L`Express du 26/01/2006 Espagne Des immigrés si loin, si près par

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L'Express du 26/01/2006
Espagne
Des immigrés si loin, si près
par Cécile Thibaud
«Au début, le foulard a un peu surpris mes collègues, mais, dès qu'ils commencent à m'entendre parler et rire,
les barrières tombent: ils se rendent compte que je ne suis pas si différente. Enfin, si! Je suis beaucoup plus
bavarde que la moyenne», dit en s'esclaffant Rachida Falih. Espagnole d'origine marocaine, elle fait partie des
18 professeurs de religion islamique qui exercent depuis cette année au sein de l'éducation publique. Chaque
semaine, elle donne ses cours dans cinq établissements scolaires des alentours de Malaga, en Andalousie. Ses
élèves ont entre 3 et 18 ans et elle leur dispense un programme attentivement examiné par le ministère de
l'Education et le Conseil islamique espagnol. Au même titre que d'autres enseignent le catéchisme.
Les écoles publiques espagnoles viennent d'ouvrir leurs portes aux religions minoritaires dans le pays. Une
vieille revendication - des protestants, notamment - qui a rejoint les préoccupations du gouvernement, soucieux
de réguler l'enseignement de l'islam afin d'éviter la progression de l'extrémisme. Jusqu'ici, seuls les catholiques
bénéficiaient de l'obligation qu'ont les écoles publiques de dispenser des cours de religion aux élèves dont les
familles les réclament.
Frappée de plein fouet par le terrorisme islamiste avec les bombes qui ont fait 192 morts à Madrid en mars 2004,
l'Espagne doit faire face à une nouvelle réalité: le pays de monoculture catholique est devenu terre
d'immigration. 800 000 musulmans y vivent aujourd'hui. Une donnée dont personne n'avait vraiment pris la
mesure.
Originaires du Maroc dans leur immense majorité (à 90%), mais aussi du Pakistan ou du Sénégal, les
musulmans d'Espagne sont arrivés dans les dix dernières années, attirés par la rapide croissance économique
du pays. L'enquête sur les attentats a brutalement jeté une lumière crue sur une communauté à peu près
ignorée par l'opinion publique. Elle dévoilait des réseaux de recrutement et de financement directement liés à AlQaeda et des bombes préparées en toute tranquillité dans les arrière-boutiques de la capitale par de jeunes
immigrés venus pour la plupart de Tanger.
«Après tout, on supporte bien la cornette des bonnes sœurs dans les écoles»
Du jour au lendemain, on découvrait qu'il existait quelque 600 mosquées dans la Péninsule - soit presque trois
fois plus que celles qui avaient été officiellement enregistrées auprès du ministère de l'Intérieur. Et les services
de lutte antiterroriste estimaient que 10% des centres de prière détectés propageaient des idées radicales.
D'autant que, dans la littérature de propagande intégriste, l'Espagne est très présente. Elle est désignée comme
Al-Andalus (en arabe, le Nord), terre à reconquérir, comme au temps de l'âge d'or de la conquête. «Mais, pour
les Espagnols, ce passé ne signifie à peu près rien, sinon l'Alhambra de Grenade, constate Haizam Amirah
Fernandez, directeur de recherche à l'institut royal Elcano. Ici, on peut parfaitement achever une licence de
philosophie sans jamais étudier l'apport arabe ou andalou. Le Maroc est le voisin d'en face, à portée de main,
mais le détroit de Gibraltar sépare beaucoup plus mentalement que géographiquement.»
Depuis deux ans et demi, près de 250 personnes ont été détenues à la suite d'opérations policières contre le
terrorisme islamiste. Cependant, «l'islam reste un sujet très exotique pour les Espagnols, souligne le politologue
Antonio Elorza. Il y a peu de débats sur l'intégration, et encore moins sur l'impact que pourrait avoir à terme
l'islam sur la société espagnole. La communauté musulmane s'est très récemment installée ici. Elle est d'autant
plus discrète qu'elle est pour l'instant occupée à résoudre des problèmes de survie matérielle».
A de rares exceptions près, comme celle de l'imam de Fuengirola, traîné devant les tribunaux par des
associations féministes, il y a quelques années, parce qu'il expliquait dans un livre comment battre sa femme
sans laisser de traces. Jusqu'ici, la présence de jeunes filles voilées en classe n'a à peu près jamais soulevé
d'opposition. «Sans doute parce que l'Espagne est culturellement imprégnée par la religion: après tout, on
supporte bien la cornette des bonnes sœurs dans les écoles ou les hôpitaux, remarque Joan Francesc Pont
Clement, militant de la laïcité. Le débat français sur le voile a été suivi de loin et avec beaucoup
d'incompréhension. On passe très vite pour un intégriste de la laïcité quand on pose le problème.»
Pour le gouvernement Zapatero, le combat est maintenant ailleurs. Les socialistes s'annonçaient pourtant bien
décidés à affronter la hiérarchie catholique pour promouvoir un Etat non confessionnel, tel qu'il est défini par la
Constitution, et s'attaquer aux privilèges exorbitants de l'Eglise. Face à l'islam, la priorité est différente: il s'agit de
sortir la communauté musulmane de la marginalité et de l'emprise financière des fondamentalistes saoudiens.
Et, pour ce faire, il faut lui offrir l'appui de l'Etat. La toute récente fondation Pluralismo y convivencia, alimentée
par des fonds publics, appuie les projets susceptibles de favoriser le dialogue, l'intégration de l'islam et la
formation de dirigeants religieux, avec l'ouverture d'un programme à l'université.
Une initiative révélatrice de la relation ambiguë de l'Espagne avec l'islam, jusqu'ici faite à la fois d'ignorance
concrète et de sympathie théorique, avec une politique proarabe constante depuis Franco. C'est dans cette ligne
que s'inscrit le projet d' «alliance de civilisations» défendu par José Luis Rodriguez Zapatero devant les Nations
unies à l'automne 2004 et présenté comme une alternative à la politique belliciste de l'administration Bush.
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