RĂ©fractions 23
66
Pierre Jouventin
dâintĂ©grer ceîe nouvelle vision du
monde vivant et donc de lâhomme
dans son systÚme de pensée. Freud
en a Ă©tĂ© fortement marquĂ© et il sây
rĂ©fĂšre constamment pour justiïŹer,
sur un plan biologique, certains de
ses concepts analytiques et ses théo-
ries pseudoanthropologiques. Marx
et Engels ont aussi été trÚs impres-
sionnĂ©s par ceîe explication enïŹn
matérialiste du monde vivant, puis
ils ont Ă©tĂ© choquĂ©s par ceîe luîe de
tous contre tous qui, si elle est facile
Ă appliquer au monde de lâĂ©cono-
mie, sâoppose en tout Ă lâidĂ©al socia-
liste. Ils ont reproché à Darwin
dâavoir transposĂ© dans la nature les
traits les plus critiquables de la so-
ciété victorienne et du capitalisme
naissant, une critique sur lâinïŹuence
de lâĂ©poque qui sâapplique Ă tous les
penseurs â y compris et surtout
Freud â mais qui est en grande par-
tie injuste en ce qui concerne Dar-
win, trĂšs en avance sur son temps.
Câest dâailleurs sur ceîe critique
quâen 1948 Lyssenko sâappuiera
pour proposer Ă Staline de rebĂątir
une « science marxiste » de lâhĂ©rĂ©-
dité acquise qui stérilisera pendant
trente ans la biologie russe et en-
verra les gĂ©nĂ©ticiens au goulagâŠ
Lâentraide, un programme
socialiste et darwiniste
Plus constructives et novatrices sont
les critiques des meilleurs penseurs
libertaires de lâĂ©poque. Ils ne sâop-
posent pas Ă ceîe premiĂšre rencon-
tre de la biologie et de la philosophie
sociale, mais au contraire ils jouent
le jeu et proposent de compléter la
théorie darwinienne basée sur la
compétition par un autre moteur
dâĂ©volution des ĂȘtres vivants, la coo-
pération. Elisée Reclus et Pierre
Kropotkine, tous deux géographes,
sont exilés en Suisse avec leurs fa-
milles Ă ceîe Ă©poque. Comme leurs
frĂšres ennemis, les communistes au-
toritaires, ils reconnaissent lâapport
de Darwin pour la conception ma-
térialiste du monde et critiquent
violemment ce âdarwinisme socialâ
anglo-saxon qui se dit scientiïŹque et
qui leur paraĂźt immoral. Mais plutĂŽt
que mĂ©dire de Darwin comme lâont
fait Marx et Engels, ils cherchent
dans la biologie une autre force de
la nature que la compĂ©tition aïŹn de
rééquilibrer ce tableau incomplet et
nĂ©gatif de lâĂ©volution sociale. Fon-
dateurs du communisme anar-
chiste, ils estiment, non sans raison,
que les sociétés animales et hu-
maines regorgent de contre-exem-
ples altruistes de socialité, de
dĂ©vouement et de sacriïŹce qui sâins-
crivent en faux contre une vision
uniquement compétitive de la vie,
âla loi du plus fortâ.
Il se trouve que Kropotkine
connaĂźt lâargumentation alternative
de certains scientiïŹques russes et,
naturaliste lui-mĂȘme, il a eu lâocca-
sion dâobserver les stratĂ©gies so-
ciales de survie des animaux
sibĂ©riens. Il consacre Ă ceîe nou-
velle force coopérative un livre pu-
bliĂ© en 1902 qui est le premier Ă
compléter le tableau incomplet de
lâĂ©volution biologique et dont le titre
aïŹche Ă la fois un programme so-
cialiste et darwiniste : LâEntraide, un
facteur de lâĂ©volution. Au lieu de sâop-
poser Ă Darwin, il sâen revendique
et se place dans son prolongement.
Il minimise mĂȘme sa propre contri-
bution en aïŹrmant que, loin de
faire de la compétition le seul fac-
teur de régulation des populations
animales et humaines, Darwin avait
en projet un livre sur les limites