Avant-propos - Ministère de la Culture et de la Communication

Avant-propos
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ÉRIC LENGEREAU
En matière d’architecture, d’urbanisme et de paysages, depuis quatre
décennies, la production des connaissances issues de la recherche
scientifique s’est développée de façon considérable. En 1967, les
ouvrages d’érudition publiés dans ces domaines se comptaient sur
les doigts de la main. En 2007, ils sont des dizaines à se succéder en
librairie et témoigner par leur tirage que ces savoirs accumulés sont
à la fois nombreux et confidentiels. C’est une réalité qui s’impose.
Il convient de l’apprécier à sa juste mesure.
Mais il faut surtout l’analyser pour comprendre que la majorité de
ces connaissances élaborées, tout en appartenant aux sciences de
l’homme et de la société, ne parvient pas toujours – parfois même pas
du tout – à appréhender la question centrale qui est la question
spatiale. Dans certains cas, c’est parce que celle-ci ne se situe qu’en
périphérie de l’objet de la recherche. Dans d’autres cas, c’est parce
qu’elle est tout simplement maintenue en dehors des finalités de la
recherche. Ailleurs, c’est aussi parce qu’il s’est opéré au fil du temps,
dans un confusionnisme soigneusement entretenu, un glissement
des valeurs épistémologiques propre à laisser croire que la question
spatiale est par nature « arrangeante » et que toutes les autres peuvent
6Avant-propos 7
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine – n° 20/21 L’espace anthropologique
Là se trouve une des raisons qui ont conduit le Comité
d’orientation des Cahiers de la recherche architecturale
et urbaine à confier à Philippe Bonnin et Alessia de Biase
le soin d’élaborer un dossier consacré à l’anthropologie
de l’architecture et de la ville.
On le sait, les conceptions théoriques de l’espace se
croisent mais ne se ressemblent pas. Aujourd’hui comme
hier, les compétences intellectuelles de l’architecture, de
la ville et des paysages les tutoient avec plus ou moins de
bonheur. Les pratiques conceptuelles les manipulent avec
plus ou moins de dextérité. Les pratiques scientifiques les
utilisent avec plus ou moins d’efficacité. En définitive, elles
forment un corpus hétérogène de valeurs qui s’ignorent
au lieu de se compléter. Selon Aldo van Eyck, « l’heure est
venue de les réconcilier, de rassembler une signification
anthropologique fondamentale qui se trouve partagée
entre elles4». Selon Françoise Choay, il y a urgence à dire
« la fonction anthropogénétique de la spatialisation: cette
compétence symbolique des vivants humains, du zôon
politikon, qu’il s’agit à présent de se réapproprier avant
qu’il ne soit trop tard5». De l’avis de bien d’autres auteurs
encore, le processus de transformation de l’espace
construit ne relève en effet de rien d’autre que d’un projet
politique. L’organisation des pouvoirs détermine ainsi
l’organisation de l’espace. L’anthropologie politique telle
que proposée par Georges Balandier6ne peut donc pas
être ignorée par l’anthropologie de l’espace telle que
suggérée par Edward T. Hall7. C’est pourquoi, dans le
souci d’une cohérence qui se voudrait un tant soit peu
mobilisatrice, il importe de considérer avec Jean-Charles
Depaule qu’il y aurait quelque opportunité à promouvoir
le développement d’une anthropologie politique de
l’espace8. Les cultures architecturales, urbaines et paysa-
gères s’en trouveraient très certainement renforcées.
L’espace critique de cette communauté intellectuelle s’en
trouverait très probablement revivifié.
Alors que paraissent ces temps-ci de nombreux
ouvrages consacrés à cette « science naturelle de la
société humaine » déjà ancienne qu’est l’anthropologie,
le dossier de cette livraison des Cahiers s’inscrit dans
l’histoire récente des productions de l’anthropologie de
l’espace9. C’est une histoire singulière. C’est une histoire
prometteuse. C’est une histoire qui épouse les péripé-
ties françaises de la recherche architecturale, urbaine
et paysagère. Elle a été hier jalonnée par l’ouvrage de
Françoise Paul-Lévy et Marion Segaud, Anthropologie
de l’espace, publié en 198310. Elle est aujourd’hui enri-
chie par de multiples contributions dont celles-ci, sollici-
tées et réunies ici dans un « abécédaire anthropologique
de l’architecture et de la ville ».
On le verra dans les pages suivantes, l’anthropologie
de l’espace est une et plusieurs à la fois. Elle est une
parce qu’elle prend l’espace pour objet. Mais elle est
plusieurs parce qu’il existe de multiples postures scienti-
fiques qui peuvent prendre l’espace pour objet dans une
visée anthropologique. En atteste la richesse du paysage
des unités de recherche dans ce domaine des sciences
de l’homme et de la société. Un exemple est celui de
l’anthropologie historique qui, dans bien des domaines
de la sphère privée et de la vie quotidienne, tend à
étudier les natures complexes de cet espace domes-
tique relevant tout aussi bien de l’architecture, de la ville
et des paysages11. Nombre de contributions passées,
présentes et futures prouvent le bien-fondé de cette
8. Jean-Charles Depaule, « L’anthropologie
de l’espace », in La ville, Courrier du CNRS
n° 81, Paris, CNRS – Descartes & Cie, 1994,
p. 120.
9. En plus de l’ouvrage de Françoise Choay
(op. cit. note 5), il convient de mentionner
le dernier livre de Marc Augé, Le métier
d’anthropologue, Paris, Galilée, 2006.
On peut aussi utilement faire référence
à celui de Robert Deliège, Une histoire de
l’anthropologie, Paris, Seuil, 2006. On peut
enfin souligner la parution du no9 de la
revue annuelle du LAUA (école nationale
supérieure d’architecture de Nantes), Lieux
communs, intitulé « Art et anthropologie »,
novembre 2006.
10. Françoise Paul-Lévy et Marion Segaud,
Anthropologie de l’espace, Paris,
CCI-Centre Georges-Pompidou, 1983.
On retiendra avec intérêt la publication
prochaine de l’ouvrage de Marion Segaud,
L’anthropologie de l’espace : habiter,
fonder, distribuer, transformer, Paris,
Armand Colin, avril 2007.
11. Voir par exemple André Bruguière,
« L’anthropologie historique », in Jacques
Le Goff, La nouvelle histoire, Paris, Éditions
Complexes, 1988, p. 137 [Paris, Retz CEPL,
1978].
s’en accommoder, sans efforts et sans scrupules. Or chacun
sait qu’il n’en est rien. Car chacun sait que l’étude de l’es-
pace qui forme le cadre de vie de l’homme possède un
certain nombre d’exigences que les chercheurs de toutes
disciplines ne peuvent ignorer et d’ailleurs n’ignorent
plus. C’est ainsi que, de plus en plus, à mesure que
s’affinent les pratiques au sein des unités de recherche, à
mesure que se précise l’évaluation de ces productions de
recherche, les dynamiques scientifiques témoignent ici
et là de cette farouche volonté de transversalité qui
œuvre au profit des articulations existentielles du social
et du spatial.
Il n’est peut-être pas inutile d’insister en d’autres
termes car le sujet est récurrent dans les écoles et univer-
sités concernées. Au sein de ces sciences de l’homme
et de la société qui ont précisément pour objet l’archi-
tecture, la ville ou les paysages, il existe en effet de
nombreux territoires d’investigation qui suggèrent
la construction de savoirs situés à mille lieues de la
question spatiale. Bien entendu, ces territoires et ces
savoirs ne sont pas illégitimes. Ils sont même parfois tout
à fait pertinents. Ils sont même souvent tout à fait néces-
saires. Mais force est de constater qu’ils se développent
en marge de ce qui fait que l’habiter est au cœur de l’es-
pace construit de l’architecture, de la ville ou des
paysages. Du reste, toutes les disciplines de la science
humaine ne se sentent pas le devoir d’investir le domaine
complexe de l’espace édifié. Heureusement devrait-on
dire, parce que toutes n’en ont pas le pouvoir et le savoir.
Mais il faut être vigilant car, à force d’affirmer qu’en toute
chose l’espace va de soi, on en vient précisément à s’en
passer et même à l’ignorer.
Reste que les chercheurs qui font effectivement
de l’espace leur territoire n’ont pas la tâche facile. Ils
sortent des chemins sûrs et bien fréquentés pour que
leur objet puisse marier une spatialité matérielle et une
spatialité qui ne l’est pas. Ils sont condamnés à innover
pour que leur projet puisse se nourrir de cette culture de
la transformation caractéristique de l’architecture, de la
ville et des paysages. Ils prennent donc souvent ce risque
interdisciplinaire qui forge le « partage du sensible » cher
à Jacques Rancière1.
Sous l’œil amusé de l’historien et du géographe, le
philosophe et l’anthropologue, ces deux frères ennemis
de la science humaine durablement réconciliés par
Claude Lévi-Strauss, se disputent le chantier épistémo-
logique de l’habiter comme ils se disputent celui du poli-
tique2. Entre les deux, le « grand partage » analysé par
Marc Abélès est évidemment stimulant pour chacun car
il tend à nourrir le débat intellectuel de la recherche
architecturale, urbaine et paysagère3. Entre les deux,
l’enjeu de la question spatiale est situé. Il est ici et
maintenant. C’est-à-dire dans une dimension très
contemporaine de la société en mouvement, dans une
configuration presque engagée qui se soumet à
l’épreuve d’une critique opératoire, au sens tafurien du
terme. Mais il n’y a pas de critique sans recherche car il
n’y a pas de critique sans connaissance. Et si la critique
française de l’architecture, de la ville et des paysages est
on ne peut plus assoupie, c’est notamment – mais pas
seulement – parce que les productions de la recherche
scientifique sur l’espace édifié ne côtoient pas suffisam-
ment cette dimension très contemporaine de l’habiter
et du politique.
1. Jacques Rancière, Le partage du
sensible, Paris, La Fabrique Éditions, 2000.
2. Voir notamment les deux récents
colloques soutenus par le ministère
de la Culture et de la Communication.
Le premier était organisé les 11 et 12 mai
2006 à l’Institut d’urbanisme de Paris,
intitulé « L’Habiter », et placé sous
la responsabilité scientifique de Thierry
Paquot, André Sauvage, Chris Younes
et Michel Lussault. Le second était organisé
du 1er au 8 septembre 2006 au Centre
culturel international de Cerisy, intitulé
« L’habiter dans sa poétique première »,
et placé sous la responsabilité scientifique
d’Augustin Berque, Philippe Bonnin et
Alessia de Biase.
3. Marc Abélès, Anthropologie de l’État,
Paris, Payot, 2005, p. 41 [Paris, Armand Colin,
1990].
4. Aldo van Eyck, « L’intérieur du temps », in
Le sens de la ville, Paris, Seuil, 1972, p. 91.
5. Françoise Choay, Pour une anthropologie
de l’espace, Paris, Seuil, 2006, p. 10.
6. Georges Balandier, Anthropologie
politique, Paris, PUF, 1969.
7. Edward Twitchell Hall, La dimension
cachée, Paris, Seuil, 1971.
8Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine – n° 20/21 L’espace anthropologique
posture scientifique. Les auteurs sont connus et leurs
publications également. Il y a donc matière à promouvoir
la « montée en puissance » d’une anthropologie histo-
rique de l’espace qui semble jusqu’à présent ne pas
vouloir dire son nom et qui, pourtant, permettrait utile-
ment de mobiliser – de remobiliser devrait-on dire, tant il
est vrai que les inerties intellectuelles se sont parfois
installées – la communauté actuelle des historiens de
l’architecture, de la ville et des paysages.
Là se trouve une des raisons qui ont conduit à identi-
fier, non pas seulement la réalité d’une anthropologie
de l’espace, mais aussi la vérité d’un « Espace anthropo-
logique » susceptible d’analyser – et peut-être remettre
en cause – l’agencement des disciplines de la science
humaine qui participent de la recherche architecturale,
urbaine et paysagère. C’est peut-être une trop grande
ambition. C’est en tout cas une perspective de travail
qui s’inscrit dans le cadre des évolutions doctorales
actuelles qui tendent à réconcilier les professionnels de
la maîtrise d’œuvre et les professionnels de la recherche
scientifique.
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