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Voyez, mon cher ami, quel enchaînement de choses, et combien madame de Staël est loin d’avoir
approfondi tout cela. Je serai obligé, malgré moi, de porter ici un jugement sévère. Madame de Staël,
se hâtant d’élever un système, et croyant apercevoir que Rousseau avait plus pensé que Platon, et
Senèque plus que Tite-Live, s’est imaginée tenir tous les fils de l’ame et de l’intelligence humaine ;
mais les esprits pédantesques, comme moi, ne sont point du tout contents de cette marche précipitée.
Ils voudraient qu’on eût creusé plus avant dans le sujet ; qu’on n’eût pas été si superficielle ; et que,
dans un livre où l’on fait la guerre à l’imagination et aux préjugés, dans un livre où l’on traite de la
chose la plus grave du monde, la pensée de l’homme, on eût moins senti l’imagination, le goût du
sophisme, et la pensée inconstante et versatile de la femme.
Vous savez, mon cher ami, ce que les philosophes nous reprochent, à nous autres gens religieux :
ils disent que nous n’avons pas la tête forte. Ils lèvent les épaules de pitié, quand nous leur parlons du
sentiment moral. Ils demandent qu’est-ce que tout cela prouve ? En vérité, je vous avouerai, à ma
confusion, que je n’en sais rien moi-même ; car je n’ai jamais cherché à me démontrer mon cœur, j’ai
toujours laissé ce soin à mes amis. Toutefois n’allez pas abuser de cet aveu, et me trahir auprès de la
philosophie. Il faut que j’aie l’air de m’entendre, lors même que je ne m’entends pas du tout. On m’a
dit, dans ma retraite, que cette manière réussissait. Mais il est bien singulier que tous ceux qui nous
accablent de leur mépris pour notre défaut d’argumentation, et qui regardent nos misérables idées
comme les habitués de la maison (3), oublient le fond même des choses dans le sujet qu’ils traitent ;
de sorte que nous sommes obligés de nous faire violence, et de penser, au péril de nos jours, contre
notre tempérament religieux, pour rappeler à ces penseurs ce qu’ils auraient dû penser.
N’est-il pas tout-à-fait incroyable, qu’en parlant de l’avilissement des Romains sous les empereurs,
madame de Staël ait négligé de nous faire voir l’influence du christianisme naissant sur l’esprit des
hommes ? Elle a l’air de ne se souvenir de la religion qui a changé la face du monde, qu’au moment
de l’invasion des barbares. Mais, bien avant cette époque, des cris de justice et de liberté avaient
retenti dans l’empire des Césars. Et qui est-ce qui les avait poussés, ces cris ? les chrétiens. Fatal
aveuglement des systèmes ! Madame de Staël appelle la folie du martyre, des actes que son cœur
généreux louerait ailleurs avec transport. Je veux dire de jeunes vierges préférant la mort aux
caresses des tyrans, des hommes refusant de sacrifier aux idoles, et scellant de leur sang, aux yeux
du monde étonné, le dogme de l’unité d’un Dieu et de l’immortalité de l’ame ; je pense que c’est là de
la philosophie !
Quel dut être l’étonnement de la race humaine ! lorsqu’au milieu des superstitions les plus
honteuses, lorsque tout était Dieu, excepté Dieu même, comme parle Bossuet, Tertullien fit tout-à-
coup entendre ce symbole de la loi chrétienne : « Le Dieu que nous adorons est un seul Dieu, qui a
créé l’univers avec les éléments, les corps et les esprits qui le composent ; et qui, par sa parole, sa
raison et sa toute-puissance, a transformé le néant en un monde, pour être l’ornement de sa
grandeur.... Il est invisible, quoiqu’il se montre partout ; impalpable, quoique nous nous en fassions
une image ; incompréhensible, quoique appelé par toutes les lumières de la raison..... Rien ne fait
mieux comprendre le souverain être, que l’impossibilité de le concevoir : son immensité le cache et le
découvre à la fois aux hommes (4). »
Et quand le même apologiste osait, seul, parler la langue de la liberté, au milieu du silence du
monde, n’était-ce point encore de la philosophie ? Qui n’eût cru que le premier Brutus, évoqué de la
tombe, menaçait le trône des Tibères, lorsque ces fiers accents ébranlèrent les portiques où venaient
se perdre les soupirs de Rome esclave :
« Je ne suis point l’esclave de l’empereur. Je n’ai qu’un maître, c’est le Dieu tout puissant et
éternel, qui est aussi le maître de César (5)...... Voilà donc pourquoi vous exercez sur nous toutes
sortes de cruautés ! Ah ! s’il nous était permis de rendre le mal pour le mal, une seule nuit et quelques
flambeaux suffiraient à notre vengeance. Nous ne sommes que d’hier, et nous remplissons tout ; vos
cités, vos îles, vos forteresses, vos camps, vos colonies, vos tribus, vos décuries, vos conseils, le
palais, le sénat, le forum (6) ; nous ne vous laissons que vos temples. »
Je puis me tromper, mon cher ami, mais il me semble que Mme de Staël, en faisant l’histoire de
l’esprit philosophique, n’auroit pas dû omettre de pareilles choses. Cette littérature des Pères, qui
remplit tous les siécles, depuis Tacite jusqu’à Saint-Bernard, offrait une carrière immense
d’observations. Par exemple, un des noms injurieux que le peuple donnait aux premiers chrétiens,
était celui de philosophe (7). On les appelait aussi athées (8), et on les forçait d’abjurer leur religion,
en ces termes : [...] confusion aux athées (9). Etrange destinée des chrétiens ! Brûlés sous Néron,
pour cause d’athéisme ; guillotinés sous Robespierre, pour cause de crédulité : lequel des deux tyrans
eut raison ? Selon la loi de la perfectibilité, ce doit avoir été Robespierre.
Mercure de France, 1er nivôse an IX (22 décembre 1800)