cœurs et les semi- périphéries. Ce
qui est d’ailleurs historiquement
attesté par les changements de
dominant (on dit aussi d’«hégé-
mon») au sein des systèmes-
monde successifs: les Etats-Unis
succèdent à la Grande-Bretagne
en 1944, laquelle avait elle-même
ravi la place aux Pays-Bas vers
1760, pour n’évoquer que le sys-
tème-monde moderne.
Et précisément, de tels sys-
tèmes évolueraient suivant une
logique de cycles très longs, avec
des phases ascendantes durant
lesquelles la production, le
commerce, l’urbanisation pro-
gressent, sous une domination
spécifique, et des phases des-
cendantes où ces croissances se
ralentissent (voire s’inversent),
souvent sur plusieurs siècles,
avec le déclin de la puissance
dominante.
DU SYSTÈME-MONDE
À LA MONDIALISATION
ÉCONOMIQUE?
Les systèmes-monde s’identi-
fient-ils à une forme de mondiali-
sation économique? A l’évidence
non, suivant les définitions pré
-
cédemment posées. Mais on peut
sans doute dire que, dans un sys-
tème-monde, il existe une ten-
dance à l’expansion des échanges
durant la phase ascendante du
cycle, sans pour autant que des
formes d’économie de marché
soient nécessairement en jeu. On
peut donc seulement identifier
une phase ascendante du cycle
et une «globalisation», laquelle
n’implique pas nécessairement
une «mondialisation».
Par ailleurs, si la logique du
système-monde moderne est
devenue clairement capitaliste
entre les XVIIe et XIXesiècles, il
n’en va pas de même du système-
monde afro-eurasiatique qui s’est
mis en place sur les quinze pre-
miers siècles de l’ère convention-
nelle. D’autres logiques y étaient
à l’œuvre qu’il est impossible
de décrire ici. Mais précisons
le contenu concret des cycles
propres à ce système-monde
afro-eurasiatique.
Laissons de côté le premier
cycle, durant les six premiers
siècles de notre ère, en partie do
-
miné par l’Empire romain (sans
doute avec un second cœur dans
la Chine des Han).
Plus intéressant est sans doute
le second cycle, qui commence
au début du VIIesiècle, culmine
vers 850, avant de connaître une
phase descendante jusque vers le
début du XIesiècle. Ce cycle fait
coïncider deux empires domi-
nants, celui de l’Islam des années
632-1055 (période se terminant
par la prise de Bagdad par les
Seldjoukides), et celui des Tang
(618-907) puis des Song (à partir
de 960), en Chine.
Lors de la phase ascendante
de ce cycle, les flux d’échange
auraient explosé du fait de la
protection accordée par les
deux empires aux marchands.
Mais surtout c’est la Chine, qui
construit sa supériorité politico-
administrative (avec l’invention
du système des examens), éco-
nomique (avec des inventions
aussi cruciales que le haut-
fourneau, la poudre à canon,
la protoporcelaine, la boussole),
tout en connaissant une expan-
sion territoriale définitive et en
colonisant la vallée du Yangzi.
Chine et Islam vont amas-
ser un potentiel technique qui
se diffusera progressivement
vers l’Europe, surtout à partir
du XII
e
siècle et des croisades.
Autrement dit, il s’agirait bien
d’une «globalisation» caractéri-
sée, dans laquelle l’Europe serait
un réceptacle assez passif dansun
premier temps, une périphérie. Il
n’est pour autant pas exclu qu’on
ne soit pas déjà en présence d’une
proto-mondialisation, dans la
mesure où la dynastie Tang sti-
mule les échanges extérieurs, ce
qui semble lui avoir permis de
développer certains éléments
del’économie de marché.
Ce lien entre expansion com-
merciale et création interne de
structures de marché semble
cependant plus probable encore
durant la dynastie des Song du Sud
(1127-1279). Celle-ci se situera en
effet comme un pouvoir moteur
dans la phase ascendante du troi
-
sième cycle, à l’époque où l’Europe
amorçait tout juste son réveil
économique. La question d’une
proto-mondialisation Song à cette
époque pourrait sans doute deve-
nir un véritable sujet de débat…
Au total, si la problématique
de l’histoire des mondialisations
apparaît complexe, économistes
et historiens ne sont nullement
dépourvus pour en rendre
compte. Mais pour cerner toutes
les dimensions du problème, un
certain éclectisme des méthodes
apparaît nécessaire.
18
Alternatives Economiques HORS-SÉRIE n° 101MONDIALISATION & DÉMONDIALISATION
UNE MISE EN PERSPECTIVE HISTORIQUE
Chine et Islam vont
amasser un potentiel
technique qui se diffusera
vers l’Europe à partir du
XIIesiècle et des croisades
+ EN SAVOIR PLUS
Before European Hegemony. The World
System A.D. 1250-1350, par Janet Abu-
Lughod, Oxford University Press, 1989.
Les mondes de l’océan Indien, par Philippe
Beaujard, Armand Colin, 2012. Voir aussi
sa synthèse dans Histoire globale,
mondialisations et capitalisme,
La Découverte, 2009, pp.82-148.
Civilisation matérielle, économie,
capitalisme, par Fernand Braudel, 3tomes,
Armand Colin, 1979.
Les quatre parties du monde. Histoire
d’une mondialisation, par Serge Gruzinski,
Le Seuil, 2004.
La mondialisation au XIXesiècle (1850-
1914), par Bruno Marnot, Armand Colin,
2012.
«Mondialisation et histoire: une approche
épistémologique», par Philippe Norel, Revue
internationale de philosophie, PUF, 2007.
L’histoire économique globale, par Philippe
Norel, coll. Points, Le Seuil, 2013.
Globalization and History. The Evolution of
a 19th Century Atlantic Economy, par Kevin
O’Rourke et JeffreyWilliamson, MIT Press,
1999.
L’échelle du monde, par Patrick Verley,
Gallimard, 2013.
Comprendre le monde: introduction
à l’analyse des systèmes-monde, par
Immanuel Wallerstein, La Découverte, 2006.
Kaifeng, au début
du XIIesiècle.
La question d’une proto-
mondialisation Song
à cette époque
pourrait sans doute
devenir un véritable sujet
de débat.
D. R.