LE PATRIOTE RÉSISTANT
N° 894 - février 2015 99
70e anniversaire
L
es images sont terribles, insou-
tenables : villages dévastés, char-
niers, bûchers presque fumants,
corps décomposés, restes humains
épars… Ces images attestent de la
violence inouïe qu’ont subie les terri-
toires de l’Est européen, qui furent les
lieux des plus importants massacres
de civils qu’ait jamais connus l’Europe
– dès l’invasion de l’Union Soviétique
par l’Allemagne en juin 1941. Elles
ont été tournées par les opérateurs de
guerre soviétiques envoyés sur le front
au fur et à mesure des découvertes ma-
cabres et de la prise de conscience de
l’ampleur des crimes perpétrés par les
nazis contre les populations civiles,
juives et non juives, lorsque, à partir
de 1942-43 l’Armée rouge entama la
reconquête des territoires perdus puis
s'avança dans les pays baltes, la Pologne
et jusqu’aux confins orientaux de l’Al-
lemagne. Seuls les Soviétiques eurent
la possibilité de documenter a poste-
riori l’ensemble de ces crimes et en
particulier des divers modes opéra-
toires de la Shoah – asphyxie par gaz
d’échappement en camions aména-
gés, exécutions de masse par balles au
bord de fosses communes, chambres
à gaz et fours crématoires des camps
d’extermination, expériences médi-
cales… Mais leur arrivée sur les lieux
des crimes leur permit aussi d’inter-
rompre l’« Opération 1 005 » des nazis
visant à effacer les traces des mas-
sacres, comme en septembre 1944 à
Klooga (Estonie), camp de prisonniers
de guerre soviétiques puis de juifs so-
viétiques et occidentaux.
L’exposition Filmer la guerre : les
Soviétiques face à la Shoah (1941-1946)
au Mémorial de la Shoah (1) permet de
découvrir ces archives pour la plupart
inédites, qui n’ont pas été exploitées
depuis la fin de la guerre. Leur mise
en perspective est le fruit du travail
d’historiens et de spécialistes du ciné-
ma français et russes. La plupart des
images sont des montages de rushes
muets, rassemblés à l’époque par date
et par lieu de tournage. Ces centaines
d’heures constituent le matériau d’actu-
alités filmées, de documentaires et de
films de propagande projetés en URSS
et à l’étranger de 1941 à 1946.
Car dès les premières révélations sur
les crimes nazis, parfois découverts
quelques mois après leur perpétration,
les dirigeants soviétiques décident de
recueillir les preuves de la barbarie
nazie, de les fixer sur le papier et sur
la pellicule. Les objectifs sont d’accen-
tuer la mobilisation des soldats et de
la population pour l’effort de guerre
et de les unir dans un désir de ven-
geance envers l’ennemi allemand ; de
témoigner de la souffrance de la na-
tion soviétique et de faire pression sur
les Alliés pour que s’ouvre un deu-
xième front à l’ouest. Enfin la collecte
de preuves doit servir à l’instruction
des procès des criminels de guerre
allemands : les premiers auront lieu
en 1943 en URSS puis à Nuremberg
en 1945-46. Le film projeté devant le
tribunal international par l’accusation
soviétique est accablant.
L’exposition souligne que les objectifs
poursuivis par le pouvoir soviétique ont
entraîné un eacement de la spécicité
de l’extermination des juifs : « Le pouvoir
soviétique connaît depuis n 1941 le sort
des juifs en zone occupée. Il n’y est pas
insensible mais fait face à un dilemme :
évoquer le sort des juifs ne reviendrait-
il pas à accepter les critères raciaux na-
zis contre lesquels il lutte ? Et surtout, en
terme de mobilisation des Soviétiques,
toute insistance sur le massacre des juifs
n’aurait-elle pas comme conséquence
de renforcer l’idée reçue, selon laquelle
les nazis “ne s’en prendraient qu’aux
communistes et aux juifs” et donc ces
exactions ne les concerneraient pas ? »
L’évocation de la judéité des victimes
a été « tantôt clairement armée, tan-
tôt éludée », expli quent les historiens de
l’exposition, et elle a varié « en fonction
des supports (lms, articles de journaux,
textes ociels…), des usages, des publics
ciblés, des moments ». Pour le pouvoir
soviétique, il importe prioritairement
de mettre en avant le martyre endu-
ré par le peuple soviétique dans son
ensemble sans s’attacher spéci quement
aux victimes juives.
Arrivés à Auschwitz le 31 janvier 1945,
quelques jours après la libération du
camp, les opérateurs soviétiques et po-
lonais tentent de rendre compte de la
dimension inédite des lieux et de l’énor-
mité des crimes. Mais les conditions de
tournage sont difficiles : températures
glaciales et manque de pellicule, de ma-
tériel d’éclairage et d’enregistrement
sonore. Ce sont là des raisons pouvant
expliquer que des prises de vues ont été
différées et que certaines scènes ont été
rejouées avec, par exemple, d’anciennes
détenues polonaises du camp en relative
bonne santé. La question des recons-
titutions, à Auschwitz et dans d’autres
sites libérés, a d’ailleurs suscité de vives
disputes entre la direction du Studio
central des Actualités à Moscou, qui
les réprouvait, et l’Armée rouge, celle-
ci souhaitant donner une image valori-
sante de ses troupes grâce auxquelles
des vies étaient sauvées.
Ces séquences reconstituées (qui ont
aussi été le fait des libérateurs améri-
cains, notamment à Mauthausen) et
surtout un lm comme Katyn (lieu
de massacre près de Smolensk en
Russie de milliers d’ociers polonais
par les Soviétiques et imputés par ces
derniers aux nazis) ont jeté le discrédit
sur l’ensemble des produc tions sovié-
tiques. Pourtant, comme le notent les
commissaires de l’exposition, ces images
constituent une trace irréfutable et sans
équivalent de ce que fut la Shoah à l’Est.
laure Devouast
(1) Jusqu’au 27 septembre 2015 au Mémorial de
la Shoah, 17 rue Georoy-l’Asnier 75 004 Paris.
Tél. 01 42 77 44 72.
www.memorialdelashoah.org
Des images irréfutables
sur le génocide des juifs à l’Est
Après avoir présenté en 2010 une exposition sur les lms tournés par les Américains dans les camps
qu’ils libéraient, le Mémorial de la Shoah cette année dévoile et met en perspective les images lmées
par les Soviétiques sur l’ensemble du front de l’Est découvrant l’ampleur des atrocités commises par
les nazis.
s’agissait de savoir dans quelle mesure
elles avaient eu lieu au détriment de l’Etat
(la question d’indemniser les propriétaires
n’eeura l’esprit de personne) ; enn de
sombres histoires de détournements et
d’enrichissement personnel s’ajoutèrent
à un tableau déjà chargé. Le 2 mai 1939,
le Fränkischer Kurier pouvait annon-
cer un « congé de maladie pour Julius
Streicher, le Gauleiter ayant dû se rendre
au Sanatorium sportif de Hohenlychen en
vue d’une opération du genou ».
En fait, c’était pour lui le début de la n.
Le « Congrès de la paix » du Parti nazi se
préparait à Nuremberg début septembre
1939, lorsqu’Hitler fondit sur la Pologne.
Une soirée arrosée avec d’anciens ociers
de la Première Guerre lui donna l’occasion
de lâcher un commentaire « à la Le Pen »
sur les juifs et la défaite de 1918 qui t le
tour du pays et lui valut des protestations
violentes. Finalement c’est une convoca-
tion devant le « Tribunal suprême » du
Parti nazi en février 1940 qui signia
la n de son pouvoir. Après 4 jours de
séances souvent violentes, le tribunal ju-
gea Streicher « non qualié pour diriger
des hommes » et le lendemain Rudolf Hess
lui signiait au nom d’Hitler que la direc-
tion du Gau Franken lui était retirée, et
qu’il était assigné à résidence à Munich
jusqu’à nouvel ordre.
À partir de là, Streicher continua bien
enten du à publier le Stürmer durant toute
la guerre (dernier numéro connu en février
1945). Il n’est pas absolument certain qu’il
ait été au courant du génocide des juifs,
jamais évoqué, selon lui, dans son journal.
Il publia des textes divers, des brochures,
des livres d’enfants (Goebbels, toujours
attentif, dans ses Mémoires : « Streicher
publie un nouveau livre pour enfants. Une
stupidité écoeurante. Que le Führer sup-
porte ça ! ») Il mène une vie tranquille
dans son immense propriété, servi par
huit (!) prisonniers de guerre français et
deux servantes polonaise et slovène, il se
sépare de sa femme en décembre 1943, et
comme Hitler, épousera sa nouvelle com-
pagne à la dernière minute, le 30 mars
1945. Il cherchera à échapper aux Alliés,
sera arrêté, puis jugé avec les principaux
responsables nazis dans le « grand » pro-
cès de Nuremberg. Condamné à mort, il
sera pendu le 15 octobre 1946.
Son domaine, acquis grâce aux bénéces
de ses publications haineuses, le Pleikershof,
hébergea durant un certain temps après
la guerre un kibboutz, coopérative agri-
cole qui servit de refuge à des survivants
du génocide des juifs. En septembre 1948,
une décision judiciaire décida la cons-
cation de tous ses biens au prot de l’Etat
bavarois, rejetant tout recours de la part
des héritiers. Pourtant rien ne saurait ea-
cer les traces de l’homme et de sa publica-
tion, qui propagèrent durant un quart de
siècle un bouillon de culture de haine et
de provocation à la violence, toujours fon-
damentalement en accord, à des nuances
près, avec les pires aspects du nazisme.
Jean-luc Bellanger
n Daniel Roos, Julius Streicher und
« Der Stürmer », 1923-1945, Ferdinand
Schöningh, Paderborn, 2014 (non traduit).
lll
Devant une rangée de cadavres
exhumés en août 1943 à Orel (Russie),
des membres de la « Commission
extraordinaire d'Etat chargée de
l'instruction et de l'établissement des
crimes des envahisseurs germano-
fascistes et de leurs complices ». A
droite, le chirurgien en chef des Armées,
Nikolaï Bourdenko. La Commission
ordonne et mène les enquêtes dont les
résultats sont largement médiatisés
et qui serviront de base juridique aux
futurs procès. © RGAKFD
Le photographe Roman Karmen
à Majdanek en juillet 1944. © RGAKFD