Leurre et chaleur : la pollinisation par duperie chez les Aracées

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Détail des fleurs à la base du spadice d’Arisarum vulgare. La “chambre” florale a été ouverte et
découpée. Une vingtaine d’étamines surmontent les quelques fleurs femelles (ovaires jaunes rayés
de mauve, surmontés d’un “long” style et du stigmate blanc).
Cliché A. Quilichini
Leurre et chaleur :
La pollinisation par duperie
chez les Aracées
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L
Angélique Quilichini est maître de conférences en
écologie évolutive et biologie de la conservation,
actuellement adjointe au DRRT de Corse (Ajaccio).
Marc Gibernau est chercheur en écologie évolutive dans
l’UMR EcoFoG (UMR CNRS 8172, Kourou) en Guyane.
par Angélique Quilichini & Marc Gibernau
La pollinisation des fleurs par les insectes n’est pas toujours
affaire de bonnes relations. Certaines plantes dupent les
insectes qui les pollinisent. En Corse, cette pollinisation par
déception a été étudiée chez les Aracées : celles-ci leurrent les
insectes visitant leurs fleurs, malgré l’hospitalité chaleureuse
qu’elles leur promettent.
Chez les plantes à fleurs, la pollinisation est un processus
vital qui nécessite très fréquemment l’intervention des ani-
maux. Chacun des partenaires impliqués dans cette relation
y trouve, dans la plupart des cas, un profit : on parle alors
d’interaction mutualiste. Ainsi, les insectes, principaux pol-
linisateurs des plantes à fleurs, obtiennent-ils une ressource
nutritive (nectar, pollen) et/ou complètent leur reproduction
(partenaires sexuels, site d’oviposition) en visitant les fleurs.
En retour, les plantes assurent leur propre reproduction par
la pollinisation de leurs fleurs et la production de graines
qui en résulte (Stantari30). Toutefois, chez certaines
plantes comme les orchidées du genre Ophyrs, par exemple,
les insectes pollinisateurs ne retirent aucun bénéfice de leur
visite : les fleurs, imitant les femelles des abeilles, attirent
les pollinisateurs mâles par des leurres visuels et olfactifs
(Stantari n° 28). De fait, il existe un certain nombre d’espèces
de plantes qui ne partagent pas de relations mutualistes avec
leurs pollinisateurs. Ainsi parle-t-on, lorsque l’interaction
n’est bénéfique qu’à la plante, de pollinisation par duperie ;
la relation est alors antagoniste. La pollinisation par dupe-
rie existe chez de nombreuses familles de plantes à fleurs
mais des interactions similaires (on ne peut pas parler de
pollinisation) ont été découvertes chez des mousses ou des
champignons (voir encadré page suivante). Ce type d’inte-
raction entre plantes et insectes a évolué de nombreuses fois
et de façon indépendante au cours de l’histoire évolutive des
plantes et de leurs pollinisateurs.
Dans la pollinisation par duperie, les fleurs leurrent les
pollinisateurs en signalant la présence d’une ressource qui
n’existe pas, notamment par sélection d’adaptations florales
très surprenantes. L’insecte pollinisateur visite alors la fleur
Schéma d’une inflorescence type
d’Aracée.
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Natura La duperie chez les Aracées
en cherchant à obtenir la ressource “annoncée” et son activité
dans la fleur permet de la polliniser. La duperie existe du
fait même que les insectes pollinisateurs sont incapables
de distinguer une fleur avec ressource d’une fleur-leurre
tant qu’ils ne l’ont pas visitée. S’ils en étaient capables, les
insectes éviteraient les fleurs sans ressources… et les plantes
les portant, ne pouvant donc plus se reproduire, auraient
disparu depuis des millénaires. Il s’agit donc d’une vraie
course aux armements” entre la faculté de reconnaissance
du signal d’une ressource par les pollinisateurs et la capacité
des fleurs à imiter finement le signal de ladite ressource. Les
plantes ont développé différents types de duperie en fonction
de la ressource imitée (nutritive ou reproductrice) (voir
encadré p.42).
La duperie est surtout connue chez les Orchidées, une
famille de plantes particulièrement riche en espèces leurrant
leurs pollinisateurs par des mécanismes parfois complexes
(Stantari28). On estime qu’environ 6 500 espèces
d’orchidées dupent leurs pollinisateurs en imitant la présence
d’une ressource nutritive, et 400 autres espèces proposent un
leurre sexuel. Même si les orchidées constituent la famille la
plus “riche” en termes d’espèces ayant sélectionné la duperie
comme stratégie de pollinisation, ce n’est pas la seule chez qui
cette adaptation florale est importante. Dans le classement
des familles végétales possédant des espèces à pollinisation
par duperie, la famille des Aracées occupe la deuxième place,
avec des stratégies tout aussi étonnantes. En effet, dans cette
famille, quelque 13 genres et pas moins de 500 espèces ont
sélectionné des leurres floraux olfactifs, sexuels, mais aussi
thermiques… et les espèces corses ne font pas exception !
Les Aracées en Corse
Les Aracées sont principalement présentes dans les régions
tropicales et équatoriales du globe et constituent une famille
horticole très appréciée dans nos appartements. Il existe
toutefois quelques espèces tempérées, notamment des
tubercules herbacés. En France métropolitaine, la famille
des Aracées est représentée par cinq espèces sauvages (Arum
italicum, A. cylindraceum, A. maculatum, Calla palustris et
Arisarum vulgare). La flore des Aracées est bien représentée
en Corse et compte huit espèces dont six à l’état natif*,
parmi lesquelles deux espèces sont endémiques et deux sont
protégées. Trois gouets différents ont été décrits sur l’île. Si
l’icaru, le gouet d’Italie (Arum italicum Mill.), est commun en
Corse et sur le continent et recouvre les champs au printemps
de ses spathes vertes, le gouet cylindrique (Arum cylindraceum
Gasp.) se fait rare et peuple surtout les anfractuosités des
falaises. Le gouet peint (Arum pictum L.f.) est endémique de
Corse, de Sardaigne, des Baléares et de Monte-Cristo. Il est
rare sur l’île, où il se développe le long du littoral. L’arecchia di
porcu, l’arum mange-mouches (Helicodiceros muscivorus (L.f.)
Engl.), est une espèce endémique des grandes îles du bassin
ouest-méditerranéen (Corse, Sardaigne et Baléares) et est
protégée en Corse, où elle se fait peu fréquente. L’ambrosinie
de Bassi (Ambrosina bassii L.) est une petite herbacée menacée
La pollinisation par duperie existe dans 34 familles de plantes à fleurs, soit environ 8 000 espèces végétales. Elle est principalement
représentée chez les orchidées où l’on estime que près de 7 000 espèces leurrent leurs pollinisateurs. En dehors des orchidées, ce
mode de pollinisation existe chez 68 genres et environ 1 000 espèces. Ainsi la pollinisation par duperie a-t-elle évolué de manière
indépendante dans ces différentes familles de plantes. Il peut s’agir de familles basales ou de familles plus dérivées de plantes
eudicotylédones (Nymphaeacées et Bégoniacées) et monocotylédones (Aracées et Orchidacées).
Voici la liste par ordre alphabétique des familles contenant au moins une espèce pollinisée par duperie :
Annonacées, Apocynacées, Aracées, Arécacées (Palmiers), Aristolochiacées, Asclépiadacées, Astéracées, Bégoniacées,
Berberidacées, Bignoniacées, Burmanniacées, Buxacées, Caricacées, Clusiacées, Cucurbitacées, Euphorbiacées, Fabacées,
Fagacées, Hyacinthacées, Hydnoracées, Iridacées, Malpighiacées, Malvacées, Moracées, Myristicacées, Nymphaeacées, Orchidacées,
Rafflesiacées, Santalacées, Scrophulariacées, Siparunacées, Solanacées, Sterculiacées et Taccacées.
Les noms des familles en gras présentent une forme de duperie particulière. Il s’agit en fait d’une duperie intraspécifique entre les
sexes d’une espèce dioïque (voir Stantari n° 30). En général, les plants femelles dupent les pollinisateurs alors que les plants mâles
leur “offrent” du pollen. Des travaux récents ont montré qu’une duperie similaire existe aussi chez les végétaux sans fleurs tels que
les “mousses-bouses” (Splachnacées) ou certains champignons (Phallacées) qui dupent des insectes (principalement des diptères)
afin de disperser leurs spores vers des sites de germination favorables.
La duperie chez les plantes à fleurs
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La duperie chez les Aracées
et protégée au niveau national ; on ne la trouve que dans le
sud de l’île où elle se développe dans la limite nord de son
aire de répartition. Le capuchon de moine (Arisarum vulgare
O. Targ. Tazz.), a lumarella, est représenté en Corse par la
sous-espèce vulgare ; ce taxon est très commun sur l’île. Enfin,
deux espèces introduites, échappées des jardins, se retrouvent
parfois à l’état sauvage : il s’agit de la serpentaire commune
(Dracunculus vulgaris Schott.) et de l’arum d’Éthiopie, ou
calla des fleuristes, (Zantedeschia aethiopica (L.) Spreng.).
La pollinisation de la plupart de ces espèces a été étudiée.
Toutefois, l’endémique ambrosinie, malgré sa morphologie
très particulière, n’a pas encore livré tous ses secrets. Les
aracées corses (des genres Arisarum, Arum, Helicodiceros et
Dracunculus) sont pollinisées par des insectes, principalement
des diptères et des coléoptères, soit saprophytes (se nourris-
sant de matières organiques en décomposition), coprophiles
(consommant des matières fécales), mycétophiles (vivant et/
ou se développant dans les champignons) ou nécrophages
(mangeant des cadavres). Ainsi, les aracées ne proposent-
elles pas de nectar, mais attirent plutôt leurs pollinisateurs
en imitant l’odeur de leur site de ponte (type 3 de l’encadré
p. 42), à savoir celle de la matière organique en décomposi-
tion, des excréments, des champignons, voire des cadavres !
Les pollinisateurs ne tirent aucun profit de cette association
puisqu’ils sont leurrés par la plante et ne peuvent pas pondre
sur celle-ci. Cette pollinisation, que l’on peut aussi qualifier
de déception, se déroule selon un mode de duperie bien réglé,
en deux grandes étapes, accompagnées chacune de stratégies
de leurre floral bien étonnantes.
La duperie chez les aracées corses :
un leurre floral perfectionné et chaleureux
La pollinisation par duperie nécessite l’attraction des
insectes vers des fleurs “malhonnêtes”. La première étape
correspond donc à l’attraction des pollinisateurs, notamment
par imitation de leur site d’oviposition. Cette attraction est
olfactive, mais les parfums émis ne sont pas précisément ce
qu’il y a de plus délicat dans la grande gamme des fragrances
naturelles… Comme il est important que ces insectes
dupés s’activent néanmoins sur les fleurs afin d’y déposer
efficacement le pollen nécessaire à la reproduction de la
plante, mais aussi d’en repartir chargés de nouveaux grains
de pollen, la deuxième étape doit donc permettre de retenir
suffisamment les insectes avant de les “laisser” repartir vers
une autre plante : il s’agit donc bien de créer des conditions
Feuillage d’Arum italicum, le gouet
d’Italie, dans un sous-bois.
Cliché M. Gibernau
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Natura La duperie chez les Aracées
idéales à l’emprisonnement des insectes et à leur remise en
liberté. Pour réaliser cela, nous allons voir que les aracées ne
sont pas en manque d’ingéniosité… ni de chaleur.
Les aracées corses
ne sentent pas la rose
Les aracées ne produisent pas de fleurs simples mais des
inflorescences, groupements de fleurs le long d’un axe
florifère appelé le spadice. La morphologie de l’inflorescence
des aracées corses est caractéristique et similaire (exception
faite d’Ambrosina bassii), et c’est le spadice qui émet les
odeurs caractéristiques attractives. Chaque espèce produit
son bouquet floral, attirant des cohortes d’insectes différents.
Ainsi, le gouet d’Italie, plante des sous-bois et lieux humides,
imite-il le site d’oviposition de toute une cohorte de petits
diptères tels les moucherons des éviers (Psychodidés), les
mouches des lacs ou des sables (Chironomidés) et les mouches
des terreaux (Sciaridés). Lorsque les femelles diptères sont
actives et cherchent à pondre leurs œufs, au crépuscule, les
inflorescences de ce gouet émettent une odeur désagréable de
matière végétale en décomposition, voire de matière fécale.
La volatilisation des odeurs à la tombée de la nuit est facilitée
par la production de chaleur par l’appendice (“massue” stérile
située à l’apex du spadice) dont la température peut s’élever à
près de 20 °C au-dessus de celle de l’air ambiant.
Dans un autre registre de senteurs, les inflorescences du
gouet cylindrique, poussant dans les forêts méditerranéennes
de feuillus de montagne, émettent dans la journée une odeur
discrète, fruitée, proche de celle des figues mûres ou des
champignons. Les insectes attirés sont de petits moucherons
plutôt associés aux champignons (Cécidomyidés (galligènes),
Mycetophilidés et Chironomidés). L’appendice de cette
espèce n’est pas renflé et produit une thermogenèse modérée.
La température maximale du spadice est atteinte en fin de
matinée et début d’après-midi, et elle ne s’élève que de 2 °C
au-dessus de celle de l’air ambiant – ce qui pourrait être lié à
la faible odeur florale perçue, mais cela reste à étudier.
Appendice
Fleurs stériles
Inflorescence ouverte (2e jour, phase mâle) du gouet d’Italie (Arum italicum), exposant l’appendice (à gauche) ; “chambre” florale ouverte
montrant les fleurs femelles à la base (blanches) une couronne d’étamines jaunes au-dessus (à droite). À noter la constriction de la spathe
au niveau de la couronne de poils stériles, assurant la fermeture de la “chambre” florale, et le pollen tombé au fond de la chambre florale.
Clichés M. Gibernau
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