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Décembre 2011
Le magazine des écrivains
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Grand entretien 95
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Le Magazine Littéraire
Le x i v e siècle n’est donc pas le Moyen Âge obscurantiste
qu’on imagine souvent…
Non, comme l’a montré Jacques Le Goff, le Moyen Âge n’est pas une
période obscurantiste. Le moment terrible est le pré-Moyen Âge,
cette période qui commence avec la chute de l’empire d’Occident
en 476 pour aller jusqu’à Charlemagne. Il y a alors comme un coma
intellectuel. Le peu qui s’est transmis de l’immense monde de l’An-
tiquité n’a pu être sauvé que grâce au travail obstiné des moines dans
les monastères.
Vous êtes un admirateur du Nom de la rose. Le Moyen Âge
a aussi vu se dérouler la querelle des universaux…
Le Moyen Âge pose la question du rapport entre la philosophie des
livres et la philosophia, telle que nous la portons en nous comme
amour de la sagesse. L’époque antérieure envisageait le concept
comme une réalité. Vinrent des gens comme Guillaume d’Ockham,
qui considérèrent qu’il ne s’agissait pas d’une essence mais d’un
signe. Un mot est signe d’un concept, qui lui-même est signe d’une
chose concrète. Tant et si bien qu’on se meut au milieu de signes de
signes. Si on me disait un jour que je ressemble à Guillaume de Bas-
kerville [le héros du Nom de la rose], j’en serais ravi, car ce person-
nage est le type même des philosophes de cette époque-là.
Le travail de l’historien de la pensée est-il aussi de réhabiliter
un certain nombre de figures comme Julien l’Apostat
ou d’autres empereurs comme Néron et Caligula ?
Néron était certainement bien moins mauvais que ce qu’on a
raconté, et sa funeste légende doit beaucoup aux sénateurs. Il n’a
jamais mis le feu à Rome, une ville où l’on se baladait la nuit une
chandelle à la main pour y voir quelque chose ! Rome était ainsi
perpétuellement en train de brûler. Pour Caligula, c’était plus justi-
fié. Mais c’était une figure imposée de dénigrer les Césars. Quant à
Julien, lorsqu’il a vu ce que donnait le christianisme, il a voulu res-
taurer la religion païenne. Ce qu’il fit d’ailleurs. Mais il n’y a jamais
cru ! C’est pourquoi j’ai titré la biographie que j’ai écrite Julien dit
l’Apostat. Des tas de sottises ont aussi été dites au sujet d’Augustin.
On a raconté par exemple qu’il s’était converti d’un seul coup, alors
que cela lui a pris neuf ans !
J’ai le sentiment que vous êtes beaucoup plus romain
que grec dans votre approche de l’Antiquité ?
Je vous répondrais tout simplement que, si nous avons une philo-
sophie, c’est aux Grecs que nous la devons, mais que, si nous
connaissons la philosophie des Grecs, c’est grâce aux Romains.
Rome s’est emparée de la Grèce et a ainsi sauvé la culture grecque
de tous les dangers que les Grecs étaient pour eux-mêmes. Leur
civilisation était une civilisation de cité-État, formant un monde clos.
Or toutes ces cités se foutaient sur la figure ! D’ailleurs, en Occident,
on parlait très peu le grec, alors que le latin était employé un peu
partout dans cet immense empire de plus trois millions de kilo-
mètres carrés, aux peuplades extrêmement différentes, aux ethnies
totalement diverses, avec chacune leur langue, leurs habitudes et
leurs dieux. Rome a été assez intelligente, en s’agrandissant, pour
laisser une certaine autonomie à l’esprit des uns et des autres. Ce
qui lui importait c’était que ça lui rapporte ! Rome eut l’élégance,
la simplicité et l’intelligence, elle qui les avait conquis, de se laisser
« prendre » par les Grecs. « La Grèce subjuguée à son tour subjugua
son farouche vainqueur », écrit fort justement Horace dans une
épître. Rome a découvert très tôt que s’helléniser n’était pas perdre
son identité, mais au contraire l’améliorer, l’approfondir. Politique-
ment, les Grecs ont donné à Rome le goût d’une certaine démo-
cratie, même sous l’empire, qui sera, de fait, infiniment plus « démo-
cratique » que la République romaine.
Dans Les Divins Césars, vous montrez comment le stoïcisme
est devenu la philosophie impériale.
J’ai surtout voulu montrer que la philosophia n’était pas, comme
aujourd’hui, une simple affaire d’intellectuels, mais qu’elle donnait
des recettes pratiques pour vivre, pour gouverner, etc. Dans le même
temps, elle légitimait le mythe du pouvoir venant des dieux. Le prince
était alors sacré, et comme, d’autre part, il était élu, les gens étaient
mieux disposés à lui obéir.
Au cours de l’histoire, les philosophes ont souvent eu un rapport
étroit avec le politique, l’organisation de la cité et le pouvoir.
Oui. Par exemple Aristote a été le précepteur d’Alexandre, Sénèque
celui de Néron. Cela assurait et rassurait l’empereur ou le César en
le confirmant dans son rôle de représentant des dieux. Marc Aurèle
est même l’incarnation de l’empereur-philosophe. Ses pensées
n’étaient destinées qu’« à lui-même » et n’étaient pas conçues pour
être publiées. Il s’agissait d’exercices spirituels et de notes prises sur
le vif. C’est très émouvant de penser que cet homme, dirigeant un
monde aussi immense, a puisé sa philosophie dans la pensée d’Épic-
tète, un ancien esclave.
Les pensées de Marc Aurèle commencent d’ailleurs
par une « reconnaissance de dette »…
Très exactement oui ! C’est une très bonne expression. D’ailleurs on
remarquera qu’il ne consacre à son père biologique que quelques
lignes, trois fois rien, tandis qu’il dédie des pages et des pages à son
père adoptif, l’empereur Antonin. Marc Aurèle était un véritable stoï-
cien, vivant le stoïcisme d’une façon naturelle, sans crispation. Exac-
tement comme l’épicurisme doit être vécu sans chercher perpétuel-
lement le maximum de plaisir à tout instant. L’épicurien recherche
en fait le minimum vital du plaisir : boire quand il a soif, manger un
bout de pain quand il a faim. Le Petrus et le foie gras, c’est très bien,
mais ça fait partie des choses naturelles et non nécessaires.
Stoïcisme, épicurisme, mais aussi scepticisme, ou cynisme…
Vous n’êtes inféodé à aucun « -isme ». Néanmoins, de toutes ces
philosophies antiques, de laquelle seriez-vous le plus proche ?
Du platonisme, notamment tel qu’il a survécu chez Plotin, qui est
« mon » philosophe, si je devais n’en retenir qu’un. En rentrant de
la guerre, ne comprenant plus rien au monde, je me suis plongé dans
les Ennéades de Plotin, et plus jamais je ne les ai quittées ! Cet auteur
m’a même empêché, à certains moments de ma vie, de finir athée.
J’ai toujours été un homme de foi, parce qu’en Plotin j’ai découvert
le principe d’un monde qui m’a toujours étonné. La présence du
monde ne m’est pas naturelle.
Est-ce pour vous le début de toute philosophie ?
Absolument. Tout est étrange pour moi. Ça m’a pris tout gamin : à
l’âge de 4 ans, je me suis aperçu que j’existais et que le monde exis-
tait autour de moi. Je pourrais traduire cette expérience avec ce
questionnement : « Qu’est-ce que ça fout là ? Ça part d’où ? Ça va où ?
Et qu’est-ce que je fous là-dedans, moi qui suis en train de me deman-
Philosopher, c’est aussi rassurer ceux qui voient
d’un œil désespéré ce monde tragique,
où la vie travaille pour un cimetière déjà surpeuplé. ’’
‘‘ der ce que ça fout là ? » J’ai focalisé ma pensée sur ces points-là toute
ma vie. Rien n’est naturel pour moi. Voilà pourquoi je me suis tourné
vers la philosophie et la recherche du « principe ». Même si je sais
que, de ce principe, sur lequel on met trop souvent le mot de Dieu,
on a trop dit. Pour Plotin, il est au-delà de l’être. En parler en termes
d’être, c’est déjà le rabaisser.
Comment devient-on philosophe ? Cela commence-t-il
réellement par l’étonnement, ou est-ce un « catéchisme » ?
Platon puis Aristote ont eu raison de dire que la philosophie com-
mence par l’étonnement. Devant un tableau, des fleurs… devant tout
ce qui peut exister en ce monde. Je n’ai jamais compris pourquoi il y
avait quelque chose plutôt que rien. Mais lorsque je dis ce rien, je suis
déjà en train d’en faire un « quelque chose », ce qui complique encore
l’affaire. Jamais, absolument jamais, ce monde ne me sera limpide. Je
sais qu’on peut dire des tas de choses sur le monde, comme le font
par exemple les physiciens, mais, de ce monde impénétrable et incom-
préhensible, j’ai toujours envie ne serait-ce que d’entrevoir ne serait-ce
que le principe, d’avoir le sentiment qu’il y a quelque chose.
Cette étrangeté du monde est-elle inquiétante ou réjouissante ?
Les deux. Inquiétante, comme tout ce que vous ne comprenez pas,
et en même temps réjouissante, car elle donne plus de charme aux
choses et aux êtres.
En quoi consiste alors le travail du philosophe ?
Inciter à l’étonnement, parce qu’on ne s’étonne pas une fois pour
toutes. Partager cet étonnement et faire partager l’admiration devant
l’existence du monde. Philosopher, c’est aussi rassurer ceux qui
voient d’un œil désespéré ce monde tragique, où la vie travaille pour
un cimetière déjà surpeuplé. La philosophia essaie de trouver le
moyen de faire avec, sans trop souffrir, parce qu’on aurait découvert
une espérance. La philosophie ne peut pas faire naître de certitudes
absolues, ou alors négatives. Mais elle peut assurément faire naître
une espérance.
Vous vous définissez comme un « agnostique mystique ».
Pascal, dans son pari, éradique la position de l’agnostique.
« Le juste est de ne point parier », écrit-il avant d’ajouter :
« Oui, mais il faut parier »…
Il faut bien avoir conscience que l’athée est un croyant. Il croit que
Dieu n’existe pas, alors que nous n’avons aucune preuve de la
non-existence de Dieu. L’agnostique, lui, n’a pas de gnose, parce qu’il
reconnaît que l’objet visé transcende par nature toute connaissance
possible. Il est « au-delà de l’essence », comme dit Plotin, au-delà de
l’esprit ou des idées, au-delà de tout.
La position de l’agnostique est-elle tenable durablement ?
Je me définis comme agnostique mystique. Mon agnosticisme est
chronique, comme on le dit d’une maladie. Et mystique, je ne le suis
que dans l’instant où je prie et où j’aimerais avoir la certitude que
cette prière atteindra son destinataire. Là est l’espérance : le désir
un jour de connaître cet instant, de savoir qu’on a « entrevu ».
Est-ce ce désir d’« entrevoir » qui maintient
la pensée en mouvement ? Vous êtes un philosophe
qui a horreur du figé, du permanent…
Oui, parce que c’est croire que l’on est arrivé à la vérité, qu’on a dit
le dernier mot sur le fond des choses. Or je suis bien incapable de
vous dire si les choses ont un fond. Simplement, j’ai toujours essayé
auprès de mes étudiants de faire naître en eux cette vie qui leur per-
mettrait d’être eux-mêmes. Que Tartemol [Tartempion dans l’esprit
de Jerphagnon] prenne conscience qu’il est Tartemol et qu’il faut
qu’il se « tartemolise » encore davantage pour devenir lui-même. « Ce
que tu es, travaille à le devenir. »
Voilà une démarche très socratique, non ?
C’est la maïeutique oui, l’accouchement des esprits. Alors, quelque-
fois, je les accouchais avec les fers. D’autres fois, cela se passait mieux.
Je disais à mes étudiants : « Surtout ne me ressortez pas mon cours !
Je le sais mieux que vous, alors trouvez le moyen de dégotter quelque
chose qui vienne de vous à partir du sujet. Inventez ! »
Vous avez personnellement été marqué par l’enseignement
de Vladimir Jankélévitch ?
J’ai découvert chez Jankélévitch ce que me disait un disciple de Berg-
son. Et, dans la philosophie de Bergson, j’ai reconnu, de temps en
temps mais explicitement, la pensée de Plotin. Voilà les filiations. J’ai
eu deux maîtres, auxquels je pense tous les jours : Jean Orcibal, à
l’École pratique des hautes études – c’était « l’érudit » qui savait vous
apprendre à étudier, quand on sortait de ses mains, on était armé,
car on ne croyait plus en soi – et Vladimir Jankélévitch, en qui je
retrouvais très exactement ce qui était arrivé à Plotin lui-même quand,
ayant fait le tour de toutes les philosophies, il tomba sur Ammonios
Saccas et le reconnut comme son maître, celui qui avait su lui faire
découvrir qu’il ne cherchait pas dans le bon sens.
Est-ce à dire que la philosophie s’incarne dans la rencontre ?
Vous avez marqué des générations d’étudiants.
Michel Onfray, par exemple, en a témoigné.
Onfray était un excellent étudiant. Il est « tombé » dans mon cours
alors que j’expliquais le De rerum natura de Lucrèce. Je m’étais
aperçu qu’un jeune étudiant me regardait fixement ; il est revenu
par-delà les examens, puis est resté auditeur libre de mes cours pen-
dant un bon bout de temps. Il avait une grande capacité d’assimila-
tion. Je vous répète que je n’ai jamais voulu fourguer à mes étu-
diants ma propre façon de penser. Ce qui m’intéressait, c’était de
faire sortir d’eux-mêmes une pensée propre, encore à l’état nais-
sant, de les aider à se fabriquer une intelligence et une vie inté-
rieure. On ne s’étonnera donc pas que Michel Onfray soit mainte-
nant, du point de vue philosophique, aux antipodes de son « vieux
maître ». Et j’en suis bien content, car il a prouvé ainsi que je n’en-
gendrais pas des clones.
7 septembre
1921. Naissance
à Nancy.
1943. Refuse
de partir au STO.
Captivité
en Allemagne.
1965. Soutient sa
thèse de doctorat
sous la direction
de Vladimir
Jankélévitch,
De la banalité.
Essai sur l’ipséité
et sa durée vécue.
Chargé de cours
à la Sorbonne puis
maître-assistant
à l’université de
Franche-Comté.
À partir de 1970,
professeur
à l’université
de Caen-Basse-
Normandie.
1986. Julien dit
l’Apostat,
une biographie
de l’empereur qui
faillit faire revenir
Rome à la religion
païenne.
1987. Histoire de
la Rome antique.
1989. Histoire de
la pensée, tome
premier, Antiquité
et Moyen Âge.
1998-2002.
Assure
la publication et
les commentaires
des Œuvres
de saint Augustin
dans La Pléiade.
Publie aussi
Saint Augustin, le
pédagogue de Dieu
(Découvertes
Gallimard, 2002)
puis Augustin et
la sagesse, (2006).
2002. Les dieux
ne sont jamais loin.
2004. Les Divins
Césars. Idéologie
et pouvoir dans
la Rome impériale.
2007. Au bonheur
des sages.
2007. La Louve et
l’Agneau, le seul
roman historique
du philosophe.
2011. De l’amour,
de la mort,
de Dieu et autres
bagatelles,
entretiens avec
Christiane Rancé,
un portrait
du philosophe
à la première
personne.
16 septembre
2011. Décès
de Lucien
Jerphagnon.
Repères