La science est-elle un chemin vers Dieu ?
Dans le prolongement de l’Encyclique de Jean-Paul II sur « Foi et raison »
La publication de l’encyclique Fides et ratio concerne au premier chef les
philosophes. Mais la notion de raison ne se limite pas à leurs travaux. Elle
concerne aussi la science. Aussi nous proposons dans la brève étude qui suit de
faire écho à l’encyclique qui, en faisant l’éloge de l’usage de la raison, est une
invitation à un dialogue renouvelé entre science et foi chrétienne. Le sujet étant
très vaste, nous poserons une seule question : « La science est-elle un chemin
vers Dieu ? »Cette question entend le terme de science dans son sens actuel de
connaissance de la nature sensible au moyen du langage abstrait des
mathématiques. Ce sens caractérise la pensée moderne, car avant la fin du
XVIIe siècle, le terme de philosophie englobait tout savoir rationnel, ce que l’on
appelle aujourd’hui science relevait de la philosophie de la nature. Le savant était
philosophe, comme aujourd’hui encore dans la tradition anglo-saxonne qui
donne aux scientifiques le titre de Philosophy-doctor (P.D.).
Dans la théologie, bien des termes essentiels doivent leur élaboration rigoureuse
au travail des philosophes et il faut entendre le terme de philosophie dans le
sens le plus large. Les termes de nature, d’âme, d’unité, d’ordre, de valeur, par
exemple, ont une richesse qui vient de la rencontre des réflexions des savants,
scientifiques et philosophes. Ainsi la notion de substance, enrichie par les débats
philosophiques et scientifiques, a été reprise dans la théologie.
Un tel échange ne relève pas seulement du passé. Il est indispensable
aujourd’hui, aussi nous proposons de montrer comment la science et la foi
peuvent se rencontrer et dialoguer dans les conditions d’estime de la raison
promue par l’encyclique.
La démarche est nécessaire, puisqu’il y a eu dans la pensée occidentale des
rapports tendus, voire conflictuels entre la science et la théologie. D’une part,
certains religieux avaient une attitude de refus vis-à-vis des connaissances
naturelles et plus particulièrement de la connaissance du monde sensible tant
pour des motifs spirituels que pour des raisons doctrinales, et, d’autre part, les
hommes de science se défiaient de la démarche religieuse et de l’autoritarisme
du clergé entravant leur liberté de recherche. Il y a encore aujourd’hui dans les
milieux scientifiques une mémoire douloureuse. C’est dans ce contexte que
l’encyclique de Jean-Paul Il ouvre une perspective qui mérite d’être précisée en
demandant : « La science est elle un chemin vers Dieu ? »
1) Passions françaises et crises de civilisation
La question posée peut être utilement clarifiée par le rappel d’un débat qui date
d’un siècle. S’il est étroitement lié à la situation de la société française, il reste
significatif, car la culture scientifique - tant par ses idéaux que par ses
réalisations - marque le monde entier [1]. L’évocation rapide de la controverse
permet de poser des questions dont nous constatons, cent ans après, qu’elles
demeurent et marqueront le siècle qui vient.
Dans la Revue des deux mondes [2], Ferdinand Brunetière, historien de la
langue française, personnalité universitaire et autorité intellectuelle parisienne,
prenait pour thème la faillite de la science. Il reconnaissait que les trains roulaient
plus vite que ne couraient les chevaux et que la médecine était plus efficace et la
physique plus puissante, mais il relevait que la science avait promis davantage :
rendre l’humanité heureuse. Elle avait promis d’édifier une éthique et une
politique fondée sur ses principes ; elle s’était engagée à révéler aux hommes
leur origine, leur nature et leur destinée, F. Brunetière dénonçait ce projet, car ni
les sciences physiques, ni les sciences sociales, ni les sciences de la vie ne
pourraient répondre au désir de l’humanité.
Pour ceux qui attendaient de la science à la fois la prospérité, le bonheur et le
progrès moral, de telles déclarations étaient intolérables. Marcellin Berthelot
répondit aussitôt dans un article de février 1895 dans la Revue de Paris. Le 4
avril 1895, un grand banquet fut organisé et offert à Marcellin Berthelot qui était
la vivante incarnation des idéaux scientifiques.
Pourquoi ce tumulte, sinon parce que le terme de science désignait alors l’utopie
des temps modernes ? Cette utopie avait été établie avec ferveur par Condorcet
dans son Esquisse d’un tableau des progrès de l’esprit humain, il exaltait le
progrès et les merveilleux effets qui devaient en découler. Dans L’Avenir de la
science, publié en 1890, Ernest Renan avait prolongé cette perspective. F.
Brunetière récusait cet optimisme : « Les progrès de l’industrie, qui sont ceux de
la science, ont créé dans le monde entier des formes nouvelles de »misère« qui
sont plus aiguës, plus intolérables » [3]. Le coeur du débat est donc celui-ci : la
science, qui est source de vérité, peut-elle fonder l’éthique et la politique ?
S’il reconnaît la valeur des travaux de Darwin, F. Brunetière dénonce l’incapacité
de la science à répondre à la question des origines de l’homme et donc aussi à
celle de sa destinée future. Il en va de même au plan social : « M. Jaurès nous
fera-t-il l’honneur de nous dire pour combien la science et le progrès sont dans la
formation de ce capitalisme qu’il nonce quotidiennement […] ? Qui a créé tout
autour de nous, dans les environs de nos grandes villes […] cette misère
ouvrière qui soulève tous les coeurs d’indignation, de honte et de dégoût de la
civilisation ? Ce sont les »progrès de la science« . Qui a dépeuplé les
campagnes, pousl’ouvrière à la prostitution, jeté l’enfance dans les usines ?
Ce sont encore les »progrès de la science« ? Et qui a enfin dénaturé les
rapports du capital et du travail ? élargi l’intervalle entre eux ? exaspéré leur
hostilité ? semé le germe entre les classes de haines inexpiables ? ce sont
toujours les » progrès de la science « . A quoi M. Berthelot répondait : »Nous
voyons chaque jour comment l’application des doctrines scientifiques à l’industrie
accroît continuellement la richesse et la prospérité des nations. L’histoire du
siècle présent prouve également à quel point le sort de tous a été amélioré par
les idées nouvelles. Telles sont les conséquences de la thode scientifique.
C’est ainsi que le triomphe universel de la science arrivera à assurer aux
hommes le maximum de bonheur et de vérité ". Contre cet idéal rationaliste, F.
Brunetière donnait comme seul fondement possible à la vie heureuse, la religion.
La polémique de 1895 n’est pas sans analogie avec les débats actuels en
particulier ce qui concerne l’écologie et la médecine. Il s’agit d’un conflit de
civilisation, puisque les termes sont surdéterminés par un investissement
sémantique et affectif très fort. Le terme de science signifie tout un ensemble de
valeurs : progrès, liberté, prospérité, raison, puissance, rendement, profit et
santé. Ce projet a été mis en oeuvre dans le système d’instruction publique de
l’école laïque. Le terme de religion porte avec lui un autre ensemble de valeurs :
ordre, moral, esprit, piété, respect et famille. Science et religion sont des signes
de ralliement dans le combat et des emblèmes pour des projets de civilisation, la
science veut prendre la relève de la religion pour rendre l’humanité heureuse.
Cent ans plus tard les notions de science et de religion ne sont pas aussi
surdéterminées. Les scientifiques sont conscients que la science n’est pas un
savoir absolu ; ils ont renoncé à voir en elle la clé qui dévoilerait les grands
secrets de l’existence. Ils savent que la science est un ensemble de savoirs
spécialisés dont le but est désintéressé : acquérir des connaissances plus
précises et plus profondes.
Aujourd’hui, peu de gens font de la science une unité emblématique soit pour
l’accuser de tous les maux, soit pour l’investir de toutes les espérances sociales
et culturelles. Parallèlement, les croyants sont conscients que la religion est
aussi source d’aliénation, de violence, d’injustice et d’oppression ; les guerres de
religion et les oppressions religieuses d’hier comme d’aujourd’hui invitent à
renoncer à voir dans la religion la voie infaillible pour un chemin de bonheur [4].
Le philosophe attentif à analyser et à distinguer ne peut que se réjouir de cette
modestie qui lui permet de poser dans une commune estime de la raison la
question : « La science est-elle un chemin vers Dieu ? »
2) Science de la nature et théologie
Entendu au sens strict, le terme de science signe une perfection de la
connaissance [5]. La perfection de la science, différente en cela de l’opinion,
vient de ce qu’elle use de la pensée rigoureusement en vérifiant la conduite de la
raison et la validité des principes qui la fondent. Le terme de science a été
employé largement en ce sens. Pour saint Thomas d’Aquin, la Sacra Doctrina
(I’enseignement chrétien - Ecriture et Tradition - ou encore théologie au sens
large) est une science [6].
Le terme ne s’emploie plus en ce sens. Depuis Galilée, Descartes et Newton, le
terme de science est réservé à un savoir qui utilise les mathématiques de
manière stricte [7]. Le modèle du savoir platonicien et le projet d’exploration du
monde inauguré par Archimède ont trouvé une réalisation exemplaire. Le terme
de science ne convient plus pour qualifier la théologie.
De plus, le terme de science est lié à un souci d’élaboration expérimentale. Pour
cette raison, il est lié au sensible. Source de pénétration et d’exploration
systématique de la réalité, la science se limite à ce qui se mesure. Elle ne saurait
donc se prononcer sur des questions métaphysiques et donc sur la question de
Dieu. Rappelons que pour justifier la stabilité du système solaire - éviter que les
forces d’attraction ne le concentrent en une seule masse - Newton faisait appel à
une action spéciale de Dieu. Grâce au progrès de l’astronomie, Laplace montra
que les lois de la nature suffisaient à en rendre raison et que cette action
spéciale de Dieu était inutile [8]. La méthode scientifique est donc résolument
agnostique - au sens strict du terme : elle ne saurait faire référence à une
intervention de Dieu sans se dénaturer. Le terme agnostique a été employé dans
un sens polémique dans la mesure le travail de la raison devait surmonter
une référence religieuse inutile. L’exemple des « feux de saint Elme » le montre.
Lorsqu’un voilier se place dans le brouillard dans certaines conditions
météorologiques, il se charge d’électricité statique. Par effet de pointe, des
luminescences apparaissent au sommet des mâts. Cet effet était rattaché à une
cause mystérieuse et prenait une signification religieuse. La connaissance de
l’électrostatique montre la vanité de l’explication par des forces spirituelles. Le
sacré se retire devant l’explication rationnelle [9].
Le retrait du sacré devant l’explication scientifique n’est pas lié à la modernité. Il
est à l’origine même de la science et au principe de la civilisation occidentale.
Les présocratiques, Platon et Aristote n’ont pas proposé une vision religieuse du
monde. La part de mythe qui subsiste dans les dialogues platoniciens - et tout
particulièrement dans le Timée - est une reconnaissance d’une imperfection du
savoir qui ne saurait dire l’origine du monde que de manière vraisemblable ;
aussi même la reprise du mythe est liée à une mise à distance de l’explication
religieuse ; la méthode scientifique récuse tout ce qui brise avec l’ordre sacral.
Par ailleurs, I’essor de la science est lié au monothéisme biblique, comme l’ont
relevé des historiens des sciences aussi divers que P. Duhem, E. Kojève et
M. Serres [10]. En effet, I’essor de la conviction que le monde est l’oeuvre d’un
Dieu transcendant a pour effet de le placer toute la création dans l’ordre du
profane et donc d’ouvrir le champ à l’observation et à l’expéri mentation en
même temps que de justifier l’in telligibilité du monde qui est le fruit d’une action
de sagesse, pénétrée d’intelligence. Pour le monothéisme strict, le sacré est une
notion équivoque et il s’accorde avec la science qui en récuse a priori la valeur
explicative.
La philosophie de la connaissance ou l’épistémologie n’ont pas de peine à
distinguer entre les ordres de savoir des différences spécifiques. L’objet formel
de l’une n’est pas celui de l’autre. Mais pour autant la pensée rationnelle ne
saurait en rester à ce constat et promouvoir une dichoto mie. Elle ne peut se
résoudre à voir mener parallèlement et en totale indépendance une vie religieuse
et un travail scientifique. L’esprit humain en quête de sagesse est mu par un
désir d’unité ; il ne saurait consentir à ce qui est hélas fréquent : I’erreur de la
double vérité soit plus habituellement le fidéisme ou le concordisme. Pour cette
raison, la question de savoir si la science mène à Dieu doit être posée en toute
rigueur.
3) Apports de la science à la théologie
La science ne saurait prouver Dieu. Mais pour autant, non seulement elle ne
saurait interdire la question de Dieu, mais elle permet de la poser de manière
juste.
La science donne une connaissance meilleure du réel. Elle permet de
comprendre les phénomènes et répond à nombre de pourquoi et de comment
que l’humanité se pose depuis toujours : « Pourquoi le jour, pourquoi la nuit,
pourquoi les saisons, pourquoi la pluie, pourquoi les tremblements de terre,
pourquoi la course des astres dans le ciel, pourquoi la génération, la mort… ? »
A toutes ces questions, la science permet de donner une réponse meilleure, or
ces réponses ouvrent sur d’autres questions plus fines et plus rigoureuses :
« Pourquoi de l’ordre, de la symétrie, des forces, des formes simples et
l’évolution vers la complexité… ? ».
La science use de termes plus précis que le langage commun. Dans la tradition
de pensée occidentale se situe notre réflexion, la science donne sens à trois
termes dont l’emploi n’est pas équivalent. où le langage commun parle de
choses ou de monde, la science emploie les termes de cosmos, univers et
nature [11]. Ces trois termes désignent la même réalité, mais par des voies
différentes.
1. Le terme de cosmos reconnaît que le monde est en ordre. Il n’est pas un
chaos. Le terme peut se rapporter à une vision générale du monde liée au sens
commun ; il se rapporte plus précisément à la recherche qui vise à la qualité de
science. On le voit dans le Timée de Platon, par la recherche des structures
d’intelligibilité dans le nombre et la figure mathématiques. Le terme de cosrmos a
aussi un sens esthétique. Il est lié à l’émerveillement de l’homme qui voit la
beauté et la grandeur de l’univers qu’il comporte et qui lui permet de subsister.
L’admiration vient du spectacle d’ensemble, mais aussi du fonctionnement
devant ce qui est le plus intime et le plus organisé dans le monde de la vie.
2. Le terme d’univers, du latin universum, est plus moderne. Il signifie que le
monde est soumis à des lois qui peuvent être exprimées mathématiquement.
Ces lois sont les mêmes en tout point de l’univers ; elles président au local et au
global. Elles assurent l’unité et l’intelligibilité de l’univers. Le terme souligne donc
l’extension de la conquête d’intelligibilité.
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