In memoriam Georges Kalinowski1
Jean-Louis Gardies
Université de Nantes
Georges Kalinowski, né en 1916 à Lublin, est décédé le 21 octobre
2000 à Dijon. La situation de sa patrie d’origine explique la condition
précaire qui fut la sienne durant une partie de sa vie. Mobilisé en 1939
dans l’armée polonaise, il avait réussi, après l’armée et la campagne de
Pologne, à s’échapper et à se réfugier en France. Son insertion, initiale-
ment difficile, dans la société française, lui avait néanmoins permis d’y
reprendre ses études à l’Université de Poitiers, où il avait obtenu son
doctorat en droit avec une thèse sur Léon Duguit. C’est en France qu’il
avait rencontré son épouse. Après la guerre, il avait pu rentrer en Pologne
et y avait été nommé à l’Université Catholique de Lublin. Il y enseigna
plusieurs années la philosophie et la logique et y fut élu en 1952 doyen
de la Faculté de Philosophie, à une époque où Karol Wojtyla, qui restera
toujours pour lui un ami très proche, commença à y enseigner lui-même
la philosophie morale. Néanmoins, les difficultés politiques de l’Europe
de l’Est devaient l’amener, en 1959, à émigrer en France, abandonnant
en Pologne sa carrière et ses biens.
En France, il fut quelque temps professeur de philosophie morale à
l’Université Catholique de Lyon. En 1961, il fut affecté au Centre Na-
tional de la Recherche Scientifique, où il devait poursuivre désormais
tout le reste de sa carrière, y accédant en 1977 au grade de Directeur
de Recherches. A ce titre, il prit notamment une part très active aux
1Une réédition de l’article paru dans Theoria 44 (2002).
Philosophia Scientiæ, 10 (1), 2006, 5–8.
6Jean-Louis Gardies
travaux du Centre de Philosophie du Droit qu’avait fondé Michel Villey,
lequel manifesta toujours à son égard, outre une grande considération,
une totale confiance et amitié. Par le fait même, Georges Kalinowski put
jouer un rôle très important dans le développement de la revue Archives
de Philosophie du Droit, et contribuer largement au prestige de celle-ci.
Georges Kalinowski était un philosophe profondément original. Son
non-conformisme détonnait, du moins dans le climat français, même si
l’audience internationale qu’avaient rapidement rencontrée beaucoup de
ses travaux y décourageait toute possible conspiration du silence. Cette
originalité tenait notamment à la double inspiration de ses recherches et
de son œuvre.
D’un côté, Georges Kalinowski appartenait à la tradition philoso-
phique qui, partie de Vienne autour des disciples de Brentano et de
Meinong, et prolongée par l’enseignement que K. Twardowski avait pen-
dant plus de trente ans dispensé à Lwow, avait abouti aux grands repré-
sentants de l’Ecole de Varsovie : Lukasiewicz, Lesniewski, Kotarbinski
et Ajdukiewicz ; tandis qu’une autre branche de cette même tradition
d’origine autrichienne, encouragée, si l’on peut dire, par l’émigration des
années 1930, allait trouver les propres prolongements que l’on sait dans
le monde anglo-saxon.
D’un autre côté, Georges Kalinowski se sentait attaché à la tradition
aristotélicienne et, plus spécialement, thomiste, à laquelle l’avait déjà
initié un de ses premiers maîtres, le philosophe du droit Czeslaw Mar-
tyniak, et dont on sait qu’elle avait connu en France un renouveau avec
les études de Jacques Maritain et d’Etienne Gilson.
Ces deux traditions, originairement au moins apparentées, mais bien
distinctes, étaient indissociablement liées dans son esprit, même si le lien
était loin d’être initialement évident pour tous ses lecteurs, en particulier
pour ceux qui, en France, pouvaient aborder pour la première fois telle
de ses œuvres, et auxquels il n’était pas scandaleux qu’échappât d’abord
entièrement la relation de certaines dispositions logiques, apparemment
très techniques, à l’inspiration fondamentalement métaphysique de leur
auteur.
La renommée de Georges Kalinowski s’établit d’abord sur l’origina-
lité de son travail de logicien. On sait que la logique modale, que Frege
et Russell avaient à peu près laissée de côté, avait ensuite connu un cer-
tain renouveau grâce à Clarence Irving Lewis. Celui-ci avait cependant
limité son attention aux classiques modalités reprises à la tradition aris-
totélicienne (« nécessaire », « impossible », « possible », « contingent »),
modalités souvent dites « aléthiques », parce qu’il était a priori plus
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difficile de leur contester qu’aux autres toute valeur de vérité. A l’ex-
trême début des années 1950, trois auteurs, qui s’ignoraient alors les uns
les autres, le finlandais Georg Henrik von Wright, l’allemand Oskar Be-
cker, et le polonais Georges Kalinowski, eurent séparément l’idée, dont
on retrouvera après coup le germe dans l’œuvre de Leibniz, d’étendre au
domaine du normatif le champ de la formalisation modale. Sans doute,
de ces trois logiciens, G.H. von Wright était-il celui qui avait alors réussi
à donner à la version strictement propositionnelle de la nouvelle logique
déontique la forme la plus complète, mais Georges Kalinowski était en
revanche le seul des trois auteurs en question à avoir d’emblée étendu
son analyse au-delà des bornes du domaine propositionnel.
Ce travail avait au départ constitué sa thèse d’habilitation. Celle-ci
avait été élaborée sous la haute autorité de T. Kotarbinski, auquel l’ori-
ginalité de ses innovations aurait pu difficilement échapper. Un condensé
de l’essentiel de cette thèse allait être publié en 1953 dans ce qui fut le
premier volume de la prestigieuse Revue Studia Logica. Ainsi, la diffu-
sion de cette importante contribution serait rendue possible en dépit de
la relative étanchéité des frontières de l’époque.
L’activité de Georges Kalinowski en tant que logicien, inaugurée par
ce texte fondamental, n’allait pas s’arrêter là. En 1965, il publiait en
français l’ Introduction à la Logique Juridique qui, traduite ensuite en
italien, puis en espagnol, allait largement contribuer à faire connaître
dans l’ensemble des pays latins les formes modernes que pouvait prendre
l’étude des structures normatives du discours. La Logique des Normes,
parue en 1972, fut immédiatement traduite en allemand, puis en espagnol
et en polonais. La même année parut Etudes de Logique ontique, qui
regroupait un ensemble d’articles majeurs parus entre 1953 et 1969. En
1996, Georges Kalinowski publierait encore La Logique Déductive, dont la
finalité proprement pédagogique allait s’afficher dans le sous-titre Essai
de présentation aux Juristes.
Quant à l’autre versant, proprement philosophique, voire métaphy-
sique, bien que souvent en relation évidente avec les exigences du logicien,
il allait être illustré par de nombreux ouvrages, dont je n’indique ici que
le titre de la version originale en français : La philosophie à l’heure du
Concile (1965), Initiation à la Philosophie Morale (1966), Le problème
de la vérité en morale et en droit (1967), Querelle de la science norma-
tive (1969), L’impossible métaphysique (1981), Sémiotique et Philosophie
(1985)2.
2Le lecteur pourra se rapporter à la bibliographie exhaustive publiée dans ce vo-
lume.
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L’œuvre de Georges Kalinowski a souvent pris la forme du dialogue, si
du moins on peut appliquer ce terme aussi bien aux philosophes devenus
inaccessibles (Aristote, St Thomas, Leibniz, Husserl, Max Scheler, Adolf
Reinach, Edith Stein, Simone Weil, Lukasiewicz, Lesniewski) qu’à ceux
dont il était en droit, sinon d’attendre, du moins d’avoir attendu, une ré-
ponse (je n’en cite que quelques-uns, dans l’ordre alphabétique, Bruaire,
Castaneda, Conte, Gilson, Hilpinen, Perelman, Villey, Weinberger et, last
but not least, G.H. von Wright). L’auteur de ces lignes s’estime lui-même
bien placé pour reconnaître la dette contractée par beaucoup de ceux qui
ont rencontré l’œuvre et, dette et grâce supplémentaire, ont rencontré
l’homme ; double rencontre dont le moins qu’on puisse dire est que leur
propre itinéraire a pu s’en trouver fondamentalement transformé.
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