permet de poser des questions dont nous constatons, cent ans après, qu’elles
demeurent et marqueront le siècle qui vient.
Dans la Revue des deux mondes [2], Ferdinand Brunetière, historien de la
langue française, personnalité universitaire et autorité intellectuelle parisienne,
prenait pour thème la faillite de la science. Il reconnaissait que les trains roulaient
plus vite que ne couraient les chevaux et que la médecine était plus efficace et la
physique plus puissante, mais il relevait que la science avait promis davantage :
rendre l’humanité heureuse. Elle avait promis d’édifier une éthique et une
politique fondée sur ses principes ; elle s’était engagée à révéler aux hommes
leur origine, leur nature et leur destinée, F. Brunetière dénonçait ce projet, car ni
les sciences physiques, ni les sciences sociales, ni les sciences de la vie ne
pourraient répondre au désir de l’humanité.
Pour ceux qui attendaient de la science à la fois la prospérité, le bonheur et le
progrès moral, de telles déclarations étaient intolérables. Marcellin Berthelot
répondit aussitôt dans un article de février 1895 dans la Revue de Paris. Le 4
avril 1895, un grand banquet fut organisé et offert à Marcellin Berthelot qui était
la vivante incarnation des idéaux scientifiques.
Pourquoi ce tumulte, sinon parce que le terme de science désignait alors l’utopie
des temps modernes ? Cette utopie avait été établie avec ferveur par Condorcet
dans son Esquisse d’un tableau des progrès de l’esprit humain, où il exaltait le
progrès et les merveilleux effets qui devaient en découler. Dans L’Avenir de la
science, publié en 1890, Ernest Renan avait prolongé cette perspective. F.
Brunetière récusait cet optimisme : « Les progrès de l’industrie, qui sont ceux de
la science, ont créé dans le monde entier des formes nouvelles de »misère« qui
sont plus aiguës, plus intolérables » [3]. Le coeur du débat est donc celui-ci : la
science, qui est source de vérité, peut-elle fonder l’éthique et la politique ?
S’il reconnaît la valeur des travaux de Darwin, F. Brunetière dénonce l’incapacité
de la science à répondre à la question des origines de l’homme et donc aussi à
celle de sa destinée future. Il en va de même au plan social : « M. Jaurès nous
fera-t-il l’honneur de nous dire pour combien la science et le progrès sont dans la
formation de ce capitalisme qu’il dénonce quotidiennement […] ? Qui a créé tout
autour de nous, dans les environs de nos grandes villes […] cette misère
ouvrière qui soulève tous les coeurs d’indignation, de honte et de dégoût de la
civilisation ? Ce sont les »progrès de la science« . Qui a dépeuplé les
campagnes, poussé l’ouvrière à la prostitution, jeté l’enfance dans les usines ?
Ce sont encore les »progrès de la science« ? Et qui a enfin dénaturé les
rapports du capital et du travail ? élargi l’intervalle entre eux ? exaspéré leur
hostilité ? semé le germe entre les classes de haines inexpiables ? ce sont
toujours les » progrès de la science « . A quoi M. Berthelot répondait : »Nous
voyons chaque jour comment l’application des doctrines scientifiques à l’industrie
accroît continuellement la richesse et la prospérité des nations. L’histoire du
siècle présent prouve également à quel point le sort de tous a été amélioré par