L’amour de l’Un
qui ont un peu lu les grands mystiques de l’islam, mettons de Bistâmî à
Shabestari, savent que la mystique musulmane est sans égale en ce qui
concerne le nombre des grandes individualités créatrices, la richesse et la
variété des textes, le lien intime avec la création poétique.
Il y a d’ailleurs aussi un écart historique incontestable entre le monde
culturel où est né le Coran, riche et créatif – comme le montre la poésie
antéislamique –, mais relativement latéral par rapport aux grands foyers
culturels qui avaient jusque-là dominé l’Orient et le monde, et d’autre
part le monde de l’islam ultérieur : la conquête arabe s’étendant à des
pays de très vieille civilisation, Iraq, Syrie, Égypte, Perse, a eu pour eet
un élargissement considérable des thèmes et des modes culturels, qui peut
faire poser la question d’une rupture à l’intérieur de la culture islamique.
Force est en tout cas de remarquer l’originalité incontestable du sousme
par rapport au texte coranique, même si elle est inlassablement déniée
par les textes sous et par leurs références aux « versets mystiques »
du Coran, et si les sous étaient pour la plupart des sunnites tout à fait
orthodoxes. Disons d’emblée que, comme pour le christianisme, c’est
l’Amour divin qui semble prendre dans le sousme la place primordiale,
l’expérience amoureuse de Dieu, plutôt que la référence au Texte sacré.
Pour justier ces remarques bien générales, je me référerai à Arberrry,
éminent spécialiste de la mystique musulmane, auteur notamment d’une
édition critique et d’une traduction anglaise de l’œuvre d’un sou peu
connu, mais remarquable, Niarî, mais aussi d’un très bon petit livre de
vulgarisation, intitulé Le Sousme, qui dénit d’emblée le sousme comme
le « mysticisme de l’Islam ». Cette mystique musulmane, Anawati, pour
la caractériser, parle dans Mystique musulmane (p. 13) d’une « union
intime et expérimentale » – le mot est important – avec Dieu. Et dans
le même livre, Gardet remarque que seul l’amour peut conduire aux
profondeurs inatteignables de Dieu et que c’est l’expérience intérieure du
sou qui semble constituer le critère suprême et non la référence au texte
coranique. En se référant aux versets dits « mystiques » du Coran, le sou
peut considérer qu’il ne fait que reprendre les expressions et la pensée du
Prophète ; mais ces versets sont peu nombreux, ils sont surinterprétés
et la continuité proclamée peut sembler illusoire. Beaucoup de passages
du Coran suscitent sans doute le sentiment de l’unité du monde et de
la grandeur de Dieu mais les versets consacrés à l’amour divin, quoique
indéniables, sont rares et ne se réfèrent pas à une expérience directe.
Citons dans la traduction de Blachère les versets III, 29 :
« Dis : “Si vous vous trouvez aimer Allah, suivez-moi ! Allah vous [en] aimera
et vous pardonnera vos péchés. Allah est absoluteur et miséricordieux.” »