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G IRARD (Pierre), LEDUC (Christian) et RIOUX-BEAULNE
« Introduction », Les Métaphysiques des Lumières, p. 7-15
(Mitia),
DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06219-6.p.0007
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© 2016. Classiques Garnier, Paris.
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INTRODUCTION
Un des premiers objectifs des ­contributions rassemblées dans cet
ouvrage c­ onsiste à ne pas se satisfaire du c­ onstat habituellement fait
selon lequel le siècle des Lumières – avec toutes les précautions ­qu’une
telle catégorisation implique – serait un siècle fondamentalement antimétaphysique, et cela par opposition à l­ ’âge classique, en particulier le
xviie siècle, celui des grandes doctrines métaphysiques. Il ne ­s’agit bien
sûr pas de nier frontalement des caractéristiques classiques de ­l’histoire
des idées et de la philosophie, mais de tenter de les penser de manière
plus ­contrastée et plus problématique que ne le fait le simple énoncé
ci-dessus. Il est vrai que les critiques voltairienne ou kantienne de la
métaphysique sont incontournables pour c­ omprendre des caractéristiques fondamentales du siècle, seulement il nous paraît réducteur ­d’en
faire l­’interprétation directrice. Le siècle des Lumières est une époque
à laquelle la métaphysique a encore un droit de parole ­considérable, et
­c’est ce que les présentes ­contributions visent à examiner.
Certes, on a souvent caractérisé l­ ’époque des Lumières c­ omme étant
le résultat de la substitution de problématiques anthropologiques à
des questions métaphysiques. Sans revenir sur un tel ­constat, éclatant pour de nombreux aspects et pour de nombreuses pratiques des
Lumières, il nous semble ­qu’il se fait paradoxalement a posteriori, sans
jamais saisir les mécanismes dynamiques qui permettent de discerner
les rouages et les causes de cette substitution. Pire, cela peut donner
­l’impression ­qu’une discipline se substitue à une autre, ­comme si elles
évoluaient l­ ’une l­ ’autre dans des champs et des époques entièrement
séparés et imperméabilisés, sans aucune relation entre elles. Le regard
rétrospectif a ceci de pervers ­qu’il simplifie les interactions et, par
une sorte de mouvement régressif du vrai, semble justifier ultérieurement ce type de substitution faussement linéaire. Il en ressort une
simplification abusive des disciplines elles-mêmes, mais également
de leurs relations.
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Si ­l’on suit une telle manière de procéder, on peut avoir le sentiment
que la métaphysique, discipline des fondements et des vérités premières,
cesse ­d’exister au xviiie siècle. Les questions sont alors nouvelles et ne
sont plus posées avec l­ ’exigence initiale d­ ’une autorité ou d­ ’un fondement
vertical vers lesquels se tourner, mais dans la perspective horizontale
et critique du monde des hommes, de cette humanité redécouverte et
­qu’il faut ­connaître pour elle-même, ­qu’il faut éduquer, ­comprendre,
et gouverner. Il ­s’agit là ­d’une perspective ­d’autant plus séduisante
­qu’elle semble exprimer de manière très suggestive la modification du
sens du regard. Les vérités premières, les fondements, ne sont plus à
chercher en dehors de nous, au-dessus de nous, dans une extériorité qui
leur donnerait leur valeur, mais doivent être appréhendés au sein des
caractéristiques propres à ­l’humanité en train de se ­connaître elle-même.
Délivrée de toute autorité et de toute antériorité, ­l’humanité porterait
enfin le regard sur elle-même et ­s’abstiendrait de chercher toute forme de
vérité en dehors de celle dont elle est capable et qui lui donne sens. En
témoigne, à titre d­ ’exemple, ce fait q­ u’un Traité de Métaphysique ­comme
celui de Voltaire, rédigé à l­’aube des Lumières, en 1738, intitule son
introduction, par une sorte de pied-de-nez à la tradition scolastique :
« Doutes sur ­l’homme ».
Ce tournant anthropologique n­ ’est du reste pas forcément c­ ontestable
si ­l’on est attentif aux grandes problématiques qui caractérisent les
Lumières. Ce n
­ ’est plus l­’autorité divine, ni celle ­d’Aristote et de la
tradition ou celle du Roi ­d’origine divine qui sont sollicitées. Le regard
qui interroge le ciel ne découvre ­qu’un monde vide de sens, muet, désenchanté, à disposition de l­’homme. L­ ’évolution des sciences aux xviie et
xviiie siècle, et ce de manière particulièrement marquée en physique et
en médecine, a porté en apparence des coups irréversibles aux grandes
pensées métaphysiques. Désormais, ­l’homme des Lumières issu de la
« crise de la ­conscience européenne », pour reprendre ­l’heureuse formule
de Paul Hazard, a c­ onscience de la désuétude du questionnement métaphysique, est finalement à même de poser les vraies questions ­qu’exige
­l’humanité, et de trouver les réponses en son sein, sans jamais succomber
aux sirènes de principes extérieurs à ­l’expérience humaine.
À nouveau, cette manière de caractériser les Lumières ­n’est pas fausse
et l­’investigation de l­’humanité, de ses caractéristiques, de ses limites,
de ses aspirations est bel et bien une marque éclatante de la production
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Introduction
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des Lumières et cela dans sa diversité européenne. Mais cette manière
­d’appréhender les Lumières se révèle profondément énigmatique si on
­s’arrête à ce simple ­constat. Énigmatique dans la mesure où une telle
appréciation semble indiquer deux choses ­contradictoires : ­d’une part
un processus clair où l­ ’on voit certaines problématiques se substituer à
­d’autres. Il est évident que les questions qui se posent à ­l’époque des
Lumières, bien que pouvant avoir les mêmes objets ­qu’auparavant, ne
se posent plus dans les mêmes termes. Mais derrière cet aspect évident
demeurent des zones à explorer qui rendent c­ ompte du passage d­ ’une
époque à une autre. Pour le dire autrement, métaphysique et anthropologie ne sont pas c­ omme deux mondes isolés et hermétiques, glissant
­l’une sur l­ ’autre, dans une sorte de ballet déshistoricisé. Les disciplines
doivent être ­comprises dans leur ancrage historique, qui fait ­qu’elles ne
sont jamais c­ omplètement séparées, mais liées à d­ ’autres phénomènes,
à ­d’autres champs par l­ ’intermédiaire desquels elles entrent irrémédiablement en c­ ontact et le plus souvent de manière ­conflictuelle.
Par exemple, la naissance de l­’anthropologie ­comme discipline ne
saurait faire abstraction de ­l’exigence de la libertas philosophandi qui se
développe tout au long du xviie siècle et cela au milieu de ­conflits et
de querelles souvent rudes et violents. L­ ’élaboration des c­ onditions de
possibilité du nouveau regard anthropologique ne se fait jamais dans le
silence des Académies, mais sur la place publique, au milieu de luttes
et de querelles aux caractéristiques théologico-politiques. Les figures de
Bruno, de Campanella, de Galilée sont là pour nous le rappeler, ­comme
la mise à ­l’index de la plupart des Cartésiens. Inversement, il serait
illusoire de ­considérer la métaphysique c­ omme une discipline coupée
de ­l’histoire et de ses aléas. La question en ce sens est moins de savoir
si elle ­l’est – les batailles dont elle fait ­l’objet et qui la voient ­comme
enjeu ou principal protagoniste en sont le meilleur témoignage – que
de ­comprendre les raisons tactiques et historiques qui ­l’amènent à se
présenter c­ omme au-dessus de ­l’histoire. Le désir de pureté et ­d’absolu
systématique est ainsi toujours suspect et doit être reconduit à ses raisons
historiques. En ce sens, il ­n’est pas étonnant de voir ­l’assimilation qui
est le plus souvent faite entre métaphysique et théologie. Il ne ­s’agit
pas simplement ­d’une affinité élective, mais ­d’une machine de guerre
dans laquelle la métaphysique sert au pouvoir théologique pour imposer
son idéologie. Machine de guerre qui a son revers, puisque la mise en
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cause de la légitimité du pouvoir théologique risquera de mettre à mal
la discipline même sur laquelle elle ­s’appuie.
Un des grands problèmes sera du reste de savoir ­s’il est possible de
discerner un champ métaphysique qui puisse être distinct du champ
théologique ou si le premier doit s­’amalgamer au deuxième p­ uisqu’ils
ont traditionnellement tous les deux Dieu ­comme objet et principe
premier. Les nombreuses querelles issues de la réception de Descartes
et du cartésianisme en Europe semblent indiquer le c­ ontraire, la métaphysique cartésienne étant pour certains de ses détracteurs avant tout
le résultat d­ ’une posture de « dissimulation honnête », lui permettant,
sous couvert ­d’une fausse métaphysique, de proposer par le biais de la
promotion de la res extensa une pensée purement matérialiste.
Sans entrer dans le détail de ce type de querelle qui feront ­l’objet
­d’analyses plus précises dans les études qui suivent, nous voudrions
être particulièrement attentifs à ces mécanismes de c­ onfrontation par
­l’intermédiaire desquels métaphysique et anthropologie se c­ onfrontent,
se télescopent et ­s’affrontent. Pour reprendre une belle image prise par
Giambattista Vico dans sa Scienza nuova pour caractériser le passage d­ ’un
« âge » de ­l’humanité à un autre, il faut voir cette articulation ­comme
« le puissant courant d­ ’un fleuve royal » (celui de la métaphysique) qui
« ­conserve encore, loin dans la mer (celle de l­’anthropologie), ­l’élan de
son cours et la douceur de ses eaux1 ». Cette image suggestive pose avec
acuité le statut de la métaphysique au siècle des Lumières. Vico semble
indiquer que la douceur des eaux dure un moment avant de disparaître
dans ­l’océan du questionnement anthropologique. Mais cette douceur
­n’en demeure-t-elle pas moins, tout en se transformant, en ­s’adaptant
aux eaux salées ?
Tout ­l’intérêt des ­contributions qui suivent renvoie au statut de ces
eaux douces dans l­’océan des Lumières. Certes, cette articulation se
forme ­comme un c­ hiasme. À l­ ’Âge classique, la métaphysique, alliée à la
théologie, était première et semblait rejeter en dehors de son champ les
questions anthropologiques, qui ­n’en restaient pas moins vivantes, mais
se développaient le plus souvent au sein de genres dépréciés, ou c­ onsidérés
­comme moins nobles, par exemple la littérature et la rhétorique. Le
traitement des passions chez Descartes, Spinoza ou Malebranche, ­qu’on
1 Scienza nuova, 1744, § 629. Nous citons la traduction donnée par A. Pons : G.-B. Vico,
La Science nouvelle, Paris, Fayard, 2001.
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Introduction
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hésite à situer en ­continuité ou à l­ ’extérieur de la métaphysique, est une
illustration de ce rapport ambigu. La situation semble s­ ’inverser avec les
Lumières. La littérature, la richesse de la rhétorique, ne sont plus des
genres impurs, mais des outils épistémologiques, des armes permettant
de pénétrer et d­ ’explorer la ­complexité de ­l’humanité, souvent mise à mal
et caricaturée par les catégories faussement pures et réellement simplistes
et artificielles de la métaphysique. En apparence, la métaphysique n­ ’est
alors plus q­ u’un mot, une sorte de masque que se donnait la théologie
au siècle précédant pour asseoir son pouvoir idéologique. Si ­l’émergence
du questionnement anthropologique et historique au xviie siècle était
immédiatement reconduit par le pouvoir théologique à ­l’athéisme, ce
type de questionnement n­ ’étant ­considéré tout au plus que c­ omme un
simple masque pour avancer des positions hérétiques, le mécanisme
semble analogue, mais inversé au xviiie siècle. Désormais, celui qui se
pare de la métaphysique ­n’est q­ u’un théologien caché tentant, derrière
de faux questionnements de faire douter ­l’humanité d­ ’elle-même et de la
nécessité de trouver en son sein les réponses aux questions ­qu’elle se pose.
On le voit, la mise en rapport de ces deux disciplines, leur historicisation, ont des effets étonnants qui empêchent de voir ces deux champs
­comme imperméables ­l’un à l­’autre. Dans les deux cas, on a le sentiment que chacun de ces champs ne peut exister q­ u’en intégrant l­ ’autre,
même si ­c’est de manière négative. ­C’est le cas de la métaphysique qui
­n’accèderait à sa pureté q­ u’en rejetant hors ­d’elle-même ­l’impureté du
questionnement empirique et anthropologique. Mais paradoxalement, il
en va de même dans le développement de l­ ’anthropologie au xviiie siècle.
Certes la métaphysique est, pour reprendre un texte célèbre de Kant
tiré de la première Préface à la Critique de la raison pure, assimilée à un
« champ de bataille où se livrent ces ­combats sans fin1 », qui peuvent
sembler inutiles. Mais ce ­constat ­n’en efface pas pour autant le besoin de
la métaphysique. L­ ’historicisation de la métaphysique a ainsi un effet
profondément paradoxal, qui permet ­d’en discerner à la fois ­l’aspect
désuet, mais aussi la force intrinsèque irréductible aux aléas de ­l’histoire.
Le sort que les Lumières font subir à la métaphysique est ainsi
­complexe et offre un effet de sédimentation qui empêche de réduire
cette articulation à un simple mouvement de substitution linéaire. Pour
plusieurs penseurs des Lumières, la métaphysique n­ ’est en apparence
1 KrV A VIII.
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plus ­qu’un mot vide ­d’un point de vue épistémologique, et simplement
chargé ­d’un poids ­conflictuel théologico-politique. La métaphysique
est cette discipline qui croyait illusoirement réduire la c­ omplexité et
­l’épaisseur du monde des hommes à un principe explicatif unique. Or
­l’évolution des sciences, la découverte de l­ ’humanité et de sa c­ omplexité,
ont détruit cette illusion. Chaque champ suppose à présent sa métaphysique propre, c­ ’est-à-dire sa méthode propre. Devenue multiple,
réduite à une simple méthode, la métaphysique perd ce qui faisait sa
valeur initiale, à savoir son unité. Mais le second effet qui en est issu
est peut-être encore plus étonnant. En historicisant la métaphysique,
en montrant dans quelle mesure elle est aussi et peut-être avant toute
chose une position théologico-politique, les Lumières donnent en creux
une place originale à la métaphysique.
Certes, si elle est liée à un temps et à une époque déterminés, si elle
se développe, si elle peut sembler désuète, voire mourir, la métaphysique
semble perdre les caractéristiques qui en faisaient la valeur initiale. Et
les Lumières ne se priveront pas de montrer la diversité des c­ onceptions
de la métaphysique, l­ ’histoire ­d’une discipline qui paradoxalement tirait
son avantage de ne pas être soumis à l­’évolution et aux c­ ontingences
historiques. Réduite à son histoire, à ses changements, à ses querelles,
la métaphysique ­n’est en apparence plus q
­ u’une position parmi d
­ ’autres
– mais dont ­l’ancrage incertain dans le monde empirique risque de
la vouer au statut de discipline c­ hicanière1. Mais l­’historicisation et la
particularisation ont un effet paradoxal qui redonne à une telle position une force inattendue. Certes, en réduisant la métaphysique aux
­contingences de son histoire les Lumières semblent lui ôter toute valeur,
mais le ­constat qui est fait de la persistance de la métaphysique dans
­l’histoire peut être interprété dans un sens parfaitement opposé. Pour
le dire autrement, l­ ’histoire donne une leçon ­contradictoire. Certes, la
métaphysique n
­ ’existe peut-être pas c­ omme discipline anhistorique,
dans cette « pureté » dont elle se réclamait à l­’origine. Mais si l­’on ne
peut que ­constater historiquement l­’absence de la métaphysique au
profit ­d’une multiplicité de systèmes métaphysiques ­contradictoires,
1 Dans son Éloge de Malebranche, Fontenelle écrit que ­l’Académie royale des Sciences
« ­s’abstient totalement de la Métaphysique, parce ­qu’elle paraît trop incertaine et trop
­contentieuse, ou du moins ­d’une utilité trop peu sensible » Œuvres ­complètes, tome VI
(sous la direction ­d’A. Niderst), Paris, Fayard, 1994, p. 354.
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Introduction
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force est ­d’en reconnaître la persistance et le besoin au cours des siècles.
Telle est peut-être la leçon réelle de ­l’image de Giambattista Vico : le
maintien de la pureté des eaux du fleuve de la métaphysique au sein de
­l’océan est le signe non pas de son extinction, mais de sa persistance,
de sa modification, de sa métamorphose au sein des eaux salées de
­l’anthropologie.
La nuance peut sembler marginale, mais il nous semble q
­ u’elle est
décisive pour penser l­ ’articulation que nous nous efforçons de discerner
dans les ­contributions qui suivent. Notre problème est moins de repérer au cas par cas les signes de la disparition de la métaphysique, que
de discerner son évolution, sa plasticité. Il sera par exemple étonnant
de voir que le plus souvent le discours anthropologique adoptera une
position ­complexe qui vise aussi bien à ­combattre et à écarter des systèmes métaphysiques qui sont historiquement ses ennemis, q
­ u’à tenter
de récupérer ce besoin de métaphysique que le premier c­ ombat rendait
paradoxalement plus éclatant et énigmatique à la fois. La réduction de la
métaphysique à ­l’histoire, à son accélération au xviiie siècle, notamment
à travers la circulation des idées, a donc un effet c­ ontradictoire qui,
en même temps q
­ u’il semble écarter de manière définitive les tenants
historiques de la métaphysique, met au jour un besoin métaphysique
irréductible aux aléas de ­l’histoire et que ­l’anthropologie doit prendre
en ­compte.
Parallèlement à ce processus d
­ ’historicisation et de multiplication
des champs de la métaphysique, lequel rompt avec la ­conception unifiée de la discipline depuis l­ ’Antiquité, restent fécondes les recherches
portant plus directement sur des questions classiques de théologie,
de psychologie et de cosmologie rationnelles. ­N’oublions pas que la
classification des domaines métaphysiques, bien que pensée dans la
scolastique, est fixée de manière pérenne par Christian Wolff dans sa
Philosophia rationalis sive Logica. ­C’est d
­ ’ailleurs l­’une des premières
théorisations de ­l’ontologie, définie ­comme science de ­l’étant en
général1. À la suite de Wolff, les penseurs des Lumières souhaiteront
réviser cette classification et la ­conception de la métaphysique ­qu’elle
propose en tant q
­ u’elle explicite les fondements de la c­ onnaissance et
de la vie pratique. On peut déceler au moins deux types de révisions
1 Logica, 1728, § 73.
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PIERRE GIRARD, CHRISTIAN LEDUC ET MITIA RIOUX-BEAULNE
critiques au xviiie : ­d’une part, certains veulent c­ onserver la portée
des questionnements métaphysiques, notamment sur les principes de
­constitution et d
­ ’organisation des corps, mais refusent de c­ omprendre
la cosmologie dans un positionnement fondamental par rapport aux
sciences. Par exemple, Maupertuis développe un principe métaphysique
de moindre action en ce ­qu’il résulte de notre ­connaissance scientique
des corps, et non en tant q
­ u’il est le fondement absolu à partir duquel
on ­constitue nécessairement les lois du mouvement1. ­D’autres part,
plusieurs valident seulement ­l’une des parties de la métaphysique,
­l’une des metaphysicae speciales de la tradition, et renoncent ainsi au
questionnement fondamental de l­’ontologie ou science de ­l’être en
tant ­qu’être, jugée illégitime. La manière dont Condillac réduit la
métaphysique à la seule étude des facultés cognitives humaines est
tout à fait caractéristique de cette perspective renouvelée. Le seul
domaine possible de la métaphysique est à trouver dans une psychologie
empirique, de sorte ­qu’on doive interdire la prétention à ­connaître
la nature ou essence première des choses et de leurs causes2. Chez
plusieurs philosophes, la métaphysique, même dans ses interrogations
les plus traditionnelles, demeure ainsi nécessaire à la c­ omplétude de
nos savoirs, bien ­qu’ils en modifient manifestement la signification
et les objets légitimes.
Le problème est alors de savoir quel est le statut de ce besoin, de
cette survivance de la métaphysique dans le nouvel océan problématique du xviiie siècle. Cette perspective, nous avons tenté de ­l’explorer
en multipliant les fronts aussi bien thématiques, géographiques que
rhétoriques. Ce sont les Lumières européennes qui sont interrogées
dans les ­contributions qui suivent et la diversité des réponses ­qu’elles
apportent aux questions de la définition, de la portée et des limites
de la métaphysique. Au lieu de ­constituer un terme de ­l’histoire de la
métaphysique, les Lumières sont-elles plutôt un moment ­d’important
renouvellement et d­ ’une évolution centrale de la discipline ?
1 Essai de cosmologie, in Œuvres, I, p. 24-25.
2 Essai sur ­l’origine des ­connaissances humaines, in Œuvres philosophiques, Paris, PUF, 1947, I,
p. 3.
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Introduction
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Nous adressons nos remerciements les plus chaleureux à ­l’Université de
Montréal pour nous avoir accueillis dans ses locaux, en particulier à la Faculté
des arts et des sciences qui a ­contribué au financement de l­’événement. Nous
remercions également le Centre interuniversitaire de recherche sur la première
modernité pour son soutien financier.
Pierre Girard, Christian Leduc
et Mitia Rioux-Beaulne
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