L’espèce humaine, norme fondamentale du droit de la bioéthique Philippe Descamps Position de thèse La notion d’espèce humaine est entrée dans le droit français à l’occasion de la loi du 29 juillet 1994 relative au respect du corps humain, dite première loi de bioéthique. Le législateur a alors souhaité insérer dans le Code civil l’article 16-4 précisant que « Nul ne peut porter atteinte à l’intégrité de l’espèce humaine » afin d’interdire et de prévenir toute forme de modification des lignées germinales humaines. Au-delà des éventuelles justifications que peut trouver l’insertion de la protection de l’espèce humaine, il convient de pointer le caractère inédit des mesures juridiques qui l’ont accompagnée. Avec elles, en effet, le Code civil a intégré une série d’interdictions strictes tendant à limiter la liberté de l’individu au nom de la préservation de l’intégrité de l’espèce humaine et il a, par le fait, rompu avec une longue tradition remontant à sa création en 1804 et qui faisait de lui le temple de la protection de l’individu et de ses libertés. Après la loi du 6 août 2004 portant révision des lois de bioéthique, l’espèce humaine est devenue une des valeurs les mieux protégées du droit pénal français. Cette loi a en effet institué une nouvelle incrimination, les « crimes contre l’espèce humaine » afin de sanctionner toute tentative de clonage reproductif humain ainsi que toute pratique eugénique. La disposition, qui prend place dans le Code pénal aux articles 214-1 et suivants, est remarquable à bien des égards. Les sanctions prévues pour ces crimes sont tout d’abord exceptionnellement sévères puisqu’elles sont comparables à celles prévues en cas de meurtre avec préméditation. En outre, la nouvelle incrimination est affectée du plus long délai de prescription de l’action publique que connaisse le droit français si l’on excepte les « crimes contre l’humanité » qui font par ailleurs l’objet d’une définition internationale. Enfin, le régime de ces crimes est parfaitement dérogatoire à de multiples dispositions de procédure pénales, ce qui les rend à proprement parler extraordinaires. De manière générale, l’introduction de l’espèce humaine dans le droit a peu à peu modifié la définition de la personne juridique en tant que sujet de droit. En effet dès lors que l’individu détenteur et sujet du droit est compris comme élément d’un 1/7 ensemble au nom duquel il est possible de limiter, voire d’entraver sa liberté, la personne juridique ne peut plus être pleinement considérée comme la source, la raison et la destination du droit. Tout se passe comme si, au contraire, en intégrant l’espèce humaine comme valeur fondamentale, le droit avait relégué la personne dans un second rôle. Un tel bouleversement mérite assurément que l’on s’y attarde. Et il s’agit avant tout de comprendre comment l’espèce humaine s’est ainsi installée au cœur du droit français d’une manière toujours exceptionnelle et comment les lois de bioéthique de 1994 et 2004 l’ont peu à peu érigée en valeur fondamentale du droit, suivant en cela un mouvement repérable aussi dans le droit communautaire et international. Le fait est suffisamment rare – et même parfaitement inédit – pour être remarqué : l’espèce humaine, entité totalement inconnue du droit français avant 1994, y est entrée pour occuper une place de choix parmi les valeurs juridiques les mieux protégées. Elle s’est imposée – pour ainsi dire naturellement – au législateur ainsi qu’à la doctrine tout comme si elle avait toujours été là, se tenant tacitement dans l’évidence de sa référence. Ce simple fait aurait pu susciter une abondante littérature juridique et constituer le point de départ de nombreuses thèses de droit. Or, force est de constater – et, dans le même temps, de manifester un certain étonnement – que tel n’a pas été le cas : l’espèce humaine est entrée dans le droit sans coup férir et sans que l’immense majorité des juristes s’en inquiétât. Et pourtant, les multiples interrogations que soulèvent l’expression elle-même d’espèce humaine, la solennité des dispositions juridiques qui s’y réfèrent et les bouleversements que l’introduction d’une telle notion entraîne dans la conception de la personne juridique appelaient un long travail d’éclaircissement et de mise au jour des enjeux d’une telle référence. Dans un premier temps, nous devons nous interroger sur la pertinence du recours à une notion qui, en apparence du moins, renvoie à une tout autre discipline que le droit, savoir la biologie et plus particulièrement la classification du vivant. Il convient ainsi de se demander comment le droit peut se saisir d’une notion qui semble avoir été littéralement importée de la biologie. Certes ce n’est pas la première fois que le droit, dans sa lettre, renvoie à une notion extra-juridique, cela est même monnaie courante. Cependant la notion d’espèce humaine présente à cet égard un certain nombre de particularités que l’on ne peut considérer comme négligeables. A 2/7 proprement parler, le droit ne l’évoque pas, il ne se contente pas d’y renvoyer en laissant à la biologie le soin d’en donner une claire définition. Il la prend au contraire en charge et la revendique comme notion juridique fondamentale et en garantit la protection. Aussi, depuis son introduction, l’espèce humaine est-elle ce au nom de quoi le droit s’élabore, et ce pour quoi il est fait. Elle n’est pas en effet simplement un objet du droit qui ne peut la considérer uniquement comme une chose, elle se présente plus volontiers comme une entité comparable à la personne juridique. Autrement dit, l’espèce humaine est peu à peu devenue une nouvelle figure du sujet de droit, concurrençant dans sa primauté la personne. On pourrait s’en tenir là et se contenter de pointer le fait que l’introduction de l’espèce humaine a modifié en profondeur le droit dans sa fonction, sa destination et sa raison d’être. Une fois repérée une telle mutation, il faudrait alors en énumérer les conséquences et en déterminer la portée. Toutefois, dans la lettre même du droit, la référence à l’espèce humaine renvoie explicitement à une notion biologique. Nous sommes donc invité, par le droit lui-même et les dispositions qui se réfèrent à l’espèce, à interroger le concept biologique d’espèce. Or, précisément, du point de vue de la biologie elle-même, l’espèce est un concept pour le moins problématique : ne connaissant pas de définition univoque et fixe, il est avant tout un enjeu théorique suscitant de nombreuses polémiques épistémologiques. En aucun cas, il ne se présente comme un objet clairement circonscrit et parfaitement identifié. Quant à « l’espèce humaine », il ne s’agit, biologiquement, que d’une expression approximative et non rigoureuse qui désigne, en termes plus stricts, le taxon Homo sapiens. Un tel constat complique redoutablement la problématique de l’introduction de la notion d’espèce humaine au sein du droit. Face à l’impossibilité de cerner de manière satisfaisante cet objet, tant du point de vue juridique (puisqu’elle n’est ni une personne ni une chose) que biologique (puisque, à proprement parler, elle n’existe pas pour le biologiste), nous nous retrouvons nécessairement face à ce qu’il faut bien appeler un problème, parmi les plus aigus qui soient. Que faire en effet d’une entité non définie et ne se laissant pas appréhender par aucune discipline, mais que le droit protège néanmoins fermement ? La question se fait d’autant plus pressante que les sanctions prévues par le droit pour les infractions à l’endroit de l’espèce humaine sont 3/7 particulièrement sévères et que des individus peuvent ainsi être en son nom privés de leur liberté et déchus de leurs droits civiques. Il reste à savoir si l’impossibilité de définir strictement la notion d’espèce humaine est d’ordre théorique ou si elle résulte d’une erreur d’appréhension. Si l’on ne peut aborder et comprendre la notion d’espèce humaine ni avec les outils traditionnels de la science juridique ni avec ceux de la biologie, c’est qu’elle appartient à une autre discipline. Et nous sommes tenus d’aller chercher ailleurs une telle définition dès lors que cette référence est inscrite dans la lettre du droit elle-même. Ne pas s’acquitter d’une telle recherche serait en effet admettre sans sourciller que certaines dispositions juridiques relèvent intégralement de l’arbitraire politique ; ce qui, dans un état de droit démocratique et républicain, ne saurait être toléré. Par ailleurs, le droit pénal lequel est d’interprétation stricte, il faut bien trouver une signification précise à cette notion qui y figure désormais en bonne place. Or l’espèce humaine est bien un objet, mais elle n’est ni celui du droit ni celui de la biologie. Elle est l’objet d’un souci éthique et il s’agit, en ce sens, d’une notion morale avant tout. La notion d’espèce humaine n’acquiert en effet d’objectivité qu’en tant qu’elle est visée par l’inquiétude éthique qui accompagne le développement des biotechnologies et particulièrement l’extension du pouvoir de la technique sur la reproduction humaine. Et ce souci éthique s’est exprimé, depuis quelques décennies, avec une réelle insistance et sous de multiples formes. Nous avons donc pris le parti de la considérer comme une Idée pratique et de tenter de saisir ce qui se jouait pour la théorie morale, pour l’agent moral et pour le droit dans « l’éthique de l’espèce humaine ». Finalement nous avons dû nous demander qui était l’homme de l’éthique de l’espèce humaine et à quelle figure de l’individu une telle éthique renvoyait. Il faut d’emblée souligner le fait qu’une éthique de l’espèce humaine, en accordant à celle-ci une certaine primauté, ne peut qu’esquisser une image particulière de l’individu, savoir celle d’une entité biologique appartenant à l’ensemble que constitue l’espèce. L’analyse précise des principes fondamentaux de cette éthique de l’espèce humaine permet non seulement d’esquisser la teneur de cet individu-élément-del’espèce mais aussi de rendre compte du fait qu’elle s’exprime principalement dans et par le droit. 4/7 En ce qu’elle considère l’individu comme élément d’un ensemble, l’éthique de l’espèce humaine s’affirme comme non individualiste, voire anti-individualiste. Elle se doit en conséquence, quelle qu’en soit la forme et la tradition dans laquelle elle entend s’inscrire, de penser l’individu comme entité dépendante, voire déterminée par des principes qui le dépassent et le transcendent. En ce sens, l’éthique de l’espèce humaine ne peut que renoncer à l’individu compris comme autonomie. Par ailleurs, parce que, par définition, elle le rattache à une appartenance qui doit s’entendre comme biologique, elle ne peut que le renvoyer et le river à sa nature. On ne s’étonnera donc pas de la résurgence contemporaine du thème de la nature humaine dans le discours éthique. Afin d’en saisir plus précisément la teneur et la portée, il convient par ailleurs de s’interroger sur ce qui suscite et motive l’affirmation de ce paradigme éthique de l’espèce humaine. Il faut l’admettre, l’analyse est largement facilitée par l’unanimité qui se dégage dans l’éthique contemporaine sur cette question. Le paradigme de l’espèce humaine (ou encore, la prise en compte éthique de la perspective de l’espèce humaine) est annoncé comme un point de vue rendu nécessaire par le développement des biotechnologies et plus généralement par l’emprise de la technique sur le vivant. Aussi ledit paradigme a-t-il avant tout pour fonction de contrer ou d’endiguer la puissance technicienne en s’attachant à préserver les caractéristiques fondamentales et essentielles de la nature humaine. Dès lors, l’éthique de l’espèce humaine est-elle, dans son origine même, une réponse, si ce n’est une réaction, à ce que la technique permet et offre comme possibilités d’interventions sur le vivant. Cette caractéristique explique en grande partie la forme si particulière des normes qu’elle produit. Il ne s’agit pas d’une éthique élaborée à partir de l’analyse du sujet moral qui tâcherait de déterminer et formuler son devoir-être mais au contraire d’un discours qui, une fois posée une nature humaine, au contenu parfois très déterminé, entend indiquer les limites de l’agir humain en vue de conserver les principales qualités ontiques de l’être humain. En un mot, l’éthique de l’espèce humaine opère délibérément (même si ce geste s’accompagne parfois, comme chez Habermas, d’un certain regret) une réduction du devoir-être à l’être. Plus exactement, elle détermine le devoir-être à partir des caractéristiques de l’être naturel telles qu’elles sont mises au jour, en creux, par la maîtrise technique du vivant. 5/7 Par conséquent, l’éthique de l’espèce humaine renoue avec une perspective essentialiste et naturaliste sur l’homme, ce qui apparaît avec une certaine force dans l’attachement à certaines notions telles celles de « dignité de la personne humaine », de « respect de la vérité biologique », celui « des règles naturelles de la reproduction » et finalement de « protection de l’intégrité de l’espèce humaine » ; autant d’expressions qui ne se laissent pas facilement cerner. Le paradigme éthique de l’espèce humaine est donc nécessairement naturaliste et essentialiste et nulle autre interprétation du sens à accorder à la volonté de protéger l’intégrité de l’espèce humaine n’est possible. L’analyse conceptuelle de ce paradigme contient déjà analytiquement sa critique puisqu’il n’y résiste pas. Cependant s’en tenir à cette seul critique nous a semblé insuffisant. C’eût été, d’une certaine manière, oublier que ledit paradigme, parce qu’il s’exprime dans le droit et en commande certaines dispositions, risquait fort d’avoir des effets tangibles sur l’existence même des individus. Il eût été alors inconséquent de ne pas pointer le fait que la perspective de l’espèce humaine conduisait, in fine, à rendre problématique l’existence de ceux qui n’auront pas été conçus selon les « règles naturelles de la reproduction ». C’est un fait – et nous pensons l’avoir mis en évidence –, plusieurs dispositions du droit actuel excluent de la sphère de l’humanité certaines existences au nom de la non-conformité de leur conception au modèle naturel que forge l’éthique de l’espèce humaine. Dès lors, le droit ne peut plus être compris comme ce qui rend possible la coexistence des libertés, mais au contraire comme ce qui organise la surveillance de la structure biologique de l’espèce humaine sans égard pour l’individu et ses libertés. En d’autres termes, le droit qu’annonce l’élévation de l’espèce humaine au rang de valeur fondamentale n’est pas un droit, il s’agit d’un contrôleur de pedigree. Aussi nous sommes-nous attachés à poser le principe d’une solution permettant d’échapper au paradigme de l’espèce humaine et à ses nécessaires effets pour l’individu et les libertés. Nous avons pour cela voulu mettre au jour ce qu’un tel droit, en adoptant la perspective de l’espèce, ne pouvait que masquer et effacer. Or, l’analyse des dispositions juridiques qui, directement ou indirectement, renvoient à l’espèce ainsi que celle des présupposés du paradigme éthique de l’espèce humaine, montrent que ce qui est ici oublié est le fait même de la naissance. Pensée comme 6/7 entièrement déterminée par la conception, celle-ci étant alors estimée à l’aune des critères de l’espèce, la naissance est pour ce droit un non-événement, une étape – insignifiante juridiquement – du développement de l’individu biologique. En un mot, l’éthique et le droit, en adoptant la perspective de l’espèce, ne se donnent plus les moyens ni de penser ni de prendre acte de la naissance, bien plus ils se l’interdisent. Aussi avons-nous essayé à l’inverse de la penser pour elle-même et en elle-même comme événement inaugural et irréductible que le droit devrait saisir et reconnaître comme tel. Seule une telle réflexion peut, nous semble-t-il, résoudre les apories du paradigme de l’espèce humaine et permettre d’éviter que l’inquiétude suscitée par le pouvoir biotechnologique que les sociétés modernes ont acquis n’entraîne l’établissement d’un droit pour lequel l’individu n’est rien d’autre qu’un ensemble de caractéristiques biologiques ou génétiques. 7/7