En remontant jusqu`à la Chine des Tang

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John Foley - Opale
ANALYSE
UNE MISE EN PERSPECTIVE HISTORIQUE
PHILIPPE NOREL, économiste, enseignant-chercheur
En remontant
jusqu’à la Chine des Tang
à l’université de Poitiers
Du capitalisme d’aujourd’hui aux Pays-Bas du XVIIe siècle
et aux empires orientaux, économistes et historiens parcourent le temps
pour rendre compte du phénomène dans toute sa complexité.
Tramway Siemens
à Paris en 1881.
Les Etats sont
désormais
contournés ou niés
par les firmes
transnationales.
Kharbine-Tapabor
P
résenter l’histoire de la
mondialisation économique requiert d’allier les
compétences des économistes et des historiens, dont les
méthodes peuvent différer (voir
encadré). Ce faisant, nous allons
découvrir des mondialisations
gigognes, s’encastrant les unes
dans les autres et se différenciant
progressivement. Et comme l’histoire se réécrit largement et en
permanence en fonction des
préoccupations nouvelles qui
deviennent les nôtres, nous allons
proposer de prendre ici le temps
à rebours, étudiant comment des
mondialisations plus anciennes
se démarquent successivement
de celles qui nous sont proches.
LES STRATÉGIES DES FIRMES
Pour les économistes, la mondialisation actuelle a une quarantaine d’années environ et
peut se caractériser par quatre
14
MONDIALISATION & DÉMONDIALISATION
traits. C’est d’abord, non seulement la croissance, mais encore
et surtout l’accélération de l’ouverture extérieure commerciale
des économies. C’est ensuite une
spectaculaire progression de l’investissement direct à l’étranger,
accompagnée de la naissance
de stratégies globales inédites
pour les firmes, même celles de
taille moyenne aujourd’hui. En
troisième lieu, c’est une mise en
connexion des marchés financiers
nationaux, constituant désormais
un marché mondial unique s’imposant aux acteurs économiques.
Enfin, c’est un affaiblissement des
régulations étatiques nationales,
difficilement reportées à un échelon supranational, tandis que des
régulations privées s’affirment.
Au-delà de ces grands traits,
cette mondialisation constitue
une rupture avec la phase d’internationalisation des économies d’après-guerre : les entités
nationales, représentées par les
Etats, autrefois confirmées par
l’intensification des échanges,
sont désormais contournées ou
niées par les firmes transnationales et par l’affirmation de régulations supranationales. Ce point
est important car il fait apparaître
la mondialisation comme un
contrepoint évident de l’internationalisation intervenue lors
des Trente Glorieuses, expliquant
ainsi la réticence des économistes
à envisager des mondialisations
plus anciennes.
Pour les économistes les plus
libéraux, en revanche, la mondialisation actuelle se réduirait
à la création du marché mondial. Elle se caractériserait par
une tendance quasi planétaire
à la convergence des prix (des
biens comme des facteurs de production, travail et capital) sous
l’effet de la libre concurrence et
des lois du commerce international. Même si cette approche est
très partielle et critiquable, elle a
au moins le mérite de permettre
d’envisager un pont avec une première mondialisation, celle des
années 1860-1914.
LE LIBRE MARCHÉ FINANCIER
À LA FIN DU XIXE SIÈCLE
Car les signes de l’existence
d’une période analogue précédant la nôtre sont éloquents.
On observe entre 1860 et 1879,
voire 1892, une réelle libéralisation du commerce mondial. Elle
est accompagnée d’une diminution des coûts de transport et
débouche sur une spectaculaire
convergence des prix des biens et,
à un moindre degré, des facteurs
de production. La période 18601914, surtout dans sa seconde
moitié, est aussi marquée par le
Alternatives Economiques HORS-SÉRIE n° 101
DÉJÀ LES PAYS-BAS
AU TEMPS DE REMBRANDT
On se trouve donc en présence
de deux mondialisations, à un
siècle d’écart et avec des traits
similaires également dans leurs
blocages : une montée des inégalités internes et un refus du
processus par les laissés-pourcompte, des mouvements favorables au protectionnisme, un
refus de l’immigration et des
montées xénophobes. Au cours
des deux périodes, on a clairement une expansion globale des
échanges (à la fin du XXe siècle,
c’est évidemment la réintégration de la Chine et une insertion
plus normale de l’Europe orientale et de l’Amérique latine dans
le commerce mondial) et une
montée globale de l’économie
de marché (marquée notamment
par la convergence mondiale des
prix). Une tendance à la création
de « sociétés mondiales de marché » apparaît, en marge de la
saturation de la planète par les
flux d’échange.
Alternatives Economiques HORS-SÉRIE n° 101
Avant 1860, en revanche, si
l’expansion globale des échanges
est avérée, la création d’une économie de marché planétaire
semble bien plus douteuse.
Les Pays-Bas au XVII e siècle,
la Grande-Bretagne, ensuite,
Aujourd’hui comme
au XIXe siècle, la
mondialisation se heurte
aux mêmes blocages
ont considérablement dilaté
l’espace des transactions commerciales, tout en les intensifiant, tant dans l’océan Indien
qu’avec les Amériques, au cœur
de l’Asie comme sur les côtes
africaines vouées à l’exporta-
tion des e­ sclaves. Mais que l’on
sache, bien peu de ces échanges
répondaient aux critères d’un
fonctionnement de marché,
respectueux d’une certaine
propriété privée, avec des prix
librement fixés, dans le cadre
d’une régulation relativement
pacifique.
Ainsi, les Néerlandais se sont
accaparés une part du commerce
de l’océan Indien en forçant les
spécialisations de certaines îles.
Et les Britanniques ont abondamment transporté et usé d’une
main-d’œuvre esclave dans les
plantations, sans parler de leurs
tentatives de désindustrialiser
leur colonie indienne ou d’intégrer de force la Chine dans
leurs réseaux via la consommation d’opium. La mobilisation
de main-d’œuvre et de terres
s’est donc faite dans la violence
Economistes, historiens : qui écrit l’histoire
de la mondialisation ?
Prétendre écrire l’histoire de
la mondialisation économique
pose d’emblée de redoutables
questions de méthode. Et c’est
sans doute un euphémisme
de dire qu’en la matière, historiens et économistes sont
sur deux planètes différentes.
Pour les premiers, il existe très
certainement une mondialisation ibérique, dès la fin du
XVIe siècle, voire des systèmesmonde encore plus anciens, par
exemple à l’époque où l’empire
musulman et la dynastie
chinoise des Tang structuraient
l’essentiel du continent eurasiatique, entre VIIe et Xe siècles. Les
économistes sont d’habitude
plus circonspects, identifiant
une progression planétaire du
marché et une synergie originale entre capitaux, entreprises
et territoires depuis le milieu
des années 1980 seulement,
acceptant tout juste l’idée d’une
phase analogue, entre 1860
et 1914. Tout est évidemment
question de définition.
Pour le géohistorien Christian
Grataloup (1), qui s’est
confronté à ces problèmes pré-
cis, il y aurait lieu de distinguer
entre deux phénomènes, donc
aussi entre deux concepts. La
« globalisation » pourrait traduire une certaine expansion
ou une dilatation de l’espace
des échanges entre populations
différentes, allant éventuellement jusqu’à saturer le globe.
En contrepoint, la « mondialisation » verrait en plus
se créer des liens sociaux
structurants à l’échelle de cet
espace globalisé ; elle verrait
se constituer un « monde »,
au sens d’une « société »,
dans cette aire dilatée par les
échanges. On articulerait ainsi
la globalisation, phénomène
spatial ou géographique, et la
mondialisation, phénomène socialement
structurant.
Si on
accepte cette approche, la
différence entre historiens et
économistes devient plus claire.
Les seconds n’appelleraient
« mondialisation » qu’une
extension quasi planétaire des
échanges, accompagnée d’une
progression du lien social marchand, de la construction d’une
société de marché à l’échelle
de la planète. Les premiers, eux,
parleraient de mondialisation
dès que l’extension globale
des échanges « ferait société »,
quelle que soit la nature de
cette dernière. 1. Faut-il penser autrement l’histoire du
monde ?, Armand Colin, 2011.
D. R.
premier essor de l’investissement
direct à l’étranger, avec la création de firmes (Singer, Siemens…)
que l’on peut considérer comme
les ancêtres de nos transnationales. De la même façon, cette
mondialisation voit la création
d’un libre marché financier, au
moins pour les économies de
l’espace atlantique (regroupant
l’Europe occidentale, l’Amérique
du Nord et quelques pays latino-­
américains), un marché qui apparaît, à cette échelle, plus intégré
que le marché financier mondial
d’aujourd’hui.
Enfin, n’oublions pas que cette
période est celle de l’étalon-or,
un système monétaire qui discipline les économies, créant
sans doute une première forme
de régulation supranationale
des conjonctures économiques.
Au total, on observe bien les
quatre mêmes caractéristiques
globales qu’aujourd’hui, avec
en plus une mobilité forte de la
main-d’œuvre non qualifiée, et
sans doute aussi un poids plus
déterminant des transports, dont
la baisse des coûts est spectaculaire, tant pour les marchandises que pour les hommes et
l’information.
MONDIALISATION & DÉMONDIALISATION
15
UNE MISE EN PERSPECTIVE HISTORIQUE
et l’on n’a guère observé de
convergence globale des prix
des biens entre 1620 et 1860. En
revanche, il semble assez évident
que l’expansion des échanges
menée successivement par ces
deux puissances dominantes ont
permis de créer puis de conforter
et de stabiliser leur propre économie de marché. On aurait donc
là aussi un approfondissement
de l’économie de marché, mais
seulement « en interne ».
LE RÔLE DES PAYS-BAS
Dans le cas des Pays-Bas, un
enchaînement vertueux mène
clairement du commerce extérieur à la structuration du marché.
S’appuyant dès le XVe siècle sur la
qualité de leurs bateaux de pêche
en Baltique, les Néerlandais obtiennent, contre le hareng qu’ils
pêchent, du bois et du goudron
de Scandinavie, des céréales de
Prusse et des Pays baltes, céréales qui sont revendues aux
puissances ibériques contre
de l’argent des Amériques. Cet
argent et ce bois permettent de
construire des navires plus performants et de les essayer dans
le commerce de l’océan Indien
contre les Portugais.
Parallèlement, le fait de pouvoir se procurer leurs céréales
en Europe orientale permet aux
Néerlandais d’affecter des terres
à la culture de plantes textiles ou
tinctoriales (qui permettent de
fabriquer des teintures ou des
colorants), stimulant ainsi une
remarquable production textile.
En retour, leurs bateaux pourront vendre ces textiles à toute
­l’Europe et lui revendre également les précieuses épices et
soieries obtenues en Asie. Bref,
la synergie entre commerce européen, production d’artefacts et
financement des expéditions en
Asie à la recherche des produits
les plus désirés de l’époque est
totale dans le cas néerlandais.
Mais il y a plus : en stimulant
vivement l’économie interne des
Pays-Bas, le commerce extérieur
va fournir le déclic permettant
de mettre en place les marchés de facteurs de production
indispensables à la régulation
marchande. Ayant pu substituer
des cultures de rente (fleurs, lin,
plantes tinctoriales) aux céréales,
16
MONDIALISATION & DÉMONDIALISATION
les Néerlandais donnent un prix
nouveau à leur terre. Celle-ci
devient objet d’une spéculation
intense qui donne sa vraie dimension au marché du foncier
(lui-même créé trois siècles plus
tôt avec la constitution par les
paysans des polders).
De la même façon, la stimulation de leur industrie textile
exportatrice, grâce aux nouvelles
cultures « industrielles » réalisées
en amont, mais aussi du fait des
débouchés européens en aval,
les oblige à moderniser le marché du travail : les guildes seront
« doublées » par des entreprises
employant des salariés, souvent
précaires, mais dont l’importance augmentera rapidement.
Si on ajoute à cela un dispositif
de mobilisation du capital qui
devient vite le plus perfectionné
d’Europe, on est en présence de
réels marchés de facteurs. Ces
derniers interagissent avec les
marchés de biens pour former
un « système de marchés », sans
doute le plus complet, sur le
continent, à la fin du XVIIe siècle.
Lequel assure que la production
pourra suivre toute hausse de la
demande se traduisant par une
hausse de prix.
Cet embryon d’économie de
marché est évidemment étroitement solidaire des céréales
obtenues en Baltique, de l’argent
gagné sur les Espagnols, de la
capacité à prélever des produits
exotiques en Asie pour pénétrer
ensuite les marchés européens et
leur vendre aussi du textile… En
retour, cette économie de marché
naissante pérennise les excédents
En Hollande et en
Angleterre, on assiste
à une sorte de brouillon
des mondialisations
à venir
commerciaux, stimule le commerce et donne aux Pays-Bas les
moyens d’agir sur les économies
tombées sous leur dépendance.
S’agit-il d’une « mondialisation
économique » ? Pas au sens strict
puisque nul fonctionnement de
marché ne vient caractériser
Toulon. Forte mobilité
de la main-d’œuvre
non qualifiée
et baisse spectaculaire
du coût des transports
caractérisent
le XIXe siècle.
Leemage
l’espace extérieur. En revanche,
la construction d’une économie nationale de marché est
au rendez-vous sur le territoire
néerlandais. Ce mélange d’extension potentiellement globale des
échanges mais avec progression
du marché en interne, dans le
seul pays dominant, peut sans
doute être qualifié de « proto-­
mondialisation ». Il y aurait là
une sorte de brouillon, à échelle
réduite, des mondialisations
ultérieures.
L’EXPANSION
DE L’ANGLETERRE
Sans entrer ici dans le détail,
on peut estimer que la domination britannique sur le commerce
mondial entraînera ensuite des
effets similaires. C’est grâce à la
vente de laine à l’Espagne et aux
Pays-Bas que l’Angleterre pourra,
en plein XVIIe siècle, lancer sa
révolution des enclosures, consistant à clôturer les prairies afin d’y
mettre du mouton pour produire
une laine largement destinée à
l’exportation. Au passage, cela
stimulera l’artisanat textile sous
la forme du putting-out system,
une sorte de travail de la laine
à domicile qui développera une
forme de salariat aux pièces.
Dans ces conditions, la mobilisation du travail comme de la
terre sera plus effective dans le
cadre d’un système de marchés
Alternatives Economiques HORS-SÉRIE n° 101
largement tirés par l’exportation.
La manufacture, puis la grande
industrie se substitueront ensuite
à ces formes élémentaires de
production, essentiellement
entre 1760 et 1830, là encore
avec une forte influence des
débouchés extérieurs. Au total,
c’est le capitalisme britannique
lui-même qui sera largement
constitué, dans la première moitié du XIXe siècle, sur la base
d’une expansion britannique des
échanges extérieurs. On aurait
donc ici une seconde protomondialisation caractérisée,
largement analogue au modèle
néerlandais du XVIIe siècle.
UNE PROTO-MONDIALISATION
IBÉRIQUE ?
Deux mondialisations depuis
1860, d’une part, deux protomondialisations auparavant,
d’autre part, semblent donc
identifiables. Peut-on parallèlement parler d’une proto-­
mondialisation ibérique au
XVIe siècle ? Sur ce point, l’économiste est tenté de répondre
négativement et de laisser l’historien prendre le relais. A sa façon…
Nulle trace en effet d’une création d’économie de marché en
Espagne durant ce « Siècle d’or ».
Il semble au contraire que l’économie intérieure périclite, victime
d’un approvisionnement trop
facile en numéraire, de l’expulsion des Juifs (et notamment des
banquiers et des commerçants),
puis des anciens musulmans
convertis au christianisme (notamment les techniciens de l’irrigation). L’économie espagnole à
cette époque est aussi et surtout
victime d’un faible souci de la
royauté pour quelque objectif
économique que ce soit et de sa
polarisation sur les problèmes
militaires et religieux.
En revanche, on ne peut
que souscrire aux conclusions
de l’historien Serge Gruzinski
lorsqu’il démontre, avec une
hallucinante richesse de détails,
combien l’espace couvert et dominé par la royauté ibérique était
le lieu de liens sociaux importants, de métissages surprenants
et de circulations planétaires de
l’information, des hommes et
des idées, notamment durant
la période 1580-1640. Dans ces
Alternatives Economiques HORS-SÉRIE n° 101
conditions, il y aurait bien mondialisation au sens d’extension
globale des échanges et création
d’une « société ». Mais aucune
proto-mondialisation au sens de
l’économiste.
L’ÈRE DES SYSTÈMES-MONDE
La réflexion oblige alors à se
poser le même type de question
avant 1492… Et ici, évidemment,
tout bascule, dans la mesure où
l’histoire européocentrique est
fort peu habituée à envisager une
quelconque « globalisation » ou
« mondialisation » avant cette
date charnière. Pourtant, le remarquable travail de la sociologue Janet Abu-Lughod avait
déjà violé le tabou, il y a vingtcinq ans, en évoquant non pas
une mondialisation, mais un
« système-monde » constitué par
l’emprise mongole sur l’ensemble
du continent eurasiatique, à peu
près entre 1250 et 1350.
Même si ce travail paraît aujourd’hui assez imparfait, il a posé
les bases d’un mouvement qui,
reprenant ce concept de systèmemonde à Immanuel Wallerstein
et Fernand Braudel, en a désormais étayé la pertinence pour
des périodes bien antérieures
à Christophe Colomb et pour
des continents bien éloignés de
l’Europe.
C’est en particulier le chercheur
Philippe Beaujard qui a montré le
caractère plausible d’un système-
monde afro-eurasiatique unique,
à partir du premier siècle de notre
ère, par ailleurs marqué par trois
cycles longs entre la naissance
de l’empire Romain et le début
du XVe siècle.
Mais qu’entend-on par système-monde ? Ce serait un
ensemble structuré de relations
entre acteurs économiques et
politiques, sur un espace dépassant toute unité politique
constituée, et caractérisé par
des flux de biens, de personnes
et d’informations (idées, techni­
ques, croyances). Cependant,
Avant cette date,
un système-monde s’identifie
l’économiste
aussi par le fait que la relation
entre le « tout » et les « parties »
ne voit pas
de mondialisation prime sur les relations entre ces
dernières. En d’autres termes, la
logique d’ensemble est censée
influencer très largement le comportement des « parties ». Et cette
logique d’ensemble veut que des
centres ou des cœurs dominent
(ou exploitent) des périphéries,
parfois en passant par l’action
de semi-périphéries qui sont à la
fois sous domination du cœur et
en concurrence avec lui pour la
domination.
Néanmoins, ces phénomènes
de domination/exploitation n’inRetour en 1493 de
terdisent nullement une sorte de
Christophe Colomb
coévolution, c’est-à-dire concrède son premier voyage.
tement la possibilité que des
Aucune trace
d’économie de marché périphéries s’émancipent ou se
développent sur la base de leurs
en Espagne
durant son Siècle d’or, relations économiques avec les
1492
mais une circulation des
hommes et des idées.
Ann Ronan Picture Library/AFP
MONDIALISATION & DÉMONDIALISATION
17
UNE MISE EN PERSPECTIVE HISTORIQUE
cœurs et les semi-­périphéries. Ce
qui est d’ailleurs historiquement
attesté par les changements de
dominant (on dit aussi d’« hégémon ») au sein des systèmesmonde successifs : les Etats-Unis
succèdent à la Grande-Bretagne
en 1944, laquelle avait elle-même
ravi la place aux Pays-Bas vers
1760, pour n’évoquer que le système-monde moderne.
Et précisément, de tels systèmes évolueraient suivant une
logique de cycles très longs, avec
des phases ascendantes durant
lesquelles la production, le
commerce, l’urbanisation progressent, sous une domination
spécifique, et des phases descendantes où ces croissances se
ralentissent (voire s’inversent),
souvent sur plusieurs siècles,
avec le déclin de la puissance
dominante.
Kaifeng, au début
du XIIe siècle.
La question d’une protomondialisation Song
à cette époque
pourrait sans doute
devenir un véritable sujet
de débat.
D. R.
Chine et Islam vont
amasser un potentiel
technique qui se diffusera
vers l’Europe à partir du
XIIe siècle et des croisades
DU SYSTÈME-MONDE
À LA MONDIALISATION
ÉCONOMIQUE ?
Les systèmes-monde s’identifient-ils à une forme de mondialisation économique ? A l’évidence
non, suivant les définitions précédemment posées. Mais on peut
sans doute dire que, dans un système-monde, il existe une tendance à l’expansion des échanges
durant la phase ascendante du
cycle, sans pour autant que des
formes d’économie de marché
soient nécessairement en jeu. On
peut donc seulement identifier
une phase ascendante du cycle
et une « globalisation », laquelle
n’implique pas nécessairement
une « mondialisation ».
Par ailleurs, si la logique du
système-monde moderne est
devenue clairement capitaliste
entre les XVIIe et XIXe siècles, il
n’en va pas de même du systèmemonde afro-eurasiatique qui s’est
mis en place sur les quinze premiers siècles de l’ère conventionnelle. D’autres logiques y étaient
à l’œuvre qu’il est impossible
de décrire ici. Mais précisons
18
MONDIALISATION & DÉMONDIALISATION
le contenu concret des cycles
propres à ce système-monde
afro-eurasiatique.
Laissons de côté le premier
cycle, durant les six premiers
siècles de notre ère, en partie dominé par l’Empire romain (sans
doute avec un second cœur dans
la Chine des Han).
Plus intéressant est sans doute
le second cycle, qui commence
au début du VIIe siècle, culmine
vers 850, avant de connaître une
phase descendante jusque vers le
début du XIe siècle. Ce cycle fait
coïncider deux empires dominants, celui de l’Islam des années
632-1055 (période se terminant
par la prise de Bagdad par les
Seldjoukides), et celui des Tang
(618-907) puis des Song (à partir
de 960), en Chine.
Lors de la phase ascendante
de ce cycle, les flux d’échange
auraient explosé du fait de la
protection accordée par les
deux empires aux marchands.
Mais surtout c’est la Chine, qui
construit sa supériorité politicoadministrative (avec l’invention
du système des examens), économique (avec des inventions
aussi cruciales que le hautfourneau, la poudre à canon,
la protoporcelaine, la boussole),
tout en connaissant une expansion territoriale définitive et en
colonisant la vallée du Yangzi.
Chine et Islam vont amasser un potentiel technique qui
se diffusera progressivement
vers l’Europe, surtout à partir
du XIIe siècle et des croisades.
Autrement dit, il s’agirait bien
d’une « globalisation » caractérisée, dans laquelle l’Europe serait
un réceptacle assez passif dans un
premier temps, une périphérie. Il
n’est pour autant pas exclu qu’on
ne soit pas déjà en présence d’une
proto-mondialisation, dans la
mesure où la dynastie Tang stimule les échanges extérieurs, ce
qui semble lui avoir permis de
développer certains éléments
de l’économie de marché.
Ce lien entre expansion commerciale et création interne de
structures de marché semble
cependant plus probable encore
durant la dynastie des Song du Sud
(1127-1279). Celle-ci se situera en
effet comme un pouvoir moteur
dans la phase ascendante du troisième cycle, à l’époque où l’Europe
amorçait tout juste son réveil
économique. La question d’une
proto-mondialisation Song à cette
époque pourrait sans doute devenir un véritable sujet de débat…
Au total, si la problématique
de l’histoire des mondialisations
apparaît complexe, économistes
et historiens ne sont nullement
dépourvus pour en rendre
compte. Mais pour cerner toutes
les dimensions du problème, un
certain éclectisme des méthodes
apparaît nécessaire. + EN SAVOIR PLUS
Before European Hegemony.The World
System A.D. 1250-1350, par Janet AbuLughod, Oxford University Press, 1989.
Les quatre parties du monde. Histoire
d’une mondialisation, par Serge Gruzinski,
Le Seuil, 2004.
Les mondes de l’océan Indien, par Philippe
Beaujard, Armand Colin, 2012. Voir aussi
sa synthèse dans Histoire globale,
mondialisations et capitalisme,
La Découverte, 2009, pp. 82-148.
La mondialisation au XIXe siècle (18501914), par Bruno Marnot, Armand Colin,
2012.
Civilisation matérielle, économie,
capitalisme, par Fernand Braudel, 3 tomes,
Armand Colin, 1979.
« Mondialisation et histoire : une approche
épistémologique », par Philippe Norel, Revue
internationale de philosophie, PUF, 2007.
L’histoire économique globale, par Philippe
Norel, coll. Points, Le Seuil, 2013.
Globalization and History.The Evolution of
a 19th Century Atlantic Economy, par Kevin
O’Rourke et JeffreyWilliamson, MIT Press,
1999.
L’échelle du monde, par Patrick Verley,
Gallimard, 2013.
Comprendre le monde : introduction
à l’analyse des systèmes-monde, par
Immanuel Wallerstein, La Découverte, 2006.
Alternatives Economiques HORS-SÉRIE n° 101
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