Jean-Jacques Risler musicien
Jean-Jacques Risler musicien
• Y. André
Une autre face essentielle de l’activité et de la
pensée de Jean-Jacques Risler était consacrée à
la musique. Comme beaucoup de collègues le sa-
vaient, et ont eu l’occasion de l’écouter au violon-
celle, je livre ici quelques souvenirs.
La musique a donné à Jean-Jacques plusieurs
motifs de juste fierté.
Fier d’être le petit-fils du célèbre pianiste
Edouard Risler cité par Proust, et d’appartenir à une
dynastie musicienne.
Fier de ses frères musiciens de profession, et
heureux d’avoir joué en trio avec eux. De sa pratique
du trio, dont un disque nous garde témoignage,
Jean-Jacques avait acquis un sens aigu de l’écoute,
une maîtrise vis-à-vis de l’expérience du concert et
« du métier » dans la préparation – j’ai beaucoup
appris de lui là-dessus, à mon tour.
Il était fier aussi, bien sûr, de son magnifique
instrument, un violoncelle italien de la fin XVII
e
. J’ai
toujours été frappé par la manière dont il considé-
rait son instrument : comme un cadeau de la vie.
Il le traitait avec la familiarité respectueuse qui lui
était coutumière.
Mon histoire avec Jean-Jacques a commencé il
y a une douzaine d’années. J’avais entendu parler
mainte fois du talent musical de ce distingué col-
lègue, mais c’est lui qui m’a proposé à l’improviste
de jouer ensemble. S’en est suivie une décennie de
dialogue musical, et d’amitié, qui se nourrissaient
l’un l’autre ; ponctuée de concerts, privés et publics.
Pour Jean-Jacques, musique rimait avec partage et
convivialité.
Schubert, Brahms, Chopin, Rachmaninov : il ai-
mait les Romantiques. Sa virtuosité lui permettait
d’aborder une pièce aussi exigeante qu’émouvante
que la sonate Arpeggione de Schubert, que nous
avions jouée à l’ihés. Mais son romantique de pré-
dilection, c’était Schumann. Il chérissait cette mu-
sique, sa « romantische Gemütlichkeit » un peu fan-
tasque.
Jean-Jacques aimait aussi se frotter aux défis
conceptuels de certaines œuvres plus abstraites :
Webern, Beethoven. Telle cette cinquième sonate
de Beethoven qui se termine par une fugue hallu-
cinante, dont les voix semblent peu à peu diverger,
défier le contrepoint et même la tonalité, et se pré-
cipiter dans un abîme silencieux, avant que la che-
vauchée ne reparte de plus belle, finalement maî-
trisée sous la férule du compositeur. Nous l’avions
jouée lors d’un concert que Jean-Jacques avait or-
ganisé chez lui pour ses amis « géomètres tropi-
caux ». Pour faire écho à sa franchise habituelle,
peut-être devrais-je rappeler qu’on a entendu une
note qui n’était pas dans la partition, au moment
même de la béance de la fugue... la note stridente
de son téléphone indiscret. Tant mieux, après tout ;
car nous avons repris la fugue, autrement, et cela
a été merveilleux.
C’était la dernière fois que nous avons pu jouer
ensemble.
On a souvent souligné la proximité entre mu-
sique et mathématique. Les deux pratiques re-
quièrent un engagement profond, une certaine dis-
tance lucide, et une grande rigueur. Jean-Jacques
mettait tout cela dans sa pratique musicale. Il ap-
prenait par cœur l’essentiel de son répertoire, pour
se sentir plus libre disait-il, mais aussi, je crois, par
une discipline liée au sérieux avec lequel il abordait
la musique.
Si la musique est seule parmi les arts, comme la
mathématique parmi les sciences, à posséder son
écriture propre, on peut aussi dire pour la musique,
comme on l’a dit pour la mathématique, que cette
écriture ne comporte pas de signe pour exprimer
des idées vagues. Il faut donc partir de la lettre de
la partition et y retourner souvent.
Mais de la lettre à l’esprit de l’œuvre, il y a
l’espace de liberté de l’interprétation. Et il n’était
pas rare que nos avis diffèrent – sur les plans so-
nores, la dynamique, ou un tempo –, donnant lieu
à de longues discussions aiguisées par son ironie
courtoise. Il arrivait même que l’échange d’argu-
ments face à la partition ne convainque ni l’un ni
l’autre. Dans ce cas, reprenant en main violoncelle
et piano, nous rejouions le passage deux fois, selon
la conception de l’un et selon celle de l’autre. Là, à
l’écoute, nous tombions toujours d’accord.
SMF – GAZETTE – AVRIL 2016 – No148 71