I. Expansion de l`islam et processus de vernacularisation en Afrique

I. Expansion de l’islam et processus
de vernacularisation en Afrique
et en Asie
REMMM 124, 27-45
Jean Claude Penrad *
L’intangible et la nécessité.
Arabe et kiswahili en islam
d’Afrique orientale
Abstract. Intangibility and necessity: Arabic and Kiswahili in East African Islam.
Arabic, vector of the Quranic revelation, imposed itself as the canonic language of Islam
in Eastern Africa. For centuries, Arabic remained the attribute of the members of the Ara-
bic-speaking elite, acting as traders in the Oceanic networks and as political leaders in the
counter-cities. While Kiswahili emerged as an indigenous language, functioning as a trade
and social lingua-franca before reaching the margins of Islam, Arabic remained for long the
marker of the upper social classes. And it took a long time before the appearance of a Swahili
literature. But the upheavals of the late 19
th
c. – colonial division, establishment of Christian
Missions, and the intervention of the South Asian Muslims – led to the contestation of the
predominance of Arabic, including at the religious level. In a reformist perspective, the use
of Kiswahili tended to become a necessity, without challenging the sacredness of Arabic. The
paper ends with a glance at how new media and recent political evolutions have an impact on
sociolinguistic dynamics.
*
EHESS, Paris.
28 / Jean-Claude Penrad
sumé. L’arabe, vecteur de la vélation coranique, s’est imposé et demeure la langue canonique
de l’islam, en Afrique orientale. Pendant des siècles, il est resté l’apanage des arabophones
acteurs des réseaux commerciaux océaniques et détenteurs du pouvoir politique dans les cités-
comptoirs. Alors que le kiswahili s’est constitué, comme langue locale, dans une dynamique
d’échanges commerciaux et sociaux avant d’aborder les marges de l’islam, l’arabe est resté très
longtemps un marqueur des catégories sociales supérieures. Ce n’est que tardivement qu’une
littérature swahili émergera. Les bouleversements intervenus à la fin du XIX
e
siècle, avec
le partage colonial et l’action des missions chrétiennes, puis l’intervention de musulmans
du sous-continent indien, conduiront à des remises en cause de la prééminence arabe,
notamment sur le plan religieux. Paradoxalement, dans une perspective réformiste, l’usage
du kiswahili deviendra indispensable, sans pour autant remettre en cause la sacralité de la langue
arabe. Enfin il est fait allusion à l’accélération des moyens de communication et aux évolutions
politiques récentes quant à leurs effets sur les dynamiques sociolinguistiques.
Le constat est commun et pourtant implacable, la révélation du Coran aux
humains dans le cadre de la prophétie mohammadienne a fondé la sacralité
de l’arabe dans l’ensemble des mondes musulmans répartis sur la planète. La
transcription du texte lui confère en même temps qu’à la langue, dont il est un
support, une intangibilité concrète il manque cependant une correspondance
sacrée de la voix, des modulations de celle-ci, de ses injonctions tonales, de ses
poses et de ses emphases. Ceci s’impose malgré les tentatives, postérieures à
la transcription et historiquement renouvelées, destinées à instituer une récitation
dogmatique tentant d’échapper au langage commun, à la parole ordinaire, en
jouant des sonorités et même des mélodies de l’incantation, sans pour autant y
inscrire une musique considée comme une déviation, comme une sacralisation,
réductrice du message divin, au profit d’une plastique humaine, temporelle,
interprétée par certains conservateurs comme une innovation détournant
l’expression du sacré. Le Coran exprime d’abord le concept divin d’Unicité.
À ce titre il contient, de façon implicite, sa propre esthétique. Larabe la véhicule et,
d’un point de vue dogmatique, ne peut alors s’égarer dans des formes considérées
comme illusoires, comme trompeuses, quand bien même celles-ci jouent sur les
registres de l’esthétique et du beau. Ainsi, par extension, la langue arabe approche
de l’intangible. Elle figure l’expansion de l’islam. Elle accompagne la conquête,
la soumission, les transactions et les conversions. L’arabe s’impose sans limites
géographiques, humaines et temporelles
À l’opposé, il est tout aussi commun de constater que l’expansion de l’islam
s’est faite sur des modes variés, contraints par les systèmes sociaux, religieux et
culturels préexistants, mis en présence et historiquement marqués. L’imitation,
la violence, la contrainte, le discours missionnaire ou les dialogues mystiques et
rituels ont, selon les temps et les contextes, favorisé l’installation de l’islam et
entraîné la diffusion nécessairement induite de l’arabe coranique, quand bien
même seule la sacralité de cette langue pût être reçue par le plus grand nombre
sans compréhension intellectuelle de l’idiome, ni même de l’essentiel de son
L’intangible et la nécessité. Arabe et kiswahili en islam d’Afrique orientale / 29
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lexique. Les sociétés insulaires et côtières d’Afrique orientale et de l’océan Indien
occidental, celles de l’aire culturelle qualifiée, au sens large, de swahili1, attestent,
comme beaucoup d’autres, de cette ambivalence existentielle d’une religion fondée
sur la sacralité, sur l’intangibilité du sens, et cependant vécue au quotidien,
dans la diversité humaine, celle exprimée par la somme des individualités, des
différences caractérisant les cultures, les stratifications sociales et les systèmes
linguistiques. L’arabe en son temps s’est imposé comme une expression d’une
modernité radicale.
Le long cours
Pour envisager la question de la relation entre langues et modernité, dans
les sociétés musulmanes d’Afrique orientale, nous ne pouvons faire l’économie
d’un retour sur le passé, celui de la longue durée, comme celui tout proche du
contemporain. Tout d’abord, il faut accepter que la modernité est de toutes les
époques. En effet, chaque héritage linguistique, religieux, social, culturel ou
politique mériterait une archéologie des modernités successives qui ont fini
par constituer le socle historique de la modernité présente. Ainsi il est bon de
savoir que l’islam est parvenu en ces régions d’Afrique dès le VIIIe siècle. Greffé
sur une dynamique humaine plus ancienne, celle des échanges maritimes de
l’océan Indien, notamment dans sa partie occidentale, il a été transposé dans les
cités comptoirs dispersées sur le rivage africain et dans les îles proches. Pendant
des siècles, les ondes induites par les vicissitudes affectant les sociétés de la
péninsule Arabique et des rives du Golfe Persique ont atteint ces marges du
monde musulman. Les cités swahili, ces « sociétés du ressac » (Penrad, 1994),
travaillées par une réalité africaine mouvante et par les échos d’un outre-mer
musulman agité, gardent jusqu’à aujourd’hui la mémoire des vagues successives,
ismaïliennes, ibadites, sunnites, duodécimaines, ayant poussé jusqu’en Afrique
une littérature religieuse diversifiée, voire antinomique, en arabe avant tout.
Il reste, que pendant des siècles ces expressions littérales et littéraires de l’islam
ne sont restées manifestes qu’au sein de couches sociales réduites. En effet, seuls
les maîtres des cités swahili partageaient la connaissance religieuse accessible en
arabe. Les manuscrits, les voyageurs ou les navigateurs érudits (faut-il rappeler
les incursions d’al-Mas’ûdî, vers 916, et d’Ibn Battûta, en 1331) acheminaient
localement un savoir religieux et ses résurgences juridiques, littéraires,
intellectuelles et politiques. Ce savoir-là n’était, semble-t-il, pas partagé avec les
dépendants, ni même avec les convertis, catégories sociales n’appartenant pas
à une élite politique, à une « aristocratie » se légitimant par des origines arabes
ou perses. Au cloisonnement social et politique était associée une ségrégation
1
Dans cette contribution, les mots kiswahili et swahili seront respectivement employés pour désigner
la langue et pour qualifier tout caractère de civilisation, culturel et historique.
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