Sandrine Soriano – Secrétaire d’édition
UMR 7186 – Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative
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CIRCUITS FAIBLES
Aux frontières de la communication
Coordination : Emmanuel Grimaud (CNRS LESC) et Stéphane Rennesson (CNRS IIAC-LAU)
Appel à contribution
Argumentaire
Les théories de la communication sont restées longtemps prisonnières d’un
schéma simpliste attribué à Claude Shannon réduisant la communication à une
transmission de messages entre un émetteur et un récepteur. Cette théorie de
l’information (plus connue sous l’appellation de « modèle télégraphique ») a émergé
à un moment où se posait avec acuité, chez les ingénieurs des réseaux de
communication, le problème de la fiabilité de la transmission et de l’acquisition de
signaux électroniques. Bien que Shannon (1948) ou encore Wiener (1948) aient
toujours clamé que ce schéma n’avait vocation à s’appliquer qu’à la seule circulation
d’informations dans des dispositifs techniques, on constate que bon nombre de
leurs successeurs ont transposé aux communications interhumaines au sens large
l’idée que le seul critère pour évaluer la qualité d’une communication est celle de la
conservation (ou de la « non-déperdition ») de l’information d’un bout à l’autre du
circuit d’échange. On ne peut ignorer que des anthropologues se sont attaqués à ce
problème par le passé. Les travaux de Gregory Bateson sur la communication par
exemple puisent largement dans la cybernétique pour décrire des « boucles »
communicationnelles jamais complètement réductibles à un schéma émetteur-
message-récepteur. Mais les intuitions les plus fortes de Bateson puisent moins, à
notre sens, dans la communication interhumaine que dans la communication
animale. C’est chez les loutres et les chimpanzés qu’il trouve les moyens de penser
la notion de « méta-communication » ([1973] 1977). Et ce sont les dauphins qu’il
mobilise notamment pour repenser la philosophie du signe héritée de Charles
Sanders Peirce, en termes d’opposition entre « communication analogique » et
« communication digitale » ([1973] 1981). Si on peut être redevable à Bateson
d’avoir été l’un des premiers anthropologues à oser la confrontation entre des
espèces radicalement différentes, du point de vue de leurs modalités de
communication, force est de reconnaître que les « sciences de la communication »
se sont davantage inspirées de ce que disait Bateson sur la psychiatrie et la théorie
du « double bind » (double contrainte) que sur les animaux. Et même lorsqu’elles se
sont emparées de ce que Bateson appelait la « communication analogique », c’est-à-
dire l’ensemble des moyens non verbaux de s’envoyer des signaux, ce fut pour
« sémiotiser » à outrance le champ du non-verbal1, là où Bateson insistait au
contraire sur son ambiguïté fondamentale, le lien faible entre le signal et sa
signification et la difficulté que nous avons à interpréter, par exemple, dans
l’interaction quotidienne, les micromouvements involontaires du visage.
Ce dossier a pour but d’aborder la notion de communication à partir de cas
empiriques qui constituent des objets frontières ou des « cas limites » du point de
vue de la communication interhumaine : communication chez les oiseaux, cris
d’animaux, communication avec des fantômes, communication avec des robots,
transcommunication (magnétisme et spiritisme), etc. Il s’agit donc de réévaluer les
modèles classiques de l’échange d’information, en s’intéressant à au moins trois
domaines dont on peut déplorer qu’ils n’aient jamais été vraiment confrontés ou
comparés : la communication animale (ou les communications entre les hommes et
1 Voir sur le sujet les dérives récentes de Paul Ekman, inventeur d’une méthode à décoder les expressions humaines
appelée « le code Ekman » ou encore la synergologie pour qui les mouvements involontaires du visage humain sont
des signes codifiés que l’on peut interpréter de manière fiable et certaine. Pour une critique de la synergologie, voir
Lardellier, 2008.
les animaux), la communication avec des présences invisibles (bruitologie du
spiritisme de Kardec, sémantique de la présence des fantômes, etc.) et la
communication au sens des technologies de l’information et de la communication
(TIC, radio, télé-robotique, etc.). On s’intéressera à ces efforts produits pour établir
ce que l’on propose d’appeler ici des circuits faibles, c’est-à-dire des systèmes ou des
dispositifs de communication dont les connexions sont incertaines ou qui
demandent un gros travail pour en éprouver la fiabilité. On se demandera ici dans
quelle mesure cette notion permet de reconsidérer la façon dont sont envisagés
ordinairement les réseaux entre humains, mais aussi les relations qu’ils établissent
avec la matière, avec les animaux, les végétaux ou encore les êtres invisibles. On
favorisera des approches s’appuyant sur des descriptions ethnographiques de cas ou
de situations :
1/ où il existe une incertitude sur la nature de ce qui s’échange et comment ;
2/ où la notion même de signal (ou l’articulation signal/bruit) n’est pas suffisante
pour rendre compte de ce qui s’échange ;
3/ qui impliquent un décentrement sensoriel ou la confrontation avec d’autres
créatures dotées d’une autre sensibilité que la nôtre (communications avec des
animaux, avec des plantes, etc.) ;
4/ qui impliquent des équipements ou des appareils visant à établir une
communication avec un être ou une entité dont les modalités de présence ne vont
pas de soi (esprits, fantômes, robots, etc.).
Quelques pistes de réflexion
On suggère ici quelques pistes de réflexion et références pour orienter les
contributeurs :
Gustav Fechner, l’inventeur de la psychophysique, offre sans doute, avec
Nanna oder über das Seelenleben der Pflanzen [Nanna ou l’âme des plantes] (1848, jamais
traduit en français) un des exemples les plus radicaux de ce qu’on pourrait appeler
un « décentrement communicationnel ». Fechner se demande dans quelle mesure
les plantes ont une âme et, si elles en ont une, quelle est sa nature. S’appuyant sur
les travaux des botanistes de son époque sur les nerfs des plantes, Fechner en vient
à la conclusion que si on peut attribuer une âme aux plantes, il faut convenir qu’elle
est d’une nature radicalement différente de la nôtre parce qu’elle possède une
sensibilité qui nous est étrangère, même au plus expérimenté des jardiniers.
Sensibilité tactile à la terre, sensibilité à la lumière, sensibilité à l’air, sensibilité aux
fréquences sonores, etc. Les plantes développent avec leur environnement des
relations qui nous sont imperceptibles, et que les jardiniers vont accompagner, par
essais et erreurs, sans pour autant en comprendre entièrement la nature. Cette
difficulté perceptive n’est pas conçue chez Fechner comme un obstacle à la
communication entre le jardinier et ses plantes, mais au contraire comme un
« sensibilisant » l’obligeant à se mettre à un niveau de sensibilité végétal en fonction
duquel le jardinier développe tout un savoir-faire, ses propres techniques, etc. On
n’a sans doute pas assez insisté, dans l’histoire des techniques, sur le fait que les
techniques agraires impliquent des formes de communication alternative à la
communication interhumaine ou au langage. On peut regretter l’absence de travaux
portant sur la relation aux plantes dans le champ des « sciences de la
communication ». Si l’anthropologie semble s’être bien plus intéressé à l’usage des
plantes mais aussi à leur symbolique, on peut se demander dans quelle mesure des
communications singulières s’établissent avec des végétaux et de quelle nature,
outre leurs usages alimentaires et thérapeutiques largement étudiés par ailleurs par
l’ethnobotanique.
De la même façon, on pourrait s’interroger sur la profusion d’appareils, de
techniques et d’inventions conçues pour communiquer avec des êtres invisibles. Ils
ont aussi peu retenu l’attention des sciences de la communication que les végétaux
dont nous avons parlés et les animaux (dont nous parlerons plus loin). Le livre des
esprits (1857) tout comme Le livre des médiums (1861) d’Allan Kardec, bien connus de
ceux qui ont travaillé sur le spiritisme, constituent des codifications
particulièrement élaborées et spectaculaires de la manière dont des présences
invisibles peuvent se manifester et comment en comprendre les signes, dans le
contexte du spiritisme du XIXe siècle. C’est toute une « bruitologie » qui s’invente
ici, mais qui n’est jamais mentionnée dans l’histoire de la communication. Pourtant,
elle illustre bien comment s’établissent, dans la relation spirite, des circuits faibles,
dont on n’est jamais vraiment sûr des connexions ou des modalités d’expression.
Kardec lui-même rend compte des nombreuses disputes et controverses dont les
dispositifs médiumniques font l’objet. Ces controverses sur la fiabilité des circuits
et la nature de ce qui s’échange ou se manifeste donnent une tout autre image de
l’histoire de la communication que celle que les manuels des « sciences de la
communication » se plaisent à cultiver volontiers, déployant les grandes étapes
d’une évolution annoncée qui conduirait des premiers émois de la gestuelle des
singes jusqu’à la radio et l’internet en passant par la naissance du langage articulé.
Pourtant l’invention de dispositifs communicationnels inédits dans le champ de
l’histoire des techniques est souvent du à la volonté d’établir une relation avec des
êtres invisibles (absents, à distance, ou même morts). Edison, par exemple, mûrit le
projet à la fin de sa vie, de concevoir un appareil pour entrer en contact avec les
morts. On pourrait citer des tas d’autres exemples du fait que la
« transcommunication » (définie d’ordinaire comme une communication avec
l’invisible) est motrice dans l’histoire des techniques, dans la mesure où il s’agit
d’identifier ou de créer du flux là où nos sens ordinaires ne le permettent pas. Une
autre manière d’expliquer le rejet ou l’ignorance des techniques
transcommunicationnelles par l’histoire conventionnelle de la communication est
peut-être aussi que n’ont été considérées comme dignes d’entrer dans cette histoire
que les techniques fiables et équipées, reléguant dans « l’occulte » ou l’ésotérique
tout ce qui pouvait relever de l’exploratoire.
Il serait facile de démontrer que les techniques de télécommunication dont
nous parlent les sciences de la communication conventionnelle sont au fond des
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