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OBSERVATOIRE DES MUTATIONS POLITIQUES
DANS LE MONDE ARABE
LA DIGNITÉ : DU SLOGAN RÉVOLUTIONNAIRE
AU PRINCIPE CONSTITUTIONNEL
PAR FATMA ELLAFI
Doctorante à la Faculté de Droit et des Sciences Politiques de Tunis
JUILLET 2013
LA DIGNITÉ : DU SLOGAN RÉVOLUTIONNAIRE AU PRINCIPE CONSTITUTIONNEL / FATMA ELLAFI ‐ JUILLET 2013 LA DIGNITÉ : DU SLOGAN RÉVOLUTIONNAIRE AU PRINCIPE CONSTITUTIONNEL
Par Fatma Ellafi / Doctorante à la Faculté de Droit et des Sciences Politiques de Tunis « Du pain, de l’eau et pas de Ben Ali » d’abord, « Dignité, liberté, justice sociale (nationale) » ensuite. Tels étaient les slogans scandés par la jeunesse tunisienne, depuis le 17 décembre 2010. Ces slogans concentrent toutes les revendications d’un peuple qui en avait assez d’une dictature qui a usurpé ses droits et libertés les plus élémentaires. Dans ce papier, nous avons choisi de revenir, sans prétendre à l’exhaustivité, sur la notion de « dignité », en tant que valeur cardinale de la Révolution tunisienne. Pour ce faire, il nous semble dans un premier temps judicieux de rappeler la signification du mot « dignité ». Concept pluridisciplinaire, la « dignité » puise son essence dans plusieurs registres dont nous pouvons faire une brève exploration. Du latin dignitas, le terme renvoie étymologiquement à l’exercice d’une charge ou d’un office public ; un sens que l’on retrouve dans « dignitaire ». D’ailleurs, pour Thomas Hobbes, la dignité n’est pas une valeur intrinsèque de l’homme, mais seulement la « valeur publique » que la République confère à l’homme1. De même, le premier sens donné au terme dans le dictionnaire Littré est, celui de « fonction éminente dans l’État ou l’Église » ; tout en admettant le sens de « respect qu’on se doit à soi‐même » en quatrième définition2. En théologie, la dignité prend sa source dans la notion de personne. En effet, en judaïsme, après que « l’homme fut d’abord créé individu unique »3, « l’élection du peuple juif se comprend comme une reconnaissance particulière, une dignité dont la contrepartie est une immense responsabilité pour l’humanité toute entière »4 De son côté, « le mystère chrétien éclaire la condition humaine et donc ce qu’il en est de la dignité des personnes »5. A travers ses trois aspects de création, d’élection et de 1
HOBBES, Thomas, Le Léviathan, 1651, Chapitre X : « Du pouvoir, de la valeur, de la dignité, de l’honneur et de la compétence ». 2
Voir avec plus de détails tous les sens attribués au terme « dignité » sur : http://archive.wikiwix.com 3
Talmud de Babylone. 4
BIOY, Xavier, « La dignité : questions de principes », in « Justice, éthique et dignité », Actes des colloques organisés à Limoges les 19et 20 novembre 2004, pp. 47 à 86, P.U Limoges 2006. 5
DINECHIN, Olivier, « Dignité de la personne: sainteté de la vie », in, La revue de théologie de la Faculté Jean Clavin, n° 219‐2002 /4 septembre 2002, TOME L III, sur http://larevuereformee.net 1 IRIS ‐ Observatoire des mutations politiques dans le monde arabe LA DIGNITÉ : DU SLOGAN RÉVOLUTIONNAIRE AU PRINCIPE CONSTITUTIONNEL / FATMA ELLAFI ‐ JUILLET 2013 rédemption, le christianisme reconnaît à l’être humain la qualité de dignité.6 Quant à l’Islam, nous nous contenterons de rappeler le verset coranique suivant : « Certes, Nous avons honoré les fils d’Adam. Nous les avons transportés sur terre et sur mer, leur avons attribué de bonnes choses comme nourriture, et Nous les avons nettement préférés à plusieurs de Nos créatures ».7 Il nous faut ici souligner que l’«honneur» dont il est ici question renvoie à la « dignité » : traduit littéralement, le passage « nous avons honoré les fils d’Adam » aurait plutôt le sens de « nous avons rendu dignes les fils d’Adam ». Si cette dignité est octroyée à l’Homme, c’est parce qu’il est Homme et a été « préféré » (et donc élu) aux autres créatures. En philosophie, la question de dignité a été amplement débattue. Nous n’en rappellerons que l’approche kantienne, dans laquelle les notions de dignité et de liberté sont étroitement associées dans la réflexion sur la moralité. L’individu y occupe une place centrale : « l’autonomie est (…) le principe de la dignité de la nature humaine et de toute nature raisonnable. »8 Kant oppose également la dignité au prix : « ce qui a une dignité (…) est au‐dessus de tout prix et possède une valeur absolue (…). La dignité s’attache à un être qui est une fin en soi »9.En droit, selon le Dictionnaire des droits de l’homme de Muriel Fabre‐Magnan, « le principe de dignité (…) permet de poser juridiquement la valeur des êtres humains et d’énoncer comment il faut les traiter et comment il ne faut pas les traiter. Dignement pour un être humain signifie "humainement", c’est‐à‐dire comme un être humain, ni plus (comme un Dieu), ni moins (comme une chose ou un animal). » 10 . «Présentée par la doctrine juridique comme fondatrice (…), la notion de dignité aurait vocation à "fonder non seulement les droits de l’homme et/ou constituer le ‘principe d’intelligibilité’ des droits fondamentaux ", mais même à fonder "l’ordre juridique dans sa globalité"»11 Faut‐il encore le rappeler, la dignité – en tant que principe – est très présente dans les instruments internationaux tels que la Déclaration universelle des droits de 6
Les trois aspects cités ci‐dessus signifient respectivement que l’homme est créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, qu’il est appelé par élection à la sainteté et que l’être humain est racheté du péché par grâce. 7
Le Saint Coran, Sourat (17) Al‐ Isra, « Le voyage nocturne », verset 70. 8
BIOY, Xavier, op. cit. 9
KANT, Emmanuel, Fondements de la métaphysique des mœurs, Version électronique disponible sur http://www.ac‐grenoble.fr 10
FABRE‐MAGNAN, Muriel, « Dignité humaine », in Dictionnaire des droits de l’homme, PUF, coll.Quadrige, 2008, p.285. 11
MARTINEZ, Eric, « Droit au respect de la dignité de la personne humaine et droits associés », Notice 11, (p.173‐196), p.175, in RENOUX, Thierry (Dir.), Protection des libertés et droits fondamentaux, 2e Ed., La documentation française, Les Notices, 2011. 2 IRIS ‐ Observatoire des mutations politiques dans le monde arabe LA DIGNITÉ : DU SLOGAN RÉVOLUTIONNAIRE AU PRINCIPE CONSTITUTIONNEL / FATMA ELLAFI ‐ JUILLET 2013 l’Homme de 1948 (le principe y figure dans le préambule et dans l’article 1er), les deux pactes internationaux de 1966 et la Convention pour la protection des droits de l’Homme et de la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologie et de la médecine du 4 mars 1997 (article 1er). Notons qu’en Europe, la reconnaissance de la dignité en tant que principe juridique trouve son application dans le domaine de l’éthique biomédicale et de la santé, comme en témoigne les droits qui sont liés à la notion. En France, par exemple, dans le domaine de la bioéthique, la dignité est associée au droit de disposer de son corps, au droit à l’intégrité physique et au droit à la vie humaine12. Pour ce qui est de la signification de la « dignité » en Tunisie, nous nous détacherons de toute approche eurocentrée. En effet, « la dignité » après avoir été le catalyseur de la Révolution tunisienne, est depuis est devenue un objectif révolutionnaire. Ainsi, notre réflexion, aussi modeste soit‐elle, commencera par éclairer l’itinéraire qu’a poursuivi la « dignité » pour accéder au rang de Devise de la République (I), avant de réfléchir sur les retombées de cette promotion (II). I.
LA DIGNITE : DE LA REVENDICATION POPULAIRE A LA CONSECRATION CONSTITUTIONNELLE Dans cette partie, nous tenterons de schématiser l’évolution qu’a connue la notion de « dignité ». A la veille de la Révolution, la dignité était l’objet de fortes revendications populaires (A) avant d’être consacrée dans la Constitution (B). A. LA DIGNITE : OBJET DE REVENDICATIONS POPULAIRES Le 17 décembre 2010, humilié publiquement et désespéré, M. Bouazizi s’immole par le feu devant le siège du gouvernorat de Sidi Bouzid. Cet acte exprimant un fort sentiment d’indignation nous rappelle une belle phrase de l’éminent Émile Zola : « chaque acte qui lui 12
Pour plus de détails, voir par exemple, MATHIEU,B , « La dignité, principe fondateur du droit », Journal international de bioéthique, 2010/3, Vol.21, pp.77‐83. 3 IRIS ‐ Observatoire des mutations politiques dans le monde arabe LA DIGNITÉ : DU SLOGAN RÉVOLUTIONNAIRE AU PRINCIPE CONSTITUTIONNEL / FATMA ELLAFI ‐ JUILLET 2013 parut blesser les intérêts du peuple excitera en lui une indignation vengeresse » 13. En effet, l’immolation a brisé le sentiment d’indignation partagé par tous les tunisiens et a surtout eu une force de parole intense, au moment où les politiques étaient assourdis ! Paradoxalement, ce geste désespéré était le flambeau de l’espoir qu’a porté une jeunesse tunisienne plus que jamais déterminée à rompre avec l’acceptation de l’indignité ; une jeunesse elle aussi indignée par les inégalités sociales et régionales, la corruption, les répressions politiques, la confiscation des droits et libertés, qui s’est identifiée à Bouazizi. La Constitution du 1er juin 1959 ne proclamait‐elle pas la volonté du peuple de « demeurer fidèle aux valeurs humaines qui constituent le patrimoine commun des peuples attachés à la dignité de l’homme, à la justice et à la liberté »14 ? Au‐delà de cette inscription de la notion dans les textes, il faut dire que le slogan « Dignité » transcende l’histoire politique de la Tunisie, la dignité étant associée à la quête de l’indépendance : « La dignité avant le pain », slogan historique prononcé par F. Hached, exprimait le vœu d’indépendance et de souveraineté nationale. La dignité devient par la suite synonyme de développement. Ainsi Bourguiba proclamait‐il que la bataille contre le sous‐développement était « une lutte pour la dignité de l’homme et la gloire de la patrie »15 . Hélas, la lutte pour la dignité en tant que droit à l’élévation personnelle (car inhérente à toute personne humaine) semble alors mal engagée. Nous nous interrogerons donc sur les changements susceptibles d’être provoqués par l’insertion du terme dans la devise de la République. B. LA DIGNITE : ELEMENT NOUVEAU DE LA DEVISE DE LA REPUBLIQUE Les Tunisiens préfèrent qualifier leur Révolution de « Révolution de la dignité et de la liberté » plutôt que de « Révolution de Jasmin » plus littéraire voire poétique. Par cette appellation, la « dignité » passe du rang de revendication spontanée à celui d’objectif de la Révolution, au point que des appels à la mise en place une instance chargée de la protection 13
ZOLA, Emile, Fortune Rougon, 1871, p.140. Préambule de la constitution du 1er juin 1959, disponible sur http://www.iort.gov.tn 15
BELKODJA,Tahar, Les trois décennies Bourguiba , Témoignages, Paris , Publisud, 1998, p.56. 14
4 IRIS ‐ Observatoire des mutations politiques dans le monde arabe LA DIGNITÉ : DU SLOGAN RÉVOLUTIONNAIRE AU PRINCIPE CONSTITUTIONNEL / FATMA ELLAFI ‐ JUILLET 2013 et de la réalisation des objectifs de la révolution aient été lancés16. A cet égard, nous rappellerons les propos de M. Ben Jaâfar, actuellement président de l’Assemblée nationale constituante, prônant la création d’un «Conseil pour la défense de la révolution » : cela «constitue[rait] un pas essentiel sur la voie de (…) l’instauration d’une nouvelle forme de gouvernement qui reflète la volonté du peuple et édifié la Tunisie de la liberté, de la dignité, de la démocratie et de la gloire »17. Finalement, la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique a été créée le 15 mars 2011. Ses fonctions ont pris fin le 13 octobre 2011, sans que les objectifs de la révolution soient réalisés. Au terme des premières élections démocratiques en Tunisie, l’Assemblée nationale constituante a pris ses fonctions, avec pour objectif la rédaction et l’adoption d’une nouvelle Constitution. Cette lourde tâche est partagée entre six commissions constituantes18. Se voulant « fidèle » à l’esprit de la Révolution, la proposition de changement de la devise de l’Etat (de «liberté, ordre, justice » à « liberté, dignité, justice, ordre »), formulée au sein de l’Assemblée nationale constituante, a fait consensus. 19 La commission constitutive du préambule, des principes fondamentaux et de la révision constitutionnelle semble être attachée à cette proposition. La nouvelle devise a figuré dans toutes les versions du projet de nouvelle Constitution, de l’avant‐projet jusqu’à la dernière version du 1er juin 201320 Essayons de saisir l’opportunité d’une telle consécration. Dans le Vocabulaire juridique de Gérard Cornu, la devise est définie comme une «formule ramassée affirmant le but ou le sens assigné à l’action d’un individu, d’un groupe, d’un gouvernement, d’un État »21. Ajoutons que la devise d’un État n’émerge pas de nulle part : il s’agit du symbole d’une histoire et d’un message qui se transmet de génération en génération. En effet, si « liberté, 16
Pour plus de détails, voir, HOUKI, Chaker, « Les conseils pour la protection de la révolution », L’observatoire tunisien de la transition démocratique, sur http://observatoiretunisien.org 17
« Un conseil pour la défense de la révolution », La Presse de Tunisie, 14 fév. 2011, sur http://www.lapresse.tn 18
Il s’agit de la commission du préambule, des principes fondamentaux et de la révision constitutionnelle, la commission des droits et des libertés, la commission du pouvoir législatif, du pouvoir exécutif et de la relation entre eux, la commission de la justice judiciaire, administrative, financière et constitutionnelle, la commission des instances constitutionnelles et la commission des collectivités publiques régionales et locales, voir http://www.anc.tn 19
La séance plénière était tenue à l’ANC, le mardi 23 octobre 2012, et réservée à la discussion du projet du préambule de la constitution; la nouvelle devise y figure ; voir http://www.tuniscope.com 20
Voir la version de l’avant‐projet sur http://www.marsad.tn (traduction non officielle) et la dernière version sur http://www.venice.coe.int , article 4, alinéa dernier (traduction non officielle) 21
CORNU, Gérard, Vocabulaire juridique,9e Ed. Paris, PUF, 2011. 5 IRIS ‐ Observatoire des mutations politiques dans le monde arabe LA DIGNITÉ : DU SLOGAN RÉVOLUTIONNAIRE AU PRINCIPE CONSTITUTIONNEL / FATMA ELLAFI ‐ JUILLET 2013 ordre, justice » étaient les maître‐mots d’une Tunisie qui se construisait, « liberté, dignité, justice, ordre » seraient ceux de la ligne de conduite d’une Tunisie postrévolutionnaire. Un sens nouveau sera normalement donné aux notions de « liberté » et de « justice », sur lesquelles la Révolution a aussi eu un impact fort. L’ «ordre », quant à lui, se débarrassera de son association à la répression. La « dignité », enfin, rappellerait à tous, citoyens et politiques, la raison pour laquelle un 14 janvier 2011 a eu lieu. La « dignité » serait‐elle le garde‐fou de la nouvelle Constitution? Probablement. Mais il est certain que son insertion dans la devise de l’État ne sera pas sans conséquences. II.
LA DIGNITE : AU‐DELA DE LA CONSECRATION CONSTITUTIONNELLE Théoriquement, le simple énoncé d’un droit, d’une liberté, d’un principe, ou d’une notion dans la Constitution lui confère automatiquement une valeur constitutionnelle, et de ce fait un statut "spécial". Que dire alors de la constitutionnalisation de la « dignité » et de son élévation au rang de devise de l’Etat ? Nous avançons que les conséquences seraient à la fois extra‐juridiques (A) et juridiques (B). A. LA DIGNITE : MATRICE DE L’ACTION ETATIQUE Commençons d’abord par rappeler quelques passages du préambule du projet de Constitution tunisienne en date du 1er juin 2013 : « (…) concrétisant les objectifs de la révolution, de la liberté et de la dignité; Par fidélité au sang de nos martyrs et aux sacrifices des Tunisiens et des Tunisiennes au fil des générations ; (…) Sur la base de la place qu’occupe l’être humain en tant qu’être digne (…) » 22. Dans le chapitre I relatif aux principes généraux, l’article 4 sur les emblèmes de la République tunisienne énonce, dans son dernier alinéa, que : « La devise de la République tunisienne est : Liberté, Dignité, Justice, Ordre. » 23. Par cette affirmation solennelle, la Constituante incombe à l’Etat le devoir de garantir et d’œuvrer pour la « dignité » dans toutes ses actions, qu’elles soient d’ordre politique, 22
Version en langue française (traduction non officielle) du projet de la constitution tunisienne du 1er juin 2013, sur http://www.venice.coe.int 23
Idem 6 IRIS ‐ Observatoire des mutations politiques dans le monde arabe LA DIGNITÉ : DU SLOGAN RÉVOLUTIONNAIRE AU PRINCIPE CONSTITUTIONNEL / FATMA ELLAFI ‐ JUILLET 2013 économique ou social. A priori, cette idée trouve écho dans la Constitution, où nous pouvons par ailleurs lire : « (…) afin de consolider (…) l’unité nationale fondée sur la citoyenneté, la fraternité, la solidarité et la justice sociale ».24 « (…) L’importance de la sauvegarde s’un environnement sain, de façon à garantir la pérennité de nos ressources naturelles et la continuité d’une existence paisible pour les générations futures »25 a aussi été soulignée. L’article 12 du projet de Constitution énonce que « l’Etat a pour objectif de réaliser la justice sociale, le développement durable, l’équilibre entre les régions et une exploitation rationnelle des richesses nationales »26. Dans les articles 22 et 23, l’Etat est défini comme protecteur de « la dignité de la personne et de intégrité physique » et de « la vie privée et l’inviolabilité du domicile ». L’article 29, quant à lui, reconnait au détenu son « droit à un traitement humain qui préserve sa dignité ». La santé et l’éducation, droits « chéris » de la première République et fierté de tous les Tunisiens et Tunisiennes, sont considérés comme des acquis et réitérés dans ce projet27. Le droit au travail est mis en exergue dans l’article 39 et «l’Etat prend les mesures nécessaires à sa garantir dans des conditions décentes et équitables ». Selon l’article 46, aux côtés des parents, l’Etat se doit de garantir la dignité aux enfants. De ces extraits se dégage une certaine idéologie socialisante dont la matrice est la «dignité ». Encore faut‐il attendre la promulgation de la nouvelle Constitution pour pouvoir constater la manière par laquelle les pouvoirs publics s’y prendront pour appliquer ce principe de façon effective. Ce nouvel élément de la devise de la République tunisienne permet sans doute d’avoir constamment à l’esprit le devoir de faire triompher la « dignité », surtout si on prend conscience du fait qu’elle est susceptible de devenir une norme de référence constitutionnelle. B. LA DIGNITE : UNE NORME DE REFERENCE CONSTITUTIONNELLE (?) Il est certainement prématuré de répondre à cette question, que ce soit par l’affirmative ou la négative. Mais nous n’aurions pu nous empêcher d’entamer une telle réflexion, étant 24
Idem, préambule Idem 26
Idem 27
Voir les articles 37 et 38 du même projet 25
7 IRIS ‐ Observatoire des mutations politiques dans le monde arabe LA DIGNITÉ : DU SLOGAN RÉVOLUTIONNAIRE AU PRINCIPE CONSTITUTIONNEL / FATMA ELLAFI ‐ JUILLET 2013 donné que le projet de Constitution tunisien offre des indices susceptibles d’être interprétés comme allant dans ce sens. L’article 100 énonce d’emblée que « le pouvoir judiciaire est indépendant et garantit l’instauration de la justice, la suprématie de la Constitution, la souveraineté de la loi et la protection des droits et des libertés. Le magistrat est indépendant. Il n’est soumis dans l’exercice de ses fonctions qu’à l’autorité de la Constitution et de la loi » 28. Ce pouvoir judiciaire se manifeste, entre autres, à travers l’instauration d’une « justice constitutionnelle », incontournable pour un Etat qui se veut être un Etat de Droit. En effet, un Titre II, dans le Chapitre V, a été consacré à la « Cour Constitutionnelle »29. Ainsi, et comme l’a souligné le Charles Eisenmann, l’instauration d’un système juridique de contrôle de constitutionnalité dans une Constitution « fait des règles constitutionnelles des normes juridiquement obligatoires, de véritables règles de droit en y attachant une sanction ». En l’absence d’une justice constitutionnelle, « la Constitution n’est qu’un programme politique, à la rigueur obligatoire moralement, un recueil de bons conseils à l’usage du législateur, mais dont il est juridiquement libre de tenir ou de ne pas tenir compte »30. En transposant ces propos, nous pourrons dire de la Constitution tunisienne, une fois qu’elle sera promulguée, qu’elle demeurera un simple programme politique, voire une propagande menée au nom de la dignité, si cette dernière n’est pas appréhendée comme «une norme juridique obligatoire », une norme de référence constitutionnelle qui servira de fondement au contrôle de constitutionnalité par une future Cour constitutionnelle31. En effet, que la dignité soit présente dans le devise de la République tunisienne, qu’elle soit mentionnée comme un principe que l’Etat doit garantir à ses citoyens, ou qu’elle soit évoquée dans le préambule ou dans le dispositif de la Constitution 32 , elle demeurera une norme 28
Du Chapitre V relatif au « Pouvoir judiciaire », voir www.venice.coe.in Voir les articles 115 à 121 30
EISENMANN, Charles, La justice et la Haute Cour Constitutionnelle d’Autriche, Paris / Aix en Provence, Economica, 1986, p.22 31
DE VILLIERS, Michel définit la norme de référence comme :«une expression d’usage habituel en doctrine, mais aussi en jurisprudence pour désigner les dispositions constitutionnelles qui serviront de fondement au contrôle de constitutionnalité.», in Dictionnaire du droit constitutionnel, 5e Ed., Paris, Dalloz / Armand Colin, 2005, p. 164. 32
Le Chapitre IX, « Des dispositions finales », reconnait au préambule une valeur juridique, levant ainsi toute équivoque ; l’article 143 : « Le préambule fait partie intégrante de la présente Constitution» et l’article 144 : « Les dispositions de la présente Constitution sont comprises et interprétées comme un tout harmonieux ». 29
8 IRIS ‐ Observatoire des mutations politiques dans le monde arabe LA DIGNITÉ : DU SLOGAN RÉVOLUTIONNAIRE AU PRINCIPE CONSTITUTIONNEL / FATMA ELLAFI ‐ JUILLET 2013 constitutionnelle du fait de sa constitutionnalisation. N’étant soumis dans l’exercice de ses fonctions qu’à l’autorité de la Constitution, le juge constitutionnel en contrôlera la constitutionnalité à chaque fois qu’il sera saisi pour le faire33. Ainsi, le projet de constitution de la deuxième République s’est approprié la « dignité » pour en faire sa devise – dont les contours ne sont pas encore définis. C’est certainement, la jurisprudence de la Cour Constitutionnelle, tant attendue, qui nous en dira plus. Entre temps, nous rappellerons que si un 14 janvier a eu lieu, c’est parce que « nos autem populus dignus »34. Alors confirmons‐le !  33
34
Article 17 du projet de constitution détermine le domaine de compétence de la Cour Constitutionnelle. « Nous sommes un peuple digne » 9 IRIS ‐ Observatoire des mutations politiques dans le monde arabe LA DIGNITÉ : DU SLOGAN RÉVOLUTIONNAIRE AU PRINCIPE CONSTITUTIONNEL / FATMA ELLAFI ‐ JUILLET 2013 LA DIGNITÉ : DU SLOGAN RÉVOLUTIONNAIRE AU PRINCIPE CONSTITUTIONNEL
Par Fatma Ellafi / Doctorante à la Faculté de Droit et des Sciences Politiques de Tunis OBSERVATOIRE DES MUTATIONS POLITIQUES DANS LE MONDE ARABE Dirigé par Béligh Nabli, directeur de recherche à l’IRIS nabli@iris‐france.org © IRIS TOUS DROITS RÉSERVÉS INSTITUT DE RELATIONS INTERNATIONALES ET STRATÉGIQUES 2 bis rue Mercœur 75011 PARIS / France T. + 33 (0) 1 53 27 60 60 F. + 33 (0) 1 53 27 60 70 iris@iris‐france.org www.iris‐france.org www.affaires‐strategiques.info 10 IRIS ‐ Observatoire des mutations politiques dans le monde arabe 
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