GIRARD (Pierre), LEDUC (Christian) et RIOUX-BEAULNE (Mitia),
« Introduction », Lestaphysiques des Lumières, p. 7-15
DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06219-6.p.0007
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INTRODUCTION
Un des premiers objectifs des contributions rassemblées dans cet
ouvrage consiste à ne pas se satisfaire du constat habituellement fait
selon lequel le siècle des Lumières – avec toutes les précautions qu’une
telle cagorisation implique – serait un siècle fondamentalement anti-
taphysique, et cela par opposition à l’âge classique, en particulier le
esiècle, celui des grandes doctrines métaphysiques. Il ne s’agit bien
sûr pas de nier frontalement des caractéristiques classiques de l’histoire
des idées et de la philosophie, mais de tenter de les penser de manière
plus contrastée et plus probmatique que ne le fait le simple énoncé
ci-dessus. Il est vrai que les critiques voltairienne ou kantienne de la
taphysique sont incontournables pour comprendre des caractéris-
tiques fondamentales du siècle, seulement il nous paraît réducteur d’en
faire l’interprétation directrice. Le siècle des Lumières est une époque
à laquelle la métaphysique a encore un droit de parole considérable, et
c’est ce que les présentes contributions visent à examiner.
Certes, on a souvent caractéril’époque des Lumières comme étant
le résultat de la substitution de probmatiques anthropologiques à
des questions métaphysiques. Sans revenir sur un tel constat, écla-
tant pour de nombreux aspects et pour de nombreuses pratiques des
Lumières, il nous semble qu’il se fait paradoxalement a posteriori, sans
jamais saisir les mécanismes dynamiques qui permettent de discerner
les rouages et les causes de cette substitution. Pire, cela peut donner
l’impression qu’une discipline se substitue à une autre, comme si elles
évoluaient l’une l’autre dans des champs et des époques entièrement
parés et imperméabilisés, sans aucune relation entre elles. Le regard
trospectif a ceci de pervers qu’il simplifie les interactions et, par
une sorte de mouvement régressif du vrai, semble justifier ulrieu-
rement ce type de substitution faussement linéaire. Il en ressort une
simplification abusive des disciplines elles-mes, mais également
de leurs relations.
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Si l’on suit une telle manière de procéder, on peut avoir le sentiment
que la métaphysique, discipline des fondements et des vérités premières,
cesse d’exister au escle. Les questions sont alors nouvelles et ne
sont plus posées avec l’exigence initiale d’une autorité ou d’un fondement
vertical vers lesquels se tourner, mais dans la perspective horizontale
et critique du monde des hommes, de cette humanité redécouverte et
qu’il faut connaître pour elle-me, qu’il faut éduquer, comprendre,
et gouverner. Il s’agit là d’une perspective d’autant plus séduisante
qu’elle semble exprimer de manière très suggestive la modification du
sens du regard. Les véris premières, les fondements, ne sont plus à
chercher en dehors de nous, au-dessus de nous, dans une extériorité qui
leur donnerait leur valeur, mais doivent être appréhendés au sein des
caractéristiques propres à l’humanité en train de se connaître elle-même.
Délivrée de toute autorité et de toute antériori, l’humanité porterait
enfin le regard sur elle-me et s’abstiendrait de chercher toute forme de
vérité en dehors de celle dont elle est capable et qui lui donne sens. En
témoigne, à titre d’exemple, ce fait qu’un Traité de Métaphysique comme
celui de Voltaire, rédigé à l’aube des Lumières, en 1738, intitule son
introduction, par une sorte de pied-de-nez à la tradition scolastique:
« Doutes sur l’homme ».
Ce tournant anthropologique n’est du reste pas forment contestable
si l’on est attentif aux grandes probmatiques qui caractérisent les
Lumières. Ce n’est plus l’autorité divine, ni celle d’Aristote et de la
tradition ou celle du Roi d’origine divine qui sont sollicitées. Le regard
qui interroge le ciel ne découvre qu’un monde vide de sens, muet, désen-
chan, à disposition de l’homme. L’évolution des sciences aux e et
esiècle, et ce de manière particulièrement marquée en physique et
en médecine, a porté en apparence des coups irréversibles aux grandes
pensées métaphysiques. Désormais, l’homme des Lumières issu de la
« crise de la conscience européenne », pour reprendre l’heureuse formule
de Paul Hazard, a conscience de la désuétude du questionnement méta
-
physique, est finalement à même de poser les vraies questions qu’exige
l’humani, et de trouver les réponses en son sein, sans jamais succomber
aux sirènes de principes extérieurs à l’expérience humaine.
À nouveau, cette manière de caractériser les Lumières n’est pas fausse
et l’investigation de l’humani, de ses caractéristiques, de ses limites,
de ses aspirations est bel et bien une marque éclatante de la production
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INTRODUCTION 9
des Lumières et cela dans sa diversité européenne. Mais cette manière
d’appréhender les Lumières se réle profonment énigmatique si on
s’arrête à ce simple constat. Énigmatique dans la mesure où une telle
appréciation semble indiquer deux choses contradictoires: d’une part
un processus clair où l’on voit certaines problématiques se substituer à
d’autres. Il est évident que les questions qui se posent à l’époque des
Lumières, bien que pouvant avoir les mêmes objets qu’auparavant, ne
se posent plus dans les mêmes termes. Mais derrière cet aspect évident
demeurent des zones à explorer qui rendent compte du passage d’une
époque à une autre. Pour le dire autrement, métaphysique et anthropo-
logie ne sont pas comme deux mondes isolés et hermétiques, glissant
l’une sur l’autre, dans une sorte de ballet déshistoricisé. Les disciplines
doivent être comprises dans leur ancrage historique, qui fait qu’elles ne
sont jamais complètement séparées, mais liées à d’autres phénomènes,
à d’autres champs par l’intermédiaire desquels elles entrent irrémédia-
blement en contact et le plus souvent de manière conflictuelle.
Par exemple, la naissance de l’anthropologie comme discipline ne
saurait faire abstraction de l’exigence de la libertas philosophandi qui se
développe tout au long du esiècle et cela au milieu de conflits et
de querelles souvent rudes et violents. L’élaboration des conditions de
possibilité du nouveau regard anthropologique ne se fait jamais dans le
silence des Académies, mais sur la place publique, au milieu de luttes
et de querelles aux caractéristiques théologico-politiques. Les figures de
Bruno, de Campanella, de Galilée sont là pour nous le rappeler, comme
la mise à l’index de la plupart des Cartésiens. Inversement, il serait
illusoire de consirer la métaphysique comme une discipline coupée
de l’histoire et de ses aléas. La question en ce sens est moins de savoir
si elle l’est – les batailles dont elle fait l’objet et qui la voient comme
enjeu ou principal protagoniste en sont le meilleur témoignage – que
de comprendre les raisons tactiques et historiques qui l’amènent à se
présenter comme au-dessus de l’histoire. Le désir de pureté et d’absolu
systématique est ainsi toujours suspect et doit être reconduit à ses raisons
historiques. En ce sens, il n’est pas étonnant de voir l’assimilation qui
est le plus souvent faite entre métaphysique et théologie. Il ne s’agit
pas simplement d’une anité élective, mais d’une machine de guerre
dans laquelle la métaphysique sert au pouvoir théologique pour imposer
son idéologie. Machine de guerre qui a son revers, puisque la mise en
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cause de la légitimité du pouvoir théologique risquera de mettre à mal
la discipline même sur laquelle elle s’appuie.
Un des grands probmes sera du reste de savoir s’il est possible de
discerner un champ métaphysique qui puisse être distinct du champ
théologique ou si le premier doit s’amalgamer au deuxième puisqu’ils
ont traditionnellement tous les deux Dieu comme objet et principe
premier. Les nombreuses querelles issues de la réception de Descartes
et du cartésianisme en Europe semblent indiquer le contraire, la méta-
physique cartésienne étant pour certains de ses détracteurs avant tout
le résultat d’une posture de « dissimulation honnête », lui permettant,
sous couvert d’une fausse métaphysique, de proposer par le biais de la
promotion de la res extensa une pensée purement matérialiste.
Sans entrer dans le détail de ce type de querelle qui feront l’objet
d’analyses plus précises dans les études qui suivent, nous voudrions
être particulièrement attentifs à ces mécanismes de confrontation par
l’intermédiaire desquels métaphysique et anthropologie se confrontent,
se télescopent et s’arontent. Pour reprendre une belle image prise par
Giambattista Vico dans sa Scienza nuova pour caractériser le passage d’un
« âge » de l’humanité à un autre, il faut voir cette articulation comme
« le puissant courant d’un fleuve royal » (celui de la métaphysique) qui
« conserve encore, loin dans la mer (celle de l’anthropologie), l’élan de
son cours et la douceur de ses eaux1 ». Cette image suggestive pose avec
acuité le statut de la métaphysique au siècle des Lumières. Vico semble
indiquer que la douceur des eaux dure un moment avant de disparaître
dans l’océan du questionnement anthropologique. Mais cette douceur
n’en demeure-t-elle pas moins, tout en se transformant, en s’adaptant
aux eaux salées ?
Tout l’inrêt des contributions qui suivent renvoie au statut de ces
eaux douces dans l’océan des Lumières. Certes, cette articulation se
forme comme un chiasme. À l’Âge classique, la métaphysique, alliée à la
théologie, était première et semblait rejeter en dehors de son champ les
questions anthropologiques, qui n’en restaient pas moins vivantes, mais
se développaient le plus souvent au sein de genres dépréciés, ou consirés
comme moins nobles, par exemple la littérature et la rhétorique. Le
traitement des passions chez Descartes, Spinoza ou Malebranche, qu’on
1 Scienza nuova, 1744, § 629. Nous citons la traduction donnée par A.Pons: G.-B.Vico,
La Science nouvelle, Paris, Fayard, 2001.
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