle,
distincte de celle à l’origine (boire qc dans le sens 'se désaltérer'). Cette nouvelle association de boire mentionnée ci-
dessus est transmise de génération en génération sans se demander pourquoi l’objet n’est pas exprimé. (On parle de
sujets parlants qui ne sont que des utilisateurs de la langue, il ne s’agit pas de linguistes).
L’obligation peut être comprise aussi comme « une déviation » de règles linguistiques qui forme une construction
nouvelle mais régulièrement utilisée et tout à fait correcte pour toute la société donnée ou pour sa partie (bien que du
point de vue linguistique l’objet non-exprimé soit attendu). Dans ce cas-là, il s’agit de l’emploi du verbe transitif boire
sans objet.
L’association et l’obligation ne suffisent pas pour constater qu’il s’agit d’un stéréotype. Il faut que cette nouvelle
construction avec le sens nouveau soit répétable. Sur le plan linguistique ce sont justement des ouvrages
lexicographiques, des dictionnaires, qui attestent que des associations nouvelles sont employées dans une communauté
linguistique d’une manière régulière.
Verbes à objet spécialisé
Le plus haut degré de la stéréotypie selon Marello (1997 : 305) est présenté par les verbes à « objet spécialisé ». Il s’agit
d’emploi absolu de verbes transitifs où le référent implicite est lié à un lexique spécialisé. Ce référent est bien connu par
la communauté entière ou par sa partie.
Prenons l’exemple du verbe tasser :
(2.) Il faut tasser.
La phrase telle qu'elle est présentée sous l’exemple (2) n'est pas claire pour chacun. Seulement ceux qui s’intéressent au
sport savent que le sens du verbe tasser dans cet emploi est ‘bloquer le joueur’. Or le référent implicite du verbe tasser
est un joueur (le plus souvent un adversaire).
On voit que la perte de l’objet se fige souvent dans un cadre bien déterminé. C’est la connaissance de ce cadre qui
facilite son interprétation et réduit les significations possibles à un sens particulier, conforme à ce cadre.
L’emploi des verbes similaire à celui du verbe tasser est très étroitement lié à l’hypothèse de H. Putnam (1975)
concernant « la division du travail linguistique » qui est, selon Hilary Putnam, pareille à la division du travail réel.
Putnam caractérise son hypothèse concernant « la division du travail linguistique » ainsi :
Every linguistic community exemplifies the sort of division of linguistic labor as : possesses at least
some terms whose associated ‘criteria’ are known only to a subset of the speakers who acquire the
terms, and whose use by the other speakers depends upon a structured cooperation between them and
the speakers in the relevant subsets. (Hilary Putnam, 1975 : 228)
Il en suit que la compétence sémantique est distribuée de façon non homogène dans une communauté linguistique.
Dans notre travail on s’intéresse à des cas où les verbes transitifs admettent les différentes classes lexicales d’objets,
mais seulement quelques-unes peuvent être non-exprimées d’une façon absolue. Dans la majorité de cas il s’agit des
référents implicites appartenant aux différentes catégories référentielles.
On se concentrera sur les emplois des verbes où la connaissance d’un cadre d’action stéréotypique est indispensable
pour comprendre l’énoncé sans objet exprimé.
Par exemple, le verbe transitif français marquer en emploi sans objet appartient à un registre spécial, celui du sport :
(3.1) Il a réussi à marquer (un but).
Par contre, en slovaque dans le même exemple l’objet doit être présent :
(3.2a) Podarilo sa mu dať gól.
‘Il a réussi (à lui) à marquer un but.‘
La phrase sans objet est agrammaticale.
(3.2b) *Podarilo sa mu dať.
‘Il a réussi (à lui) à marquer.‘
C. Marello enregistre un autre verbe français qui a l’objet « le ballon » (registre sportif) et qui est signalé avec un
emploi sans objet : centrer
(4.1) L’ailier a centré près des buts.
Auprès de l’exemple précédent (verbe marquer), dans ce cas, le verbe slovaque zacentrovať admet l’emploi sans objet :
(4.2) Krídlo zacentrovalo pred bránkou.
‘L’ailier a centré près du but.‘
On voit que la connaissance d’un cadre d’action stéréotypique n’est pas toujours la même pour ces deux communautés -
française et slovaque.
Pour cela même j‘essaierai de voir les similitudes et les différences entre les stéréotypes français et slovaques dans le
cadre d’un registre spécifique de même qu’entre les différents registres.
Verbes en emploi attitudinal
Parmi les stéréotypes à objet spécialisé il y a une petite partie des verbes qu’on appelle les verbes en emploi attitudinal.
Pour délimiter les verbes en emploi attitudinal on s’appuie sur l’hypothèse de Bertinetto (1994), selon qui les verbes qui
à l’origine expriment l’action habituelle peuvent, dans un contexte approprié, exprimer l’état de cette action habituelle.
Prenons l’exemple du verbe fumer.
(5.) Il fume trop. - Il est un fumeur.
(l’action habituelle) (l’état résultant d’une action habituelle)
Un verbe transitif en emploi absolu comme le montre l’exemple (5) peut être lu aussi bien de la façon événementielle
que de la façon stative, c’est-à-dire que le verbe peut bien exprimer en même temps l’événement et l’état permanent. Il
s’agit de l’emploi attitudinal de ce verbe.
Il convient de noter qu’il s’agit des verbes en emploi absolu où le référent implicite s’applique à une sous-catégorie
référentielle d’objet du plan sémantique du verbe donné.
Il faut cependant mentionner que tous les verbes n’admettent pas l’emploi attitudinal. Les dictionnaires signalent
l’emploi attitudinal pour les verbes exprimant les activités artistiques, les transgressions de la loi, etc.
On cherchera à voir si le processus de stativisation est plus répandu en français qu’en slovaque et si les verbes qui
admettent le processus de stativisation en français sont les mêmes en slovaque (comme p. ex.: le verbe fumer et son
équivalent slovaque fajčiť) ou s’il y a des différences.
Pour conclure
L’étude intitulée « La transitivité et le stéréotype : étude comparative du français et du slovaque » sera située dans le
domaine lexicologique. Plus précisément elle sera orientée à la sémantique lexicale.
Le sujet de ce travail se trouvera dans une séquence linguistique où on peut attribuer à la transitivité – un phénomène
syntaxique – une analyse lexicale, celle du stéréotype, pour décrire la signification de verbes dans les emplois
spécifiques.
L’élaboration d’une étude comparative d’une langue romane et d’une langue slave – le français et le slovaque –
concernant le rapport entre la stéréotypie et la transitivité verbale dans ces deux langues sera le but principal.
Bibliographie
Larjavaara, Meri 2000 : « Présence ou absence de l’objet : Limites du possible en français contemporain », Helsinki :
Academia Scientiarum Fennica, Pp. 215.
Marello, Carla 1997 : « Stéréotype et transitif absolu », Etudes de linguistique appliquée 107. Pp. 301-314.
Putnam, Hilary 1975 : « The Meaning of Meaning », dans Philosophical Papers vol. 2, Mind, Language and Reality,
Pp. 215-271, Cambridge : Cambridge UP.
1 Bien que l’objet du verbe soit attendu il n’est pas présent dans l’énoncé pour cela on préfère de parler plutôt du
référent implicite que d’objet implicite. On emprunte ce terme de Larjavaara (2000).
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