Hubert Ricard - Association lacanienne internationale

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Penser une « identité musulmane » peut sembler une entreprise
assez vaine, ne serait-ce qu’à cause de la généralité du terme.
Mais on ne doit pas récuser a priori toute forme de généralité. Lacan,
quant à lui, n’hésitait pas, même à propos de vastes ensembles culturels
ou historiques, à proposer des articulations très générales qui concernent
notamment la structure subjective, la relation du sujet à l’Autre ou la
mise en place du désir. Il n’a pas hésité à le faire par exemple pour le
christianisme à propos de l’Amour divin.
Ainsi dans le séminaire « Les Non-dupes errent », si, en introduisant le nœud
borroméen, il considère d’abord la perspective d’une équivalence stricte
des trois ronds, il se donne dans un second temps le droit de leur attribuer
des « sens » distincts, et ce en particulier pour caractériser ce qu’il appelle
L’amour de l’Un
Hubert Ricard
Paris
psychanalyste
une position chrétienne. Parmi les trois ronds, il en distingue un auquel il
donne un rôle privilégié, celui d’un intermédiaire qui, en tant que troisième,
rend possible le nouage des deux autres ; et, pour le caractériser, il se réfère
curieusement au moyen terme aristotélicien en tant qu’il occupe la place
de la cause dans un schéma de finalité – avec un commencement, puis le
moyen terme causal, et une fin du processus (il suggère d’ailleurs qu’on
peut renverser l’ordre mais il ne le fait pas dans la suite de son propos). À
partir de là, de manière sauvage, il procède à une nomination des ronds, et
ce sont des termes qui sont censés présenter un « écart maximum », des
termes élémentaires où la métaphore ne peut plus jouer et trouve sa limite,
sur le modèle de la triade : réel, symbolique, imaginaire, qui constitue la
première référence de la nomination. Et, pour caractériser la position
chrétienne, il situe comme premier rond, dans la position de l’imaginaire,
le corps, puis dans la position du moyen terme symbolique, l’amour de
Dieu, et enfin comme terme ultime, le réel de la mort.
Lacan n’est, ni ne se veut philosophe, mais cela ne l’empêche pas d’être
rigoureux : on peut dire qu’il recherche des articulations conceptuelles,
et plus radicalement et au-delà, des écritures pour lesquelles il utilise
des éléments mathématiques, des mathèmes, qui font question au
niveau du sens, parce qu’il lui arrive de les charger de sens différents,
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Colloque de Fès – 2006
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selon les niveaux de réalité ; ce qui reste invariable, c’est l’articulation
que manifeste l’écriture. À partir de cette articulation, on peut toujours
essayer de faire surgir d’autres sens particuliers, pour voir si effectivement
çà peut fonctionner. Alors il a été question pour le judaïsme de la référence
à la sexualité, mise au premier plan, si du moins on se réfère à certains
textes de la Kabbale, sous le primat de la jouissance phallique, il est vrai
dans un registre très obsessionnel ; alors que dans le christianisme, c’est
l’amour divin qui est à la place organisatrice, la place de la cause, qui est
aussi la place du désir, ce qui entraîne une élision de la sexualité : Lacan
parle de l’insensibilisation du corps qui se manifeste dans la béatitude.
Enfin à propos de l’islam, on en était venu à parler d’une écriture sous la
dictée qui jouerait le rôle fondamental, à partir du fait que, dans le texte
coranique, c’est une législation qui organise le désir et la sexualité – le
Dieu musulman en parle de façon relativement précise – ce qui n’est sans
doute pas sans poser quelques problèmes du côté du désir. Pour aborder la
question de l’islam, j’ai choisi de me décaler un peu, en m’intéressant au
soufisme. Et pour me justifier, je commencerai par quelques remarques
très générales sur la situation respective du Coran et des textes soufis.
D’abord quand on s’interroge sur l’islam, on doit pouvoir aborder
ses productions culturelles dans toute leur ampleur : l’islam est une
religion qui a fait civilisation. Le rôle exceptionnel qu’y joue son texte
fondateur ne doit pas occulter ce que la civilisation musulmane a
produit dans tant de domaines de la culture, qu’il s’agisse du droit, des
mathématiques ou de la philosophie et plus encore peut-être dans ce
domaine indissolublement lié au discours religieux qui est celui de la
mystique. C’est d’ailleurs un fait que jusqu’à une époque relativement
récente les penseurs et les intellectuels occidentaux ne se sont guère
intéressés au Coran. Il ne suffit pas pour l’expliquer d’invoquer
l’ignorance de la langue du Prophète. C’est sans doute un point essentiel,
étant donné le rôle capital du signifiant dans un texte qui relève avant
tout de la parole et de l’adresse, quels que soient les problèmes que pose
sa transcription écrite. Mais on ne doit pas oublier que notre tradition
chrétienne, dont le texte fondateur est un texte déjà traduit, considère
avant tout les significations et les interprétations symboliques. Et face à
notre culture marquée par notre tradition philosophique et rationaliste,
la morale populaire qu’enseigne le Coran et les preuves théologiques
exhortatives, fondées sur la finalité, dont la philosophie des Lumières
a fait justice, ne pouvaient avoir que bien peu de poids. Tout au
contraire, la mystique musulmane a fait l’objet d’un accueil enthousiaste
d’intellectuels passionnés et de grands universitaires, pour ne citer que
Massignon, Corbin ou Eva de Vitray-Meyerovitch ; tous ceux d’ailleurs
L’amour de l’Un
qui ont un peu lu les grands mystiques de l’islam, mettons de Bistâmî à
Shabestari, savent que la mystique musulmane est sans égale en ce qui
concerne le nombre des grandes individualités créatrices, la richesse et la
variété des textes, le lien intime avec la création poétique.
Il y a d’ailleurs aussi un écart historique incontestable entre le monde
culturel où est né le Coran, riche et créatif – comme le montre la poésie
antéislamique –, mais relativement latéral par rapport aux grands foyers
culturels qui avaient jusque-là dominé l’Orient et le monde, et d’autre
part le monde de l’islam ultérieur : la conquête arabe s’étendant à des
pays de très vieille civilisation, Iraq, Syrie, Égypte, Perse, a eu pour effet
un élargissement considérable des thèmes et des modes culturels, qui peut
faire poser la question d’une rupture à l’intérieur de la culture islamique.
Force est en tout cas de remarquer l’originalité incontestable du soufisme
par rapport au texte coranique, même si elle est inlassablement déniée
par les textes soufis et par leurs références aux « versets mystiques »
du Coran, et si les soufis étaient pour la plupart des sunnites tout à fait
orthodoxes. Disons d’emblée que, comme pour le christianisme, c’est
l’Amour divin qui semble prendre dans le soufisme la place primordiale,
l’expérience amoureuse de Dieu, plutôt que la référence au Texte sacré.
Pour justifier ces remarques bien générales, je me référerai à Arberrry,
éminent spécialiste de la mystique musulmane, auteur notamment d’une
édition critique et d’une traduction anglaise de l’œuvre d’un soufi peu
connu, mais remarquable, Niffarî, mais aussi d’un très bon petit livre de
vulgarisation, intitulé Le Soufisme, qui définit d’emblée le soufisme comme
le « mysticisme de l’Islam ». Cette mystique musulmane, Anawati, pour
la caractériser, parle dans Mystique musulmane (p. 13) d’une « union
intime et expérimentale » – le mot est important – avec Dieu. Et dans
le même livre, Gardet remarque que seul l’amour peut conduire aux
profondeurs inatteignables de Dieu et que c’est l’expérience intérieure du
soufi qui semble constituer le critère suprême et non la référence au texte
coranique. En se référant aux versets dits « mystiques » du Coran, le soufi
peut considérer qu’il ne fait que reprendre les expressions et la pensée du
Prophète ; mais ces versets sont peu nombreux, ils sont surinterprétés
et la continuité proclamée peut sembler illusoire. Beaucoup de passages
du Coran suscitent sans doute le sentiment de l’unité du monde et de
la grandeur de Dieu mais les versets consacrés à l’amour divin, quoique
indéniables, sont rares et ne se réfèrent pas à une expérience directe.
Citons dans la traduction de Blachère les versets III, 29 :
« Dis : “Si vous vous trouvez aimer Allah, suivez-moi ! Allah vous [en] aimera
et vous pardonnera vos péchés. Allah est absoluteur et miséricordieux.” »
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Colloque de Fès – 2006
Et dans V, 59 :
« … Allah amènera un peuple qu’Il aimera et qui L’aimera … »
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Arberry, présentant l’équilibre général de la pensée coranique, caractérise
plutôt le Coran comme un texte législatif, un texte qui pose la loi et appelle
à l’obéissance, et dans lequel ne se trouve aucune injonction directe à
l’amour comme on en trouve dans le Nouveau Testament. Anawati énonce
le point de vue proprement coranique (M.M. p.16) : « Être musulman,
c’est avant tout s’abandonner à Dieu, s’en remettre à Lui, obéir à sa Loi
– non avoir avec Lui une vie d’amour. »
Un grand penseur traditionaliste, Ibn Taymiyya, ennemi des soufis
et inspirateur du fondamentalisme moderne, assure qu’il ne faut pas
parler d’amour de Dieu au sens d’une relation personnelle à la façon des
soufis, car Dieu est inconnaissable, mais que le croyant doit aimer avant
tout l’ordre de Dieu, la Loi divine. On peut donc se poser la question de
l’exception que constitue le soufisme, de son sens et de sa portée.
Je n’évoquerai que de façon grossière l’histoire du soufisme. Je vais mettre
l’accent dans cet exposé non pas sur le premier temps du soufisme, la
période généralement dénommée « ascétique », la moins originale, me
semble-t-il – le cas de Râbi’â est sans doute à mettre à part –, et qui
ne nous est connu que par des fragments ou des doxographies, mais
sur l’époque qui suit, la plus haute à mon sens, qui correspond, très
en gros, au IXe et au Xe siècle de notre ère, et dont les noms les plus
importants sont ceux de Bistâmî, de Junayd et bien sûr de Hallâj, qui
fut exécuté en 922. On peut dire de cette période qu’elle est celle de
l’affrontement amoureux aride et difficile avec le Dieu-Un, même si
chez Junayd la relation à Dieu a un caractère plus tempéré. Ce n’est
que dans la période suivante – qui va en gros jusqu’au XIIIe siècle –
que cette aporie radicale de la transcendance de l’Un sera, si je puis
dire, au moins en partie, « exorcisée » soit par l’admirable système
théosophique d’inspiration néo-platonicienne d’Ibn Arabî, soit par une
référence imaginaire très intense à la beauté et à l’amour platonique,
comme le montrent les splendides créations littéraires ou poétiques
de Rûzbehân, d’Ibn al Fâridh ou de Rûmi. Mais tout ceci peut-être au
prix d’un recouvrement, de ce qui faisait la difficile vérité de la période
précédente. Et je n’évoquerai qu’en passant le rôle essentiel de Ghazâli,
moins pour la valeur de son œuvre de soufi que pour les conséquences
historiques de son intervention dans la pensée musulmane, à savoir
le rejet de la philosophie aristotélicienne, mais aussi bien en quelque
sorte l’intégration du soufisme dans l’orthodoxie, aux yeux de la plus
grande partie des autorités religieuses. Il est vrai que, dès lors, avec
L’amour de l’Un
le grand développement des confréries, le soufisme fait bon ménage
avec l’orthodoxie et cesse d’être le lieu d’expression privilégié de
l’individualité en Islam.
Notons néanmoins que si l’esprit général du soufisme est très différent
de celui du texte coranique, la plupart des soufis ont professé le sunnisme
et proclamé leur soumission à la loi coranique. Ce que montre leur vie
personnelle. Les mêmes hommes qui font des expériences bouleversantes
dans le registre d’une érotique divine sont de bons époux et de bons pères
de famille qui se plient aux devoirs de leurs charges. C’est aussi bien le cas
de Rûzbehân qui a décrit dans ses « visions spirituelles » des anges d’une
troublante beauté et représenté l’union amoureuse avec un Dieu qui
prend la forme de ses créatures, ou de Rumî qui éprouva pour son maître
spirituel Chams de Tabriz, un derviche sexagénaire vêtu de haillons, un
amour sublime qui apparaît dans ses poèmes avec une intensité et une
authenticité incomparables. Même Hallâj avait femme et enfants. On
pourrait en tirer l’idée que l’islam législateur et le soufisme appartiennent
à la même configuration structurale, ce qui n’exclut pas que l’amour
soufi puisse répondre à quelque chose qui fait question dans la position
subjective qu’implique le texte coranique. Si beaucoup de soufis ont pu
prendre quelque distance à l’égard de la Loi – je pense à Shabestari et
à sa magnifique Roseraie du Mystère – c’est dans la perspective d’un
universalisme tolérant qui ne remet nullement en cause le cadre religieux
de l’islam et la valeur de l’adresse à un Dieu d’amour.
Quand on compare l’islam aux autres monothéismes, on le fait souvent
de façon négative, en insistant sur ce qui lui manque : on remarquera
par exemple que dans le judaïsme la référence à la paternité divine
est fondamentale, au moins de façon métaphorique, dans maintes
expressions du Texte sacré, alors que le Dieu de l’islam ne saurait être
dit père, l’évocation d’une relation de parenté portant atteinte à sa
transcendance et à son unicité. D’un côté on évoquerait le Nom-dupère, de l’autre un Un tout à fait incommensurable avec sa créature
en position d’idéal inaccessible. Mais au niveau des conséquences,
l’islam y gagne un privilège : dans le judaïsme, il y a impossibilité
d’une érotique divine, d’une union amoureuse avec un Dieu-Père : il
y a plutôt parallélisme entre l’Amour qui se situe en Dieu lui-même et
l’amour humain. Ainsi, la Bien-aimée du « Cantique des Cantiques »
représentera Israël par métaphore ou aussi bien l’attribut divin de la
Chekhina, comme dans le bouleversant commentaire du Cantique
que donne le Zohar, le drame amoureux se déroulant d’abord en Dieu
lui-même. Alors que le caractère apparemment non sexué du Dieu de
l’islam semble avoir libéré dans la sublimation la possibilité d’un amour
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Colloque de Fès – 2006
envers Dieu torrentiel et sans limites ; l’expérience de cet amour que
nous transmettent les textes soufis leur confère une puissance et un
rayonnement sans équivalent : par eux l’islam mérite tout autant que le
christianisme d’être considéré comme la religion de l’Amour.
Ou bien on se référera à la Trinité chrétienne qui a fait dire à Lacan
que le christianisme était la vraie religion – ce qui n’est peut-être pas
d’ailleurs tellement laudateur – dont la vérité aurait été d’une certaine
façon déniée par l’islam ; mais Lacan parle du prix de cette vérité, qui
n’est sans doute pas sans rapports avec le refoulement de la sexualité,
alors que celle-ci n’est jamais sacrifiée en règle générale dans l’islam,
notamment dans la béatitude paradisiaque. Je reviendrai plus loin sur
la position des soufis qui sur ce point est particulière et plus proche de
la position chrétienne.
À propos de la mystique, il y a en tout cas un point pour lequel l’islam
a été remarquablement novateur. C’est, me semble-t-il pour la première
fois en islam, que l’expérience d’une relation directe avec Dieu ordonne
les données d’un texte mystique. Cette attitude du sujet me paraît tout à
fait nouvelle dans l’histoire. Si, en effet, le christianisme a été d’emblée la
religion de l’amour, il ne connaît ce type d’expression directe de l’amour
pour Dieu que tardivement et bien après l’émergence de la mystique
musulmane. Évoquons Bernard de Clairvaux : quand il commente le
« Cantique des Cantiques », il est porté non seulement par le texte qu’il
commente mais aussi essentiellement par les citations scripturaires ou
patristiques ; son expérience intérieure, si riche soit-elle, n’est pas ce qui
donne au texte sa structure. Si on excepte à Byzance Syméon le Nouveau
Théologien, dont l’œuvre date de l’époque de l’an mil, il me semble
qu’il n’y a pas en chrétienté de témoignage textuel sur une relation
amoureuse directe et suivie avec Dieu avant le début du XIIIe siècle : je
pense à Hadewijch d’Anvers que, soit dit en passant, il faut aborder non
par ses poèmes, plutôt conventionnels, mais par ses Visions et surtout sa
Correspondance. Sous ce rapport, la mystique musulmane précède donc
la mystique chrétienne et on peut dire qu’elle fait événement.
On sait que l’unicité divine est proclamée par l’antépénultième sourate
du Coran (CXII). J’en donne la traduction par Blachère :
« Dis : “Il est Allah, unique,
Allah le Seul.
Il n’a pas engendré et n’a pas été engendré.
N’est égal à Lui personne.” »
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Ce caractère exclusif de l’Un est sans doute tempéré par les exigences
de la révélation monothéiste : le Dieu-Un est doté de Parole, de Noms,
L’amour de l’Un
d’Attributs. Selon Kalâbâdhî, les soufis, de façon générale, admettent
l’existence réelle des attributs de Dieu qui n’affectent en rien l’unicité
divine mais qui sont tout de même l’indice d’une médiation symbolique.
Ce qui toutefois donne leur acuité, voire leur aspect tragique à beaucoup
des textes de la mystique musulmane, particulièrement dans la période
que j’ai retenue, c’est cette confrontation avec le mystère et l’énigme de
l’Unicité qui apparaît au terme de l’itinéraire mystique.
La pensée d’un tel Un n’est pas l’apanage des religions monothéistes.
Même si on s’en tient à son aspect exclusif, on doit reconnaître qu’il
émerge dans la pensée philosophique comme un des aspects de l’Un
héraclitéen et, bien sûr, dans la première hypothèse du Parménide
de Platon : s’il y a de l’Un (ei hen estin), son caractère exclusif a pour
conséquence la négation de tout attribut et en particulier de l’être luimême, de sorte que cet Un ainsi posé doit tout compte fait n’être dit ni
Un ni Être. Et l’on sait que Lacan a placé l’Un au cœur de sa théorisation,
hénologie plutôt qu’ontologie. Ainsi, le trait qui fonde l’identification
idéale, il le nomme unaire : il s’agit d’un Un exclusif qui se réduit à
la pure différence. En tant qu’exclu de la chaîne signifiante il touche
au Réel, et c’est à travers lui que le parlêtre dans la répétition vise la
Jouissance. Peut-on évoquer à ce propos la transcendance radicale du
Dieu de l’islam, que vise la quête mystique ? Notons en tout cas que
« La Logique du fantasme » nous présente au point du « Je ne pense
pas », celui de la marque du trait unaire, en corrélation avec lui, le lieu
d’un manque, place problématique pour le sujet en tant qu’à ce niveau
il a quelque difficulté à se repérer en tant que tel. C’est en tout cas
cette question d’un repérage possible par le sujet de son identité qui me
paraît donner un de ses sens possibles au soufisme.
Reprenons quelques éléments de l’itinéraire soufi : l’expérience radicale
de l’unicité (tawhîd), est, si l’on peut dire, préparée chez le sujet luimême par ce qu’il est convenu d’appeler l’état d’« esseulement »
(tafrîd). Il ne doit pas être confondu avec le tajrîd généralement conçu
comme – je cite Gardet – « le détachement ascétique du monde »,
la « préparation ascétique nécessaire à l’union » (Mystique musulmane,
p. 98-101). Le tafrîd est l’esseulement proprement dit – je cite encore
Gardet : « Au-delà du tajrîd, le tafrîd (du moins dans le langage
hallâgien) se présente comme l’“esseulement plénier” qui enferme en
quelque sorte en soi-même le fond de l’âme. »
Cet esseulement est sans doute à mettre en rapport avec le tawhîd, l’unicité
de Dieu. Tout d’abord on peut dire que l’esseulement répercute sur le
sujet quelque chose de l’unicité radicale de Dieu, comme s’il s’agissait
d’une sorte de ressemblance située dans l’imaginaire, placée sous la règle
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Colloque de Fès – 2006
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de l’Idéal, puisqu’en se rapprochant de Lui, on abandonne tout ce qui
n’est pas Lui. Ainsi Kalâbâdhî définit le tafrîd comme le fait de s’isoler
des formes, de rester à l’écart dans les états spirituels, et de s’unifier dans
ses actes, en tant qu’ils ne sont accomplis que pour Dieu seul, sans qu’il
y ait considération du monde ou compensation, – les formes n’étant pas
seulement les choses extérieures mais aussi la forme de soi-même. Reste
pourtant la question de l’unicité proprement dite, du tawhîd. Le terme
désigne aussi bien la proclamation de l’unicité qu’effectue la sourate CXII
que nous avons citée plus haut que l’expérience de l’unicité à laquelle
le soufi peut atteindre, expérience dont la modalité fait évidemment
question. Si Dieu est en effet l’Un unique et exclusif, comment entrer en
relation avec Celui qui n’admet aucun associé, devant lequel la créature
ne peut présenter aucune consistance ?
Cette difficulté semble avoir été particulièrement bien incarnée dans le
plus ancien des grands textes conservés du soufisme, attribué au soufi
persan Abû Yazîd de Bistâm, appelé plus simplement Bistâmî, qui a
vécu au neuvième siècle de notre ère, environ un demi-siècle avant
Hallâj, et auquel Gardet consacre de remarquables pages (Mystique
musulmane, p. 110-115). On a recueilli de lui ses « shatahât ». Le mot
shath, selon Meddeb son traducteur, signifie « le mouvement qui
produit le débordement ». Chez le mystique, l’extase déborde et se
traduit « en expressions étranges, choquantes, paradoxales. » Il s’y
produit même une appropriation provisoire du Je divin . Et le shath
devient particulièrement significatif quand le Je divin y est explicite.
D’où le célèbre shath de Bistâmî : « Louange à moi, louange à moi !
Je suis mon Seigneur, Très Haut. » (Dits de Bistâmî 35), énoncé qui
fut jugé scandaleux en tant qu’il pouvait paraître signifier l’identité de
Dieu et de la créature (cf. dans le même sens « Je me suffis à moi, je me
suffis. » D.B. 78) En fait l’identification à Dieu ne peut être entendue
dans la mystique musulmane en un sens comparable à celui qu’elle
revêt dans la mystique hindoue, puisqu’en islam le fossé qui sépare
Dieu de sa créature ne saurait être comblé. C’est particulièrement
vrai pour Bistâmî dont on peut dire non seulement qu’il accentue la
transcendance divine (cf. D.B. 334 : « Dieu Très Haut est-il un ? Tu
dis un comme tu dis mille. Mille est une défectuosité et un est une
défectuosité qui ne renvoie pas à une qualité : cela ne peut caractériser
Dieu. » ou encore D.B. 332 : « Les plus voilés à Dieu le sont par trois
voiles, par le renoncement, la prière et la science […] Et le paradis est
le voile suprême : les gens du paradis logent dans le paradis et qui loge
ailleurs qu’en Lui est voilé. ») Mais encore que chez lui le paradoxe est
une butée sur ce qui est impossible à dire. Bistâmî fait résonner l’aporie
L’amour de l’Un
de la distance irrémédiable entre le Créateur et sa créature dans le sens
de l’anéantissement du moi (cf. D.B. 207 : « Ton moi est ta monture :
laisse-le mourir en chemin, et jamais tu n’arriveras. ») Dieu dit : « Ne
te mesure pas à Nous. » Et le dit 443 explicite en termes d’ontologie
cette butée intellectuelle de la mystique musulmane ancienne – je me
réfère à la traduction de Massignon citée par Gardet (M.M. p. 112) :
« J’atteignis l’esplanade du Non-Être, et je ne cessai d’y voler dix ans
jusqu’à passer du “Non” dans le “Non” par le “Non”. Puis j’atteignis la
privation qui est l’esplanade du tawhîd, et je ne cessai de voler par le “Non”
dans le Manque, jusqu’à ce que je manque du manque dans le Manque, et
sois privé de la privation par le “Non” dans le “Non” dans le manque de
la Privation… ».
Comme on le voit, cette ontologie négative concerne non seulement le
Non-Être pris en lui même, où s’enracine l’être créé, mais aussi le NonÊtre relatif, la Privation, le sujet étant dépossédé non seulement de son
être propre, mais aussi de toute relation, même négative, à l’Unique.
D’où la conclusion du propos : « J’atteignis alors le tawhîd dans le
distancement de la création avec l’initié, et dans le distancement de
l’initié d’avec la création. »
L’initié, c’est l’anéanti dans un lieu où il n’y a plus que Dieu, où il est du
côté de Dieu et non plus des créatures. Citons quelques « shatahât » :
« Je me suis dépouillé de mon moi comme la vipère de sa peau. Puis
je me suis regardé : j’étais Lui » (D.B. 73). « L’ayant connu par moimême, je fus anéanti. Le connaissant par Lui, je survis. » (D.B.112)
On aboutit donc à une aporie irréductible, à une sorte de désolation
du Symbolique, à un forçage où la référence à l’Un ne peut avoir pour
effet que l’abolition de toute parole, ou, pour reprendre une expression
de Lacan, un « je ne pense pas », précisément situé à la place de l’idéal
du moi. Rien ne semble équilibrer la prédominance de cette place où
le sujet doit éprouver la confrontation de son manque avec le trait
de sa fixation à l’Idéal, sans pouvoir rien saisir qui le situe de façon
déterminée : comme le dit de lui-même Bistâmî : « Es-tu Abû Yazîd ?
Mais qui est Abû Yazîd ? Ah! si j’avais vu Abû Yazîd ! » Le shath dit
l’exclusion du sujet en tant que réel.
Qu’est-ce qui peut combler un tel abîme ? Ce qui manque chez Bistâmî,
c’est l’intervention à ce point même de l’amour divin, de l’union
amoureuse entre Dieu et sa créature.
Au risque d’évoquer des généralités bien connues, je vais faire un petit
détour par quelques considérations sur l’« érotique » – c’est un terme
qu’utilise Lacan – propre aux grandes religions monothéistes.
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Si on considère l’idée d’une union amoureuse, au sens plein du terme,
entre Dieu et sa créature, analogue à celle qui intervient dans l’amour
de deux êtres humains, il semble, comme je l’ai dit plus haut, qu’elle
soit foncièrement absente du judaïsme. Le statut paternel de Dieu y
est tel qu’une relation érotique de ce genre n’y est pas pensable ; ce que
nous trouvons par exemple dans la Kabbale c’est, si vous me passez la
formule, Dieu qui fait l’amour avec Lui-même ; ce n’est pas seulement
la Trinité telle que nous la décrit, de façon si charmante, Richard de
Saint Victor, où les trois Personnes se livrent à des effusions intenses et
bien sûr toutes spirituelles ; il s’agit de Sephirot qui sont des attributs de
Dieu possédant la qualification de mâle ou de femelle, l’attribut féminin
étant la fameuse Chekhina. À partir de là on voit très bien comment le
bon kabbaliste pourra ajuster sa relation avec sa propre femme et à quel
point le judaïsme de la Kabbale est très préoccupé par la réalisation
de l’union sexuelle. Mais point d’union amoureuse au sens propre du
terme, entre un sujet individuel et Dieu.
La prédominance des femmes dans la mystique chrétienne ainsi que le
rôle médiateur de Jésus y rendent au contraire tout à fait concevable
l’union amoureuse avec Dieu. Il en est ouvertement question dans
la Correspondance d’Hadewijch d’Anvers et il y a dans ses Visions une
véritable évocation de la jouissance féminine. En outre le mariage
avec Dieu accomplit l’itinéraire de l’amoureuse comme on en voit la
magnifique illustration chez Thérèse d’Avila ou Marie de l’Incarnation.
Cela peut déjà faire différence avec la mystique musulmane où l’union
amoureuse avec Dieu concerne presque exclusivement les hommes
– Râbi’â est une exception grandiose. Non que l’on puisse contester qu’il
s’agisse d’un amour – il est total et absolu chez Hallâj – mais parce qu’il
semble ne pas prendre sa marque de son rapport au désir et à la sexualité.
Avant de l’évoquer, je voudrais faire une autre remarque qui regarde
l’opposition de la Trinité et de l’Un. On sait l’importance que Lacan
a accordé à la Trinité, au point de l’invoquer pour justifier sa formule
selon laquelle le christianisme constitue la « vraie religion ». Seul des
trois monothéismes, le christianisme aurait manifesté dans sa théologie
le caractère ternaire – et non duel – de la relation sexuelle. On peut
sans doute entendre la fonction tierce du Saint Esprit, Charles Melman
l’a noté, comme une référence au phallus, terme fondamental dans
la construction lacanienne, en tant que c’est lui qui fait obstacle au
rapport sexuel conçu comme polarité duelle pouvant donner lieu à une
union fusionnelle, mais aussi instance médiatrice qui rend possible une
forme de relation substitutive pour le parlêtre, fondée sur la jouissance
phallique. Le refoulement de la sexualité et la venue de l’amour – et
L’amour de l’Un
particulièrement de l’amour divin à la place du désir – était-il le prix
à payer pour la manifestation de cette vérité ? On conçoit en tout cas
que, de ce fait, le christianisme ait été mieux placé que le judaïsme ou
que l’islam pour évoquer la relation d’une femme avec un homme, sans
exclure la possibilité d’une position féminine pour l’homme, comme
Lacan le suggère à propos de Saint Jean de la Croix, fût-elle transposée
sous la forme d’un amour spirituel adressé à l’Homme-Dieu.
Ainsi en refusant la Trinité et en affirmant l’unicité de façon aussi
radicale, l’islam se privait d’un point d’appui symbolique essentiel pour
situer et encadrer l’érotique divine. L’affrontement à l’Un s’y effectue
sans médiation et nous venons de voir comment chez Bistamî le
paradoxe butait sur une impossibilité de situer le sujet autrement que
dans le réel face au trait sans mesure de l’Un.
Mais ce sujet dépourvu de consistance peut-il d’ailleurs se poser face
à Dieu dans une relation d’union amoureuse ? Nous avons évoqué
plus haut les réserves d’une position traditionniste comme celle d’Ibn
Taymiyya. On peut par exemple trouver un écho de cette thématique
chez un soufi persan du onzième siècle, Ansârî, qui était traditionniste,
chose plutôt rare pour un soufi. Dans ses magnifiques Munâjât (cris du
cœur), il ne met pas au premier plan l’amour envers Dieu, mais insiste
exclusivement sur la transcendance radicale de Dieu – ainsi que sur
l’amour de Dieu pour l’homme. Écartant l’union amoureuse prônée
par Hallâj, Ansârî parle plutôt de « s’anéantir dans l’amour que Dieu a
pour ceux qu’Il aime » (cité par Laugier de Beaurecueil, traducteur et
préfacier des Cris du cœur p. 57, éd. Sindbad). Le sujet a avant tout à
prendre conscience de l’amour que Dieu lui porte et qui l’envahit.
La participation du sujet et l’amour spécifique qu’il porte à Dieu ont
au contraire toute leur place chez Hallâj dont la position concentre à
l’intérieur de la mystique musulmane à la fois la plus grande complexité
et la plus grande difficulté. Je ne vais l’évoquer que de façon très
sommaire et extrêmement incomplète.
« Pauvre Abû Yazîd ! » aurait dit Hallâj de Bistâmî, voulant dire par là – je
suis Gardet – que Bistâmî ne sut pas reconnaître comment devait se faire
l’unification de l’âme et de Dieu, une unification effective qui ne relève
pas seulement de la parole du mystique, de la « pointe » mise en œuvre
par le shath, ni d’une mise en place intellectuelle, mais d’une expérience
amoureuse : c’est là qu’entre en scène le Dieu d’amour, le Dieu-Sujet dont
on peut dire que son opération accomplit la quête mystique.
La condition sine qua non de la relation amoureuse tient d’abord à
l’initium divin. Plus encore que le christianisme, l’islam est une religion
de la Grâce ; cette Grâce (lutf), la théologie asharite la caractérise comme
149
Colloque de Fès – 2006
150
le pouvoir de croire que Dieu peut créer chez l’homme à tout moment ;
sans elle aucune connaissance de Dieu, aucune motion amoureuse de
l’âme ne serait possible.
Je cite Hallâj : « Me voici, me voici, oh mon but, oh mon sens, je
T’appelle… Non c’est Toi qui m’appelles à Toi. Comment T’aurais-je
dit : “c’est Toi” si Tu ne m’avais dit c’est Moi, oh Toi qui me fais parler !
oh Toi mes énonciations ! »
Massignon parle d’une union mystique réelle qui s’oppose à l’idée d’une
pure et simple disparition du cœur (qalb), réclamée par Bistâmî. Bien
sûr Hallâj admet qu’il y a à renoncer à l’ultime enveloppe du cœur
(sirr), la cellule secrète murée à toute créature, que Hallâj appelle
la « vierge inviolée ». Mais la renonciation s’accompagne de l’action
divine, fécondante et infusante – je cite Massignon (La Passion de
Hallâj III p. 25-26) : « Le renoncement total du cœur aboutit à son
immortalisation par Dieu. »
Lorsque ce renoncement au sirr est intervenu, Dieu « y fait pénétrer
le damîr, sa personnalité explicite définitive, son “pronom personnel”
légitime, le droit de dire “Je” : droit qui unit le saint à la source même
de la parole divine, à son fiat. » (ibid.)
L’amour atteint ainsi sa pleine réalisation dans l’union réelle : « Je suis
devenu Celui que j’aime, et Celui que j’aime est devenu moi. » On
bute ici sur le fanâ’, l’anéantissement, qui ne peut être négation pure et
simple, puisqu’il est couplé au baqâ’, la survivance en Dieu.
Peut-on parler d’identification ? Sans doute Hallâj énonce-t-il la célèbre
formule – qui a fait tout autant scandale que le « Louange à moi » de
Bistâmî : « Je suis le Vrai (anâ-l-Haqq) », autrement dit Dieu lui-même.
Mais nous ne sommes pas du tout dans quelque chose qui évoquerait
l’hindouisme, s’il est vrai que s’abolit, du moins dans l’hindouisme
ancien, la frontière entre l’Atman individuel et l’Atman véritable et divin.
D’une part, quelque chose du sujet doit rester désignable, ne serait-ce
qu’à cause de l’abîme qui sépare sa nature de celle de Dieu ; d’autre part,
si l’Être ou mieux le Réel de Dieu l’absorbe en quelque sorte ce n’est pas
parce que le sujet y trouve son être véritable comme dans l’hindouisme,
mais parce qu’il s’efface en Dieu : dans le Réel tout s’efface.
Comment essayer de préciser les choses ? Je me réfère à un texte cité par
Massignon (Passion de Hallâj III p. 52-54) : « Je suis “je” et il n’y a plus
d’attribut. Je suis “je” et il n’y a plus de qualification. […] ma qualification
est maintenant une pure nature divine. » Ainsi, du fait de la vision divine
le « Je » divin se substitue au moi : « “Je” suis alors sevré de mon moi ;
“je” suis le pur sujet du verbe [ka’annî, au sens grammatical], non plus
mon moi ; mon “je” actuel n’est plus moi-même. » On retrouve donc ici
L’amour de l’Un
ce que Massignon appelle la source de la parole divine dans ce qu’on peut
bien appeler une substitution d’identité, qui n’est d’ailleurs nullement
une opération métaphysique abstraite mais bien l’effet de l’union
amoureuse. Je reprends le texte cité et commenté par Massignon :
«“Je suis une métaphore” – de Dieu transportée en l’homme –, “non un
apparentement générique” – de Dieu avec l’homme – , “une apparition”
– de Dieu –, “non une infusion dans un réceptacle matériel.” Et
Hallâj conclut : “Ma survie (actuelle) n’est pas un (simple) retour à la
prééternité, c’est une réalité imperceptible aux sens et hors de l’atteinte
des analogies.” »
On peut même ici évoquer une ontologie néo-platonicienne du Logos.
Hallâj a en effet développé une théosophie du Logos originel, du
Vrai Prophète qui se personnifie à travers une série d’Envoyés. Mais
même dans ce cadre qui semble relever de la raison intuitive, de la
Gnôse, il me semble que sa thèse de l’union réelle introduit quelque
discordance. Ainsi il soutient non seulement la préexistence spirituelle
de Muhammad, mais son identité avec Dieu. Il me semble que c’est une
façon d’aller au-delà du néo-platonisme et de son Logos illuminant
– puisque dans la phrase citée plus haut, il dit n’en pas rester à un
« retour à la prééternité », mais qu’il pointe le mystère de l’union réelle
ou de l’« identité » en parlant d’une réalité « hors de l’atteinte des
analogies » ; c’est bien, me semble-t-il, un réel qu’il cherche à situer.
J’évoque brièvement un autre passage, le chapitre 2 des Tawâsîn, traduit
par Massignon (P.H. III, p. 306-307). Hallâj se sert de l’image du
papillon. Le trait essentiel, c’est que le papillon vole autour de la lampe
jusqu’à ce que vienne l’aube et ensuite il revient vers ses pareils pour
leur faire part de son état, au moyen des phrases les plus suaves ; Hallâj
nous dit que la lueur de la chandelle c’est la « science de la réalité » :
c’est comme ça qu’on peut l’appréhender, effectivement, et comme
toutes les sciences ça ne saisit pas la réalité elle-même. La chaleur de la
chandelle, c’est la « réalité de la réalité », ce qui correspond à la réalité
des choses créées qui, selon Massignon, est défaillante eu égard à Celui
qui la crée. Mais le papillon ne se satisfait ni de la lueur ni de la chaleur
de la chandelle, il se précipite tout entier en elle, et au moment où ses
pareils attendent sa venue, il se consume, se volatilise dans la flamme, y
demeure sans traits, sans corps, sans nom, sans marque reconnaissable.
De ce qui paraît être un anéantissement, Hallâj le caractérise par le fait
que le papillon « possède ». « Maintenant qu’il a rejoint Celui qu’il
regardait, il ne se soucie plus de regarder. » Il a atteint le « Réel de la
réalité », la chandelle brûlante.
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Colloque de Fès – 2006
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Comment préciser un peu maintenant ce que vise l’itinéraire soufi, la
« fin » ainsi que la dénomme Lacan dans le processus des trois ronds.
Revenons aux termes précédents : il ne fait pas de doute que l’amour
divin y tient la place centrale, et même, je l’ai dit, sous une forme
plus accomplie que dans le christianisme, au moins jusqu’à l’époque
des Béguines. Mais, tout en occupant la place du désir chez le soufi,
contrairement à ce qui se passe pour le christianisme, cet amour tout
spirituel ne semble pas avoir d’incidence sur la sexualité, comme si le
texte coranique l’avait en quelque sorte déjà encadrée et délimitée.
Faut-il en outre maintenir l’imaginaire du corps comme premier terme
du syllogisme ? L’importance de l’ascèse va dans ce sens ; toutefois il m’a
été objecté dans une réunion récente que le point de départ à travailler
pouvait aussi être le texte lui-même, ce qui décalerait l’articulation
donnée pour l’islam. Enfin reste la question du troisième terme. J’ai
déjà noté la rupture entre la représentation proprement coranique du
paradis et la lecture décalée qu’en fait par exemple un Ghazâli. Et sans
doute on peut noter une tendance générale et répandue en Islam à ne
pas en rester à une conception de la béatitude centrée sur la jouissance
sexuelle : c’est là, par exemple, un des rares points d’accord entre
philosophes aristotéliciens et soufis et leur affinité avec la conception
chrétienne de la béatitude, quoique déniée, me paraît manifeste.
Toutefois il y a bien une spécificité du soufisme. La première spécificité,
propre à toute mystique, et que je ne fais que noter, tient à un privilège
de l’immanence. C’est moins la dénégation de la mort dans l’au-delà
qui est en cause qu’une jouissance affrontée et obtenue dans le présent
de la vie, quoique sans doute non mesurée par le repère de la jouissance
phallique. On retrouve la place assignée par Lacan à la jouissance des
mystiques dans le registre de la sublimation.
La seconde, proprement musulmane, m’arrêtera un peu plus. Puisque
Lacan assigne au troisième terme le statut du réel – il parle pour le
christianisme du Réel de la mort –, comment cerner l’originalité de
ce réel auquel le soufi s’affronte et qui est la visée de l’amour ? Or ce
qui m’a frappé, c’est le caractère tragique de la situation du mystique
musulman parce qu’effectivement on peut se demander, à propos de
l’amour qui l’anime, quelle est sa situation par rapport à la délectation
de la béatitude ?
Dans la mesure où dans la mystique chrétienne l’union amoureuse avec
Dieu peut être pensée, elle doit atteindre à son terme un bonheur, je
dirais, sans limites. Il y a un passage de Saint Augustin qui me revient à
l’esprit (De Trinitate XIII, VIII, 11), quand il discute du bonheur selon
les philosophes grecs. Les philosophes grecs parlent beaucoup de bonheur,
L’amour de l’Un
dit-il ; ce n’est rien du tout leur bonheur, c’est une quiétude, ce n’est pas
du tout le vrai bonheur. Le bonheur vrai, ferme et stable, que tous nous
désirons, il n’y a que la béatitude dans l’immortalité qui y corresponde.
Notons d’abord que la conception de la béatitude introduit une différence
significative entre l’islam commun et le soufisme. Sans doute Arberry
nous dit-il que le terme de l’expérience soufie, c’est la béatitude : en cela
le soufi ne se distingue pas des autres croyants qui ont mérité le salut ;
mais la manière dont le Coran la décrit – on peut parler d’un véritable
accomplissement sexuel du sujet, dans une jouissance certes phallique mais
qui curieusement ne connaîtrait pas de limites – est en discordance avec
l’expérience soufie qui prône l’ascétisme et le détachement des passions.
Ghazâli, le plus orthodoxe des soufis, n’hésite pas à réserver à « celui qui
a seulement en vue le Maître de la Maison, le Possesseur du Royaume,
et n’a jamais été subjugué que par Son amour, en toute pureté, en toute
vérité » un lieu où il est attentif à la divine Présence et n’a d’yeux que
pour Elle, méprisant ainsi les délices du Paradis qui récompensent ceux
qui ont été justes mais n’avaient en vue que des satisfactions matérielles.
Et on connaît l’histoire attribuée à Râbi’â qui courait un jour, du feu
dans une main, de l’eau dans l’autre. À ceux qui lui demandaient où elle
allait, elle répondit : « Je vais pour incendier le paradis et noyer l’enfer,
de sorte que ces deux voiles disparaissent complètement devant les yeux
des pèlerins et que le but leur soit connu ; et que les serviteurs de Dieu
puissent Le voir, Lui, sans aucun objet d’espoir ni motif de crainte. »
(cité par Gardet in M.M. p. 167). L’amour désintéressé du soufi n’appelle
aucune récompense et il se suffit à lui-même. De la Présence divine, le
soufi, et lui seul, a un avant-goût qu’il obtient pendant son existence
terrestre, en accédant par l’extase à la dimension de l’éternité divine.
C’est donc la relation directe à Dieu, avec son extrême difficulté – vie ou
mort, symbolique ou réel – qui est en cause.
Mais justement, ce qui est en cause aussi à ce point, c’est la place de
la délectation. On peut se référer à Gardet quand il oppose mystique
chrétienne et soufisme sur la question du rôle respectif du plaisir et
de la douleur. Il est significatif que Hallâj aille jusqu’à dire que Dieu
interrompt la jouissance des élus dans le paradis. Il les ravit par son
irradiation pour que ce plaisir ne dure pas et que l’ennui ne les prenne
pas. Et le plaisir n’est pas censé l’emporter sur la douleur de l’épreuve
amoureuse. Il n’y a pas cette espèce de solution imaginaire proposée par
le christianisme, je dirais, qui finalement au terme du processus, donne
pleinement son sens à la douleur, en accordant à l’âme la délectation
ultime. Kalâbâdhî cite un texte remarquablement explicite de Hallâj
(« un soufi éminent ») :
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Colloque de Fès – 2006
« Quand il s’agit de l’être divin, il n’y a pas de délectation, parce que
les conditions de la réalité sont d’être stupéfait, totalement absorbé, et
désorienté par elle. L’amour du serviteur pour Dieu, c’est la conscience
de sa Grandeur. Et l’Amour de Dieu pour le serviteur, c’est de l’éprouver
par lui-même, le rendant ainsi impropre à tout ce qui n’est pas Lui. » Et
Massignon cite un autre texte de Hallâj : « … la souffrance, c’est Luimême, tandis que le bonheur vient de Lui. »
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Je crois qu’est effectivement pointé là quelque chose de grandiose, ce
moment très aigu d’un amour irréductible qui transcende les données
sensibles, et va même jusqu’à privilégier la douleur sans que jamais
celle-ci soit visée pour elle même. Ainsi Hallâj a-t-il pu affronter la
mort et la torture en amoureux. Il n’y a là, d’ailleurs, à mon sens, aucune
position de type masochiste mais plutôt quelque chose qui évoque
l’affirmation dionysiaque nietzschéenne. En tout cas c’est plus le réel
qui est visé là que l’imaginaire de l’amour, un réel qui distribue joies
et peines de façon aléatoire, même si le mystique ne peut le penser que
comme arbitraire divin.
Cette seconde nomination, propre au soufisme, implique quelque
chose d’irrésolu dans la première mise en place. A partir du moment
où la position du sujet est en quelque sorte prescrite par une Loi
divine qui s’étend à tous les actes de la vie, il était inévitable que la
question du désir soit en quelque sorte reposée. Le soufisme est ainsi,
malgré sa différence, plutôt dans une situation de complémentarité
que d’opposition au texte coranique. Celui-ci nous montre Dieu créant
l’homme et lui assignant une place dans le monde. La transcendance
divine, avec son corrélat politique, la souveraineté, n’appelle chez le
sujet aucune mise en question sur le dispositif ainsi établi. Mais nous
savons qu’une détermination signifiante a immanquablement pour
effet la mise en place d’un désir où se joue la question de l’ek-sistence
du sujet lui-même. La question du soufi qui prend en charge ce désir
concerne le statut du sujet face à l’Autre et la relation de ce sujet avec
l’Autre. L’expérience mystique décrit ainsi un itinéraire aboutissant à
une connaissance spécifique de Dieu distincte de la reconnaissance de
son rôle créateur, de sa souveraineté et de sa transcendance qu’implique
le Texte sacré. Cette expérience est, nous l’avons vu, recherche par le
sujet d’une identité qui ne peut que lui échapper, vu la place où il se
trouve, face à l’idéal, sans qu’interviennent les médiations, notamment
imaginaires, qui pourraient tempérer son aventure.
Sans doute cette recherche s’exprime-t-elle en une théorisation très
élaborée, même si les soufis nient le rôle de la connaissance discursive
dans la recherche de Dieu. On l’a vu à propos de Bistâmî : Comment
L’amour de l’Un
éviter l’« associationnisme » ? Quelle consistance le sujet peut-il
présenter face à Dieu ? Comment, pour remédier à ce qui serait un
anéantissement pur et simple du sujet, éviter une identification à
Dieu de type panthéiste dont l’hindouisme offrait le modèle ? Mais la
théorisation de l’union amoureuse par Hallâj que je n’ai fait qu’évoquer
est plus complexe encore et comment ne pas évoquer encore dans ce
sens les apories de Niffarî ou le système d’Ibn Arabî ?
Reste la question de la jouissance ; j’ai déjà évoqué le fait que le
Dieu de l’islam semble à l’écart de toute relation de parenté et de
toute connotation sexuelle. Relativement à cet Un, on peut dire que
les mystiques musulmans ont « tenté par leur voie ce rapport de la
jouissance à l’Un », pour reprendre une expression que Lacan appliquait
aux mystiques en général (D’un Autre à l’autre, 22 janvier 1969). Et ce
que nous avons évoqué de l’expérience de Bistâmî et de Hallâj montre
assez combien ils ont dû affronter cette béance de la Chose. La garantie
du Père était-elle décidément absente – pour reprendre une expression
de Lacan ? On peut hésiter à répondre oui car à bien des égards le Dieu
musulman est un pilier et un repère et tout dépend de la Grâce qu’il
dispense. Mais en sens inverse on peut évoquer ses « ruses » et une
volonté parfois affirmée de se proclamer insituable – je pense au Livre
des Stations de Niffarî. Ce qu’affronte le mystique est plutôt de l’ordre
du réel, des « trous », sans le recouvrement imaginaire des délices de la
béatitude dont le christianisme n’a pu se passer. Telle est la grandeur de
l’islam d’avoir su le premier repérer le registre du réel à l’intérieur de la
relation qu’il entretenait avec son Dieu.
Bibliographie
Textes originaux fondamentaux traduits en français
Rabi’a, Les chants de la recluse, trad. Mohammed Oudaimah, Arfuyen.
Les Dits de Bistâmi, trad. Abdelwahab Meddeb, Fayard.
Junayd, Enseignement spirituel, trad. Roger Ladrière, Sindbad.
Stéphane Ruspoli, Le Message de Hallâj l’expatrié. Recueil du Dîwân.
Hymnes et prières. Sentences prophétiques et philosophiques.
Niffari, Le Livre des Stations, trad. Maati Kâbbal, suivi d’un texte
d’Adonis. On consultera avec plus de profit encore The Mawaqif and
Mukhatabat, de Muhammad Ibn Abdi L-Jabbar Al-Niffari, édité
et traduit par Arthur John Arberry.
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Colloque de Fès – 2006
Ansari, Cris du cœur, trad. Serge de Laugier de Beaurecueil, Sindbad.
Rûzbehân, Le Jasmin des fidèles d’amour, trad. Henry Corbin, Verdier.
L’Ennuagement du cœur, trad. Paul Ballanfat, Le Seuil, coll. Points Sagesse.
Le dévoilement des secrets, trad. Paul Ballanfat, Le Seuil.
Ibn Arabî, Le livre des chatons des sagesses, trad. Charles-André Gilis,
éd. Al-Bouraq.
Stéphane Ruspoli, Le Livre des théophanies d’Ibn Arabî, trad. et comm.
Umar b. al-Farid (Ibn al Fâridh), Poèmes mystiques, trad. Jean-Yves L’Hôpital,
éd. Institut Français d’Études Arabes de Damas.
Djalâl-od-Dîn Rûmi, Odes mystiques, trad. Eva de Vitray-Meyerovitch et
Mohammad Mokri, éd. Klincksieck.
Soleil du réel – Poèmes d’amour mystique, trad. Christian Jambet,
Imprimerie Nationale.
Rubâi’yât, trad. Éva de Vitray-Meyerovitch et Djamchid Mortazavi.
Shabestarî, La Roseraie du Mystère suivi du Commentaire de Lahîjî,
trad. Djamchid Mortazavi et Eva de Vitray-Meyerovitch, Sindbad.
Ouvrages sur le soufisme
Kalâbâdhî, Traité de soufisme, trad. Roger Deladrière,éd. Sindbad.
A.J.Arberry, Le Soufisme. La mystique de l’Islam, éd. du Mail.
G.C. Anawati et Louis Gardet, Mystique musulmane, Vrin.
Louis Massignon, La Passion de Hallâj, martyr mystique de l’Islam,
Gallimard. Particulièrement le tome III « La doctrine de Hallâj »,
qui contient en outre la traduction des Tawâsîn et des Riwâyât.
Henry Corbin, En Islam iranien III « Les fidèles d’amour – shî’isme
et soufisme », Gallimard, coll. Tel.
Émile Dermenghem, Mahomet et la tradition islamique,
coll. Maîtres spirituels, Le Seuil.
Eva de Vitray-Meyerovitch, Anthologie du soufisme, Albin Michel.
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