L`humaine condition politique Hannah Arendt

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L'HUMAINE CONDITION
POLITIQUE
Collection La Philosophie en commun
dirigée par S. Douailler, J. Poulain et P. Vermeren
Dernières parutions
John AGLO,Les fondements philosophiques de la morale dans une société
à tradition orale, 2000.
Daniel ABERDAM(textes recueillis par), Berlin entre les deux guerres:
une symbiose judéo-allemande?, 2000.
Elfie POULAIN,Franz Kafka: l'enfer du sujet ou l'injustifiabilité de
l'existence, 2000.
Stanislas BRETON,Philosopher sur la côte sauvage, 2000.
Véronique BERGEN, L'ontologie de Gilles Deleuze, 2001.
PâlI SKULASON, Le cercle du sujet dans la philosophie de Paul Ricœur,
2001.
Anne-Françoise SCHMID,Henri Poincaré, les sciences et la philosophie,
2001.
Marie CUILLERAI, La communauté monétaire. Prolégomèmes à une
philosophie de l'argent, 2001.
Hélène VÉDRINE (réédition), Censure et pouvoir, 2001.
Patrick VAUDA Y, La matière des images. Poétique et esthétique, 2001.
Étienne TASSIN, Les catégories de l'universel, 2001.
Teresa MARIANO LONGO, Philosophies et politiques néo-libérales de
l'éducation dans le Chili de Pinochet (1973-1983),2001.
Jean-Edouard ANDRE, Heidegger et la liberté: le projet politique de
« Sein und Zeit », 2001.
Annamaria CONTINI, Jean-Marie Guyau esthétique et philosophie de la
vie, 2001.
L'humaine condition
politique
Hannah Arendt
SOUS LA DIRECTION
Étienne
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique
75005 Paris
France
DE
TASSIN
L 'Harmattan Hongrie
Hargita u. 3
1026 Budapest
HONGRIE
L'Harmattan Italia
Via Bava, 37
10214 Torino
ITALIE
(Ç)L'Harmattan,
2001
ISBN: 2-7475-1480-3
au Collège
Flennerciennents
International
de Philosophie
(Paris)
Présentation
On trouvera ici le texte des communications présentées lors
du colloque international de Clermont-Ferrand consacré à
Hannah Arendt.
Sous le titre « Hannah Arendt, une philosophie politique », ce
colloque, organisé par le Collège International de Philosophie
avec le soutien actif de l'Université Libre de Bruxelles et du
Cercle clermontois de philosophie politique a réuni autour de
l'œuvre de Hannah Arendt, les jeudi 6 et vendredi 7 avril 1995,
des spécialistes issus du monde entier. Ce fut le premier d'une
série qui allait au cours de cette année, en Europe et aux ÉtatsUnis, mesurer l'apport d'Hannah Arendt à l'intelligence de
notre temps vingt ans après sa disparition.
Réunies autour de trois axes: Pensée et politique; Politique et
éthique; Éthique et pensée, les contributions se répondent sous
la forme d'un dialogue contradictoire dans l'appréciation de la
pensée d'Arendt en sorte qu'elles ouvrent aux problèmes plutôt
qu'elles n'en exposent d'éventuelles solutions. Délibéré, ce caractère dialogique fait écho à la définition de la pensée
qu'Arendt aimait souvent rappeler: un dialogue de l'âme avec
elle-même. Ce dialogue eut ici lieu, mais pas entre des « penseurs
professionnels». Il eut lieu; et ce fut entre des « amis». Chacun
des présents retient certainement de ces jours leur caractère convivial et chaleureux comme si, loin des polémiques universitaires
PRÉSENTATION
et des passes d'armes rhétoriques, il ne s'était agi de rien d'autre
que de penser en commun.
Qu'Anne-Marie Roviello, de l'ULB, qui fut la coresponsable
du colloque, Alain Petit qui fut à l'initiative de cette rencontre,
Jean-Pierre Coriat et les responsables du Cercle clermontois de
philosophie politique qui en assurèrent l'accueil et l' organisation, Marie-Laure Guéraçague et la cellule administrative du
CIPh qui, du début à la fin, en garantirent le bon déroulement,
trouvent ici l'expression de notre gratitude commune.
Je remercie singulièrement Martine Leibovici pour sa précieuse collaboration dans la préparation de ce volume.
Étienne Tassin
8
Première Partie
Philosophie et politique
Hannah Arendt contre la philosophie politique?
Miguel
ABENSOUR
Cette question, pour autant qu'on lui garde sa nature de
question, peut surprendre. D'un accord quasi unanime, Hannah
Arendt n'est-elle pas saluée pour avoir élaboré une des grandes
philosophies politiques de notre temps ? Avant de répondre, peutêtre convient-il d'interroger la réception de cette œuvre.
Il y a une trentaine d'années, quand l'analyse du politique était
sous l'emprise soit du marxisme, soit du fonctionnalisme, soit d'un
mélange indigeste des deux, l' œuvre de Hannah Arendt apparaissait comme un pôle de résistance: en tant que philosophie politique elle permettait, en effet, de résister à la scientifisation ou à la
sociologisation du politique. Même si nous ne pouvions ignorer les
particularités de Hannah Arendt - notamment un rapport singulier
à Machiavel - nous l'identifions sans peine à la philosophie
politique et à sa tradition. Il pouvait même arriver « pour les
besoins de la guerre» qu'on la rangeât stratégiquement aux côtés
de Leo Strauss, comme si un accord existait entre les deux quant à
la manière de penser le politique et que les divergences qui les
séparaient ne portaient que sur les choix politiques proprement
dits. Leo Strauss, par exemple, à la différence de Hannah Arendt
n'avait pas consacré d'ouvrage à la révolution. Mais c'était ignorer
un peu vite que les straussiens refusaient à Hannah Arendt la
qualité de philosophe et l'accusaient de faire du journalisme au
mieux à tendance philosophique. Cette identification n'a pas
disparu. Certains écrivent encore des ouvrages sur la philosophie
MIGUEL ABENSOUR
politique de Hannah Arendt, tandis que d'autres la considèrent
comme aristotélicienne ou néo-aristotélicienne.
Aujourd'hui la situation intellectuelle a sensiblement changé au
point que la première perception que nous avions de Hannah
Arendt n'est plus tenable et que persister à la reproduire telle
qu'elle, nous induirait gravement en erreur. La conjoncture a une
fonction de révélateur. Cette situation, tout au moins sur la scène
française, peut se définir comme un retour à la philosophie
politique qui, à dire vrai, s'avère être une restauration de la philosophie politique en tant que discipline académique, avec les
symptômes classiques de ce genre de phénomènes (créations
d'associations, de revues, organisation de colloques, etc.). Comme
si la leçon de Leo Strauss selon laquelle la philosophie politique ne
concernait pas les professeurs d'université, mais l'homme
ordinaire, avait été perdue.
De ce mouvement, il convient de distinguer le plus nettement
possible, le retour des choses politiques et les réponses qui y sont
apportées. Les choses politiques font retour. Ce n'est plus l'homo
academicus qui choisit de se tourner de nouveau vers un discours
provisoirement délaissé, mais ce sont les choses politiques qui font
irruption dans le présent, interrompant l'oubli qui les affectait,
luttant pour qu'il y soit mis un terme et qu'on réponde aux
questions qu'elles ne manquent pas de susciter. Au moment de la
dislocation des totalitarismes, c'est-à-dire, des entreprises qui prétendaient mettre fin au politique, ce dernier fait retour. Or sa
permanence, loin de nous inciter à réemprunter les voies déjà
frayées de la tradition, nous somme plutôt d'ouvrir des voies
inédites, tant sa manifestation même fait question.
Bref, nous sommes en présence de deux gestes intellectuels que
l'on aurait tort de confondre et d'envisager comme allant dans le
même sens ou répondant à une même orientation. Il n'en est rien,
même si certains s'emploient à brouiller les cartes. D'un côté, nous
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HANNAH ARENDT CONTRE LA PHILOSOPHIE
POLITIQUE?
assistons à la restauration d'un discours académique qui,
naïvement ou non, recommence, repart comme si rien ne s'était
passé et comme si au vingtième siècle la tradition n'avait pas été
irrémédiablement brisée par des épreuves d'inhumanité sans précédent. De l'autre, nous connaissons l'expression d'un besoin de
l'humanité, la redécouverte de la chose politique, après que la
domination totalitaire eut tenté d'annuler, d'effacer à tout jamais
cette dimension constitutive de la condition humaine.
Face à cette ambiguïté historique et philosophique, comment
situer Hannah Arendt? Faut-il, comme nous étions tentés de le
faire il y a trente ans, l'inscrire du côté de ce renouveau de la
philosophie politique où s'accumulent testaments sur testaments,
l' œuvre de Hannah Arendt, dans ce cas prenant à son tour le sens
d'un testament? Ou bien, la percevoir du côté du retour des choses
politiques et des penseurs qui en dénonçant la domination totalitaire ont favorisé ce retour; du côté de ceux qui ont aidé et aident
à ce retour en énonçant et en dégageant la véritable alternative:
politique ou totalitarisme? La réponse paraît évidente. L'œuvre de
Hannha Arendt présente une double valeur de révélation. D'une
part, la lecture de Hannah Arendt permet de bien distinguer entre
ces deux mouvements et d'échapper à l'équivoque présente.
Mieux, elle permet de concevoir que le retour contemporain à la
philosophie politique a pour effet paradoxal de nous détourner des
choses politiques jusqu'à les occulter, jusqu'à s'en débarrasser
dans ce qu'elles peuvent avoir d'intempestif. Bref, elle révèle de
façon éclatante la signification de ce mouvement en faveur de la
restauration de la philosophie politique. D'autre part, cette position, cette action critique même, la lucidité qu'elle nous prête
révèle la singularité de Hannah Arendt. Elle est ce penseur rare qui
aide à la redécouverte de l'agir politique, dans la mesure même où
elle n'a pas cessé de lutter contre la tradition de la philosophie
politique, ses pesanteurs, ses constructions et ses points aveugles.
De cette situation naît une nouvelle perception de cette œuvre qu'il
n'est plus possible, ni légitime d'identifier à la philosophie poli-
13
MIGUEL ABENSOUR
tique, ne serait-ce que de manière stratégique. Figure de résistance,
Hannah Arendt le devient doublement: à l'évidence contre la
scientifisation du politique qui menace toujours; n'a-t-on pas
entendu récemment un appel à un renouveau de la sociologie sous
la forme d'une « philosophie politique scientifique» ? Mais aussi
et surtout, figure de résistance contre cette restauration de la philosophie politique et ses effets d'occultation des choses politiques;
résistance d'autant plus vigoureuse que ce n'est pas tant la
restauration qui vient en procès que l'objet même qui est à restaurer, puisque, à bien y regarder, l'œuvre de Hannah Arendt dès
sa naissance s'est construite en opposition à la philosophie
politique.
Hannah Arendt contre la philosophie politique? Question et
réponse ont certes un air délibéré de provocation. Mais c'est de
Hannah Arendt elle-même que provient la provocation, lorsqu'elle
nous invite à méditer cette phrase: « notre héritage n'est précédé
d'aucun testament ».
Alors nous reviennent en mémoire les déclarations que nous
connaissons tous, énoncées lors du fameux entretien télévisé avec
Günter Gaus, en 1964. Hannah Arendt y décline la qualité de
philosophe et déclare que son métier est la théorie politique. À la
question: «Où se situe pour vous la différence entre la philosophie politique et votre travail de professeur de théorie politique », elle répond ainsi:
« La différence tient à la chose même. L'expression "philosophie politique", que j'évite, est déjà extraordinairement
chargée par la tradition. Lorsque j'aborde ces problèmes, que ce
soit à l'université ou ailleurs, je prends toujours soin de
mentionner la tension qui existe entre la philosophie et la
politique, autrement dit entre l'homme en tant qu'il philosophe et
l'homme en tant qu'il est un être agissant; une telle tension
n'existe pas dans la philosophie de la nature... Mais il (le
philosophe) ne se tient pas de façon neutre en face de la
politique: depuis Platon ce n'est plus possible... Et c'est ainsi
que la plupart des philosophes éprouvent une sorte d'hostilité à
l'égard de toute politique, à quelques très rares exceptions près,
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HANNAH ARENDT CONTRE LA PHILOSOPHIE
POLITIQUE?
dont Kant. Hostilité qui est extrêmement importante dans ce
contexte, parce qu'il ne s'agit pas d'une question personnelle:
c'est dans l'essence de la chose même, c'est-à-dire dans la
question politique comme telle que réside l'hostilité... Je ne
veux en aucune façon participer à cette hostilité... Je veux
prendre en vue la politique avec des yeux pour ainsi dire purs de
toute philosophie. »1
Ces quelques phrases livrent l'essentiel de la position de
Hannah Arendt.
D'abord, l'insistance sur l'illégitimité de la réunion des termes
philosophie - qui renverrait à la démarche - et politique à l'objet.
Aux yeux de Hannah Arendt, cette expression est inacceptable car
trompeuse; l'idée de philosophie politique laisse croire à une
affinité d'essence, à une relation consubstantielle de la philosophie
et de la politique, alors que sont en jeu deux activités distinctes,
plus deux formes de vie entre lesquelles existe non une proximité
mais une tension qui peut aller jusqu'à un antagonisme déclaré.
Aussi convient-il d'abandonner le nom de « philosophie politique» qui tel un voile a un effet d'obscurcissement et à la limite de
mystification. Cette situation procède de l'attitude des philosophes
en tant que membres d'une corporation; née avec l'institution
platonicienne de la philosophie politique, elle a instauré une
hiérarchie entre la vita contemplativa et la vita activa au point
d'entraîner une dépréciation de la praxis et du bios politikos. Face
à la question politique, les philosophes auraient délaissé l'exigence
d'universalité qui leur est propre pour privilégier avant tout leur
intérêt de groupe et se tenir ainsi en retrait par rapport aux choses
de la cité. Au lieu de reconnaître une affinité élective entre philosophie et politique, force serait de constater une hostilité non pas
occasionnelle mais d'essence entre les deux activités. Cela tient à
la chose même, souligne Hannah Arendt. C'est pourquoi cette
dernière adopta la position singulière de « théoricienne politique»
1. Hannah Arendt, « Seule demeure la langue maternelle, philosophie et
politique », Esprit, 6, juin 1980, p. 20.
15
MIGUEL ABENSOUR
nous invitant à pratiquer une conversion du regard, c'est-à-dire à
cesser de regarder les choses politiques à travers les lunettes de la
philosophie. «Une sorte de phénoménologue », Hannah Arendt
convoque la phénoménologie contre la philosophie en appelant à
une sorte d'épokhè non pour se libérer du psychologisme ou du
sociologisme mais, en l'occurrence, de la philosophie. Seule la
mise entre parenthèses de la philosophie permettrait d'avoir accès
aux choses politiques mêmes, de les considérer avec des « yeux
purs de toute philosophie », non troublés par le souci de la philosophie profondément antipolitique. Loin d'être l'expression d'une
irritation passagère, cette hostilité à la philosophie politique revient
comme un leitmotiv dans plusieurs textes de Hannah Arendt. Il
convient de prendre ces textes au sérieux, d'en proposer une lecture maximale, voire emphatique. Ces textes connus ne sont-ils pas
jusqu'à un certain point méconnus? La connaissance de ces
thèmes chers à Hannah Arendt ne s'accompagne-t-elle pas d'une
certaine méconnaissance sous forme d'une résistance, comme si
l'on avouait: certes Hannah Arendt critique la philosophie politique, « oui, mais quand même », elle reste une philosophe de la
politique, elle fait œuvre de philosophie politique.
Prendre ces textes au sérieux implique de vaincre cette résistance, de marquer l'écart de Hannah Arendt par rapport à la philosophie politique, d'en prendre la mesure pour mieux le creuser,
l'explorer afin de lui faire produire ses effets. « Le curieux et difficile problème de la relation entre la politique et la philosophie »,
l'attitude étrange des philosophes à l'égard du domaine politique,
autant de questions récurrentes qui ne cessent de tourmenter
Hannah Arendt. Mais on ne peut en rester à la seule mise en
lumière de l'écart; on peut d'autant moins s'en satisfaire qu'il ne
s'agit pas pour Hannah Arendt, au nom de son hostilité à la
philosophie politique, de revenir à une science empirico-analytique
des phénomènes politiques.
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HANNAH ARENDT CONTRE LA PHILOSOPHIE
POLITIQUE?
Aussi, dans un second temps, une question plus aventureuse ne
peut manquer de surgir, en consonance avec la tonalité de cette
œuvre: quel est l'espace de pensée qu'ouvre l'écart de Hannah
Arendt? quelle est la terra incognita qu'elle cherche à découvrir
ou à redécouvrir à l'encontre de la tradition? quelle est la pensée
nouvelle de la politique qu'elle vise sous des noms à vrai dire aussi
peu satisfaisants qu'une « nouvelle philosophie politique « ou
qu'une « authentique philosophie politique» ? L'enjeu du débat se
réduirait-il à une question d'authenticité?
1. Premier point: les philosophes et le déni de l'action
Si l'on voulait résumer de façon quelque peu abrupte le contentieux entre Hannah Arendt et la philosophie politique, on pourrait
partir de la phrase de R. Cummings qu'elle cite dans le cours sur
Kant et à laquelle elle donne visiblement son accord, tant dans sa
simplicité cette appréciation semble correspondre à ce que pour sa
part, elle tente de montrer par des détours plus complexes. Selon
R. Cummings: « Le sujet de la philosophie politique moderne [...]
n'est pas la cité ou sa politique, mais la relation entre philosophie
et politique2. » Et Hannah Arendt d'ajouter aussitôt que cette
remarque juste vaut en réalité pour l'ensemble de la tradition et
par-dessus tout pour son commencement platonicien à Athènes.
Afin de parvenir à l'élucidation de « ce curieux et difficile problème », Hannah Arendt a toujours recours au même guide, à
Pascal et notamment à la pensée 468. On ne saurait assez souligner
l'importance de ce texte aux yeux de Hannah Arendt; chez elle, il
a presque valeur d'obsession, car elle y revient à chaque fois
qu'elle entend définir les rapports de la philosophie et de la
politique dans la tradition et mettre en évidence l'hostilité qui a
pr.ésidé aux relations entre les deux phénomènes. Dans son œuvre
2. Hannah Arendt, LK, p. 22.
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MIGUEL ABENSOUR
nous rencontrons cette référence au moins dans quatre occurrences: 1) dans le texte: «L'intérêt pour la politique dans la
pensée philosophique européenne»;
2) dans le cours sur la
philosophie politique de Kant; 3) dans La Vie de l'Esprit, T. I,
p. 175 ; 4) dans Ie cours What is political Philosophy?
Relisons la pensée de Pascal:
« On ne peut s'imaginer Platon et Aristote qu'avec de grandes
robes de pédants. C'étaient des gens honnêtes et comme les
autres, riant avec leurs amis. Et quand ils se sont divertis à faire
leurs Lois et leurs Politiques, ils l'ont fait en se jouant. C'était la
partie la moins philosophe et la moins sérieuse de leur vie, la
plus philosophe était de vivre simplement et tranquillement. S'ils
ont écrit de politique, c'était comme pour régler un hôpital de
fous. Et s'ils ont fait semblant d'en parler comme d'une grande
chose, c'est qu'ils savaient que les fous à qui ils parlaient pensent
être rois et empereurs. Ils entrent dans leurs principes pour
modérer leur folie au moins mal qu'il se peut. »3
Confronté à une définition relativement neutre, selon laquelle la
philosophie politique classique aurait pour objet la polis et la
philosophie politique moderne l'État, ce texte féroce, insolent est
iconoclaste. Sa force démasquante, issue du pessimisme mondain,
non sans rapport avec la tradition cynique, consiste à détruire les
représentations imaginaires valorisantes qui entourent Platon,
Aristote et leurs œuvres consacrées à la politique. Ce que l'on a
tendance à mettre du côté du sérieux, du comble du sérieux,
comme si la philosophie politique était le couronnement du travail
philosophique, doit, à vrai dire, être rangé du côté du divertissement et du jeu. Il s'agirait d'un exercice ludique, visant à
introduire de la règle dans un univers déréglé, anomique. De là le
déplacement d'objet: « S'ils ont écrit de politique, c'était comme
pour régler un hôpital de fous. » Pour mieux détruire la réputation
3. Pascal, Pensées, Nouvelle édition par Philippe Sellier, Mercure de France,
1976, p. 250.
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HANNAH ARENDT CONTRE LA PHILOSOPHIE
POLITIQUE?
majestueuse de ces œuvres fondatrices, Pascal suggère que leur
apparence de sérieux n'était qu'une feinte de philosophe, une sorte
de voie indirecte - « la via obliqua» pour se faire entendre des
insensés qui, installés au lieu du pouvoir, se prennent au sérieux.
Or, aux yeux de Hannah Arendt, malgré son insolence ou grâce à
son insolence de moraliste chrétien, ce texte de Pascal dit la vérité
de la philosophie politique, de ses motivations réelles. Il dévoile
l'intention constitutive - le dédain pour les affaires humaines - le
caractère préventif et curatif de cette intervention philosophique. Il
s'agirait de remédier à un défaut de sagesse, à la folie des hommes,
le théâtre de cette folie étant la cité.
C'est pourquoi dans le procès qu'elle intente à la philosophie
politique, elle cite Pascal, au double sens du terme, comme écrivain et comme témoin à charge, celui qui par son aveu révèle
l'impensé de la philosophie politique. Dans un premier temps,
Hannah Arendt ne fait pas immédiatement le procès de la philosophie politique en tant que telle, mais des attitudes des philosophes qui ont fait œuvre de philosophie politique. Encore prend-elle
soin de distinguer entre deux institutions, celle de Socrate, d'une
part, souvent rapproché de Solon et celle de Platon, de l'autre.
Autant la première sut faire accueil aux choses politiques et en
débattre du point de vue de la cité, autant la seconde paraît avoir
institué la philosophie politique à l'encontre du domaine des
affaires humaines. Entre les deux s'observe un déplacement fondamental: tandis que la première gardait pour objet la cité et l'agir
politique, la seconde n'aurait retenu de cet ensemble que les
relations du philosophe et de la cité. Et, à plusieurs reprises,
Hannah Arendt impute au procès et à la condamnation de Socrate
le traumatisme originaire qui a ouvert l'abîme entre la philosophie
et la politique. « Notre tradition de pensée politique - écrit-elle
dans Philosophy and Politics - commença avec la mort de Socrate
qui fit désespérer Platon de la vie de la polis et douter en même
19
MIGUEL ABENSOUR
temps des enseignements fondamentaux de Socrate4. » Ce bouleversement eut des effets multiples: outre la méfiance radicale de
Platon à l'égard de la polis, il poussa ce dernier à remettre en
question la leçon de Socrate notamment quant à la valeur de la
doxa et quant à la possibilité de s'élever de celle-ci à la vérité.
Mais, surtout, de cet événement surgit une nouvelle question:
comment le philosophe ou le groupe des philosophes peut-il se
protéger de l'agitation de la multitude; comment peut-il s'affranchir, se libérer du souci des affaires humaines? De même la
question du meilleur régime fut-elle transformée. Ce ne fut plus du
point de vue de la cité et dans son intérêt qu'il fallut y répondre,
mais du point de vue de la philosophie et de sa nécessaire protection. La nouvelle formulation en fut: quelle est la meilleure
forme de régime, c'est-à-dire, celle qui est susceptible d'assurer au
philosophe la plus grande sécurité et de lui permettre de continuer
son travail à l'abri de la déraison de la cité, de la folie de la multitude ? Cette prédominance du point de vue du philosophe, cette
nouvelle manière de poser la question politique va s'accompagner
d'une tendance à privilégier des valeurs autres que celles de la cité,
telles que la recherche de la permanence et de la solidité. Ce
changement de perspective, en même temps qu'il déprécie les
choses politiques, les obscurcit en quelque sorte au point d'en
voiler la nature et de faire dériver le politique d'une situation de
coexistence et de la nécessité d'une organisation de nature à
garantir un équilibre harmonieux de l'ensemble.
Mais Hannah Arendt, loin de se contenter de dénoncer les attitudes autoprotectrices des philosophes, leur esprit de corps, porte
une attaque beaucoup plus profonde et plus audacieuse. En un sens
son geste peut se comparer à celui de Heidegger lorsqu'il critique
la métaphysique traditionnelle pour s'être édifiée sur un oubli de
l'être et invite à une lecture critique de la tradition, sous l'emprise
4. Hannah Arendt, « Philosophy and Politics », Social Research, 57, 1 (Spring
1990), p. 73-103.
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