VALELIA MUNI TOKE
MoDyCo, UMR 7114 CNRS – Université Paris 10
valelia.muni_toke@u-paris10.fr
Transparence et opacité du métalangage de l’Essai de grammaire de la
langue française. Interprétation des termes construits et multiplicité des
niveaux d'analyse1
1. Introduction
La lecture de l’Essai de grammaire de la langue française2 suscite principalement des
commentaires critiques quant à la terminologie qu’il met en œuvre. Rohrbach (1990 : 31
sqq) montre par exemple que la quasi-totalité des comptes rendus rédigés par les
contemporains de Damourette et Pichon pointent ce qu’ils voient avant tout comme un
obstacle à la lecture. Parmi eux, de Boer est particulièrement virulent :
Qu’un linguiste invente des termes nouveaux, c’est quelquefois nécessaire. Mais on a ici
démesurément exagéré ; on est presque surpris de constater de temps en temps qu’un
terme usuel a été considéré comme acceptable. Ceux qui ne connaissent pas l’ouvrage ne
sauraient se figurer à quel point on a exagéré ici. Même si l’ouvrage contenait beaucoup
plus de bonnes choses qu’il n’en contient en réalité, on ne pourrait pas en profiter. Si tous
les linguistes procédaient ainsi, la linguistique serait bientôt inétudiable ! (de Boer,
1935 : 5, cité par Rohrbach, 1990 : 32)
Le but de cet article est de défendre l’idée que les néologismes de Damourette et
1Je tiens à remercier Sylvie Archaimbault et Bernard Colombat pour leur relecture attentive de cet article.
Les erreurs ou manquements qui subsisteraient ne sont que de mon fait.
2Les références à cet ouvrage sont données ici selon le format suivant : [tome, paragraphe, pages].
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Pichon, pour hermétiques qu’ils puissent paraître de prime abord, sont pourtant tout à fait
transparents3 dès lors qu’on en élucide les règles de formation. Dès lors, ce qui semble poser
problème à la lecture, ce n’est plus la table rase faite de la terminologie traditionnelle, mais
bien plutôt la multiplicité des niveaux d’analyse mis en jeu. Pour illustrer nos propos, nous
choisissons notamment un exemple précis, celui de la série des termes construits en
épicata-.
2. Pourquoi des néologismes ?
Damourette et Pichon apportent deux réponses à cette question : d’abord, les
néologismes comblent les manques de la langue courante, et assurent donc la rigueur du
travail scientifique ; ensuite, la nomenclature grammaticale doit se détacher de son héritage
latin.
2.1. Préserver la légitimité des disances
Si la formation médicale de Pichon influence vraisemblablement son approche de la
métalangue4, il reste que ce dernier a à cœur de légitimer ses néologismes et à l’inverse de
fustiger les créations terminologiques inutiles :
Les savants […] n’ont pas toujours eu la main heureuse, car, s’il était légitime de fabriquer
des néologismes pour les idées nouvelles, il ne l’était pas d’en créer pour doubler
sémantiquement des vocables déjà existants : pneumoconiose ne dit rien de plus que
cailloule, qui est le nom de la même maladie chez les piqueurs de mules de la Touraine et
de l’Anjou. (I, § 35, p. 49)
Avant tout donc, la création terminologique doit répondre à un besoin spécifique : elle
a des vertus qui lui sont propres, et se distingue définitivement d’une langue courante
inadaptée à la visée descriptive des disances, c’est-à-dire les « langue[s] parlée[s] par les
gens d’un métier donné » (I, § 35, p. 45), au nombre desquels on doit évidemment compter
les linguistes :
Les fautes isolées qui ont pu être commises dans l’établissement arbitraire de telle ou telle
terminologie technique ne justifient d’ailleurs en rien la déraisonnable aversion que
certaines gens affichent à l’égard des disances. Formées par des générations successives de
gens compétents, elles ont acquis une précision à laquelle le français commun, s’il
prétendait se substituer à elles, n’atteindrait pas, même au prix de longues périphrases.
Aussi est-il à espérer que longtemps encore les tribunaux, résistant aux suggestions de
journalistes trop peu instruits, rendront leurs décisions dans la disance juridique
convenable. A vouloir pousser à l’extrême les principes suivant lesquels les jugements
devraient être rédigés dans le parler des salons et des rues, on en arriverait à demander
que les mathématiciens renonçassent à s’exprimer en algèbre. (I, § 35, p. 49-50) [Nous
soulignons]
Attaché dès sa création à une fonction précise la dénotation d’un référent envisagé
3Les termes « transparent » et « opaque » sont ici employés dans leur sens le plus courant, et non dans celui
qu’ils prennent parfois dans le champ spécifique de la sémantique référentielle. Dans ce dernier cas, ils
constituent d’ailleurs, comme le signale Charolles (2002 : 99), un bon exemple de terminologie « assez
contre-intuitive ».
4Voir Yvon (1931 : 61) : « [ces termes] réalisent, dans la pensée des auteurs, une anatomie détaillée de la
langue » [Nous soulignons].
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d’un certain point de vue théorique - le terme ne peut donc varier que si la théorie varie :
Pichon souligne que les changements sémantiques des termes scientifiques relèvent d’un
changement de la science elle-même et non de la langue. Dès lors, les termes techniques
qui appartiennent à une disance ont la particularité d’échapper au sentiment linguistique ;
artificiels, ils ne sont pas reconnus naturellement par le locuteur de l’idiome5 :
En résumé, la dérivation fabricative n’est vivante qu’au minimum, dans l’instant même de
la création du nouveau terme. Elle ne se sustente pas par les vertus d’une source
linguistique continue ; elle n’emprunte pas directement sa force au sentiment linguistique
collectif ; elle crée des vocables congénitalement adultes qui pourraient théoriquement
n’avoir aucune expressivité propre, puisqu’on les définit pour leur donner du sens.
(Pichon, 1942 : 8) [Nous soulignons]
Ainsi, « le préjugé antinéologique mutile la langue » : la création terminologique,
même « vivante au minimum », reste l’expression de la « vitalité de l’idiome » (Pichon,
1942 : 12). A l’extrême limite, postule Pichon, on peut imaginer une terminologie créée ex
nihilo, à partir d’éléments « sans expressivité propre ». La création néologique consisterait à
insuffler du sens dans ces coquilles vides : on en arrive donc bien à l’idée que la
terminologie est explicite, transparente, dès lors que les éléments qui construisent ses
termes sont au départ associés à une signification stable. Le cas extrême envisagé par
Pichon renvoie finalement au fonctionnement du langage mathématique lui-même : une
fois posé que x est une variable, peu importe que ce x n’ait en lui-même « aucune
expressivité propre » : on lui assigne arbitrairement un pouvoir de désignation.
2.2. Décrire le français avec une métalangue élaborée spécifiquement pour lui
Outre ce souci d’adaptation de la métalangue au champ disciplinaire étudié,
Damourette et Pichon défendent une perspective idiomatique : ils écrivent une grammaire
du français, une grammaire nationale selon leurs propres termes (I, § 7, p. 15), et ne
peuvent concevoir leur travail de grammairien sans l’élaboration d’une métalangue
française adaptée au français. Ce point est relevé, et loué, par un compte-rendu de
Tesnière dans les Annales Sociologiques, qu’on reproduit ici intégralement :
Trop longtemps les grammairiens n’ont envisagé le français que sous l’angle latin. MM.
Damourette et Pichon le considèrent en lui-même et dans son fonctionnement. L’image du
français réel, qui apparaît ainsi pour la première fois, surprendra bien des gens, qui
parlent français comme M. Jourdain faisait de la prose. Maint lecteur sera également
rebuté par une terminologie qui ne craint pas les innovations. Cela n’empêche pas ce livre
d’être une des analyses les plus pénétrantes et les plus poussées qui ait jamais été faite de
notre langue, et l’un des ouvrages fondamentaux sur lesquels s’appuieront, il faut l’espérer,
les grammaires françaises de demain. (Tesnière, 1937 : 136) [Nous soulignons]
Ainsi, la question qui doit sous-tendre l’observation de la terminologie de Damourette
et Pichon peut être formulée ainsi : pour chacun des termes néologiques de l’Essai de
grammaire de la langue française, a-t-on affaire à la description nouvelle d’un phénomène
déjà connu en français ou à la description, possiblement traditionnelle, d’un phénomène
nouveau ? En d’autres termes, le détail extrême dans lequel entrent Damourette et Pichon
5Dans le domaine du lexique, Damourette et Pichon prennent en effet soin de distinguer entre ce qui relève
du « sentiment linguistique » spontané et ce qui relève du travail terminologique : ainsi, le mot migraine
exprime « dans le sentiment linguistique […] un symptôme plutôt que la maladie que les médecins
appellent migraine. » (I, § 368, p. 474, Note 2).
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permet-il de mettre en évidence des phénomènes non notés jusqu’à présent, ou bien
d’apporter simplement plus de détails, ce qui ne changerait pas fondamentalement la
nature de la description grammaticale ? Yvon (1931 : 61) présente ainsi le travail
terminologique de Damourette et Pichon :
[à] chacun des faits de forme ou de syntaxe étudiés, si menu soit-il, a été attribué un
terme spécial ; même pour la phonétique, dont le vocabulaire spécial semble assez riche,
ont été inventés des mots nouveaux. Ces mots sont formés de façon ingénieuse, avec
beaucoup de logique, au moyen d’un jeu bien choisi de radicaux, préfixes et suffixes en
général empruntés au grec.
Nos auteurs soulignent eux-mêmes par ailleurs la cohérence de ce qu’on serait dès lors
fondé à considérer comme un véritable système :
Nous avons, pour dénommer les emplois grammaticaux, constitué une nomenclature
néologique à base grecque très cohérente et dans laquelle l’emploi méthodique des
préfixes nous paraît apporter beaucoup de précision et de commodité. (I, § 468, p. 644,
Note 1)
Pour vérifier cette hypothèse, on choisit ici un exemple de série de termes construits:
ceux qui commencent par épicata-.
3. Un système terminologique ?
3.1. Des termes construits
Nous empruntons à Jalenques (2000 : 76) sa définition des termes construits6 :
[Les mots construits sont] les mots pour lesquels un affixe et une base sont clairement
identifiables, autant sur les plans morphophonologiques que sémantiques [...]
Les termes créés par Damourette et Pichon sont pour une large part des termes
construits de façon tripartite. Le premier élément renvoie au type de relation de l’élément
considéré avec les autres mots de la phrase : épi- renvoie à l’idée que la relation ne transite
pas par le verbe (Morel, 2004-2005 : 18). Le second élément renvoie à l’adjacence, c’est-à-
dire à la nature du lien avec les autres mots de la phrase : -cata- désigne ainsi un lien très
étroit. (ibid.). Le troisième élément renvoie à la classe d’équivalence du constituant7 :
-schète pour le substantif, -thète pour l’adjectif, -rrhème pour l’affonctif8. On voit la part de
6Voir également Temple (1996).
7Même si les termes classe d’équivalence ou distribution ne sont évidemment nulle part employés par
Damourette et Pichon, il reste que ce qu’ils appellent convalence recoupe tout à fait les principes de
l’analyse distributionnelle. On utilisera donc ici, pour des raisons de commodité, les termes liés à cette
perspective.
8Cette catégorie est complexe. La définition de l’affonctif par « ça se passe à l’affonctive » (I, § 71, p. 92)
laisse une assez grande latitude d’interprétation (et constitue, par sa circularité, un cas très intéressant de
non-recours au métalangage). Les différents types d’affonctifs ont en commun de permettre « l’agencement
des termes linguistiques entre eux » : les affonctifs nominaux correspondent aux adverbes (I, § 86, p. 105 :
« On appelle affonctif nominal un terme représentant une modalité sémiématique pure s’appliquant à
l’agencement des termes linguistiques entre eux ») ; les affonctifs verbaux correspondent aux gérondifs (I,
§ 90, p. 106 : « On appelle affonctif verbal un terme faisant partie d'un vocable syncatégorique, pourvu de
puissance nodale, et représentant une modalité sémiématique s'appliquant à l'agencement des termes
linguistiques entre eux ») ; les affonctifs strumentaux correspondent aux mots-outils (VI, § 94, p. 107 : « On
appelle affonctif strumental un terme représentant une modalité taxiématique s'appliquant à l'agencement
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l’influence des désignations dites traditionnelles dans le choix des affixes. Ainsi,
l’épicatathète désigne un adjectif en position non attributive, étroitement lié à ce qu’il
qualifie : Damourette et Pichon donnent pour exemple les adjectifs antéposés comme « le
bon pain » ou les tours du type « hachés menu ». Le suffixe –thète renvoyant au rôle
adjectival, des noms ayant cette position peuvent être considérés comme des épicatathètes :
« un intérieur province » par exemple9. De même, l’épicatarrhème désigne un élément en
position affonctive, c’est-à-dire ici en position adverbiale10 : « cousu main ». Ces éléments
définitoires étant posés, on se propose d’en analyser les implications et les limites.
3.2. Les problèmes posés par le système
3.2.1. Des termes sans référent
Les possibilités ouvertes par le système néologique de Damourette et Pichon conduisent
en fait à une surproduction de termes, et conséquemment à des cases vides. Morel (2004-
2005 : 21) signale notamment l’absence apparente du terme épicataschète, lequel devrait
pourtant figurer aux côtés de l’épicatathète et de l’épicatarrhème. Effectivement,
épicataschète n’est pas, sauf erreur de notre part, employé dans l’Essai de grammaire de la
langue française.
On trouve en revanche épamphischète et épanaschète (contraction de épi-ana-schète).
C’est donc le mode d’attache qui change : « lâche » dans le cas de l’épamphischète, il
correspond par exemple à l’apposition nominale : « Palas, la déesse de Sapience » (I, § 475,
p. 662) ; « normal » dans le cas de l’épanaschète, il correspond par exemple à l’apposition
sans virgule : « mon oncle Jean d’Autriche » (I, § 478, p. 665). On remarque que, pour être
sans référent, le terme épicataschète n’est pourtant pas sans signifié : on peut le définir
facilement, au regard des règles d’interprétation utilisées pour les autres termes, comme un
constituant équivalent à un syntagme nominal, lié de façon étroite à un autre constituant
sans que cette relation ne transite par le verbe.
Que la théorie dépasse l’objet décrit n’est sans doute pas étonnant au vu de la méthode
mise en œuvre, mais il reste à étudier ce décalage. On peut choisir d’accorder au système
une véritable valeur heuristique : si les présupposés qui valident son fonctionnement sont
robustes, il pourrait être à même de pointer des phénomènes nouveaux. Dès lors, la
spéculation métalinguistique devient un instrument d’investigation grammaticale :
l’épicataschète a une existence théorique qui attend une confirmation empirique. A l’inverse,
on peut constater l’impossibilité, en langue, de rencontrer des phénomènes correspondant
aux termes sans référents produits par le système lui-même. La valeur heuristique de
l’appareil métalinguistique est donc nulle en ce cas : l’épicataschète est un pur artefact du
système.
Au vrai, une des faiblesses de la description proposée par Damourette et Pichon semble
des termes linguistiques entre eux »).
9Il s’agit précisément d’un cas d’adjectivation ex casu, c’est-à-dire hérité du génitif latin : « un intérieur de
province ». Voir (II, § 583, p. 200) : « Dans l’adjectivation ex casu, le substantif nominal est adjectivé sans
qu’en réalité sa substance le soit. […] Le substantif adjectivé ex casu ne s’accorde bien entendu pas,
morphologiquement, avec le support, auquel il n’est pas consubstantiel. L’adjectivation ex casu paraît
d’ailleurs bien avoir pour origine le répartitoire latin de cas. »
10 On n’a ici affaire qu’à des affonctifs nominaux, et non verbaux ou strumentaux.
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