Coldoc 07 Muni Toke
d’un certain point de vue théorique - le terme ne peut donc varier que si la théorie varie :
Pichon souligne que les changements sémantiques des termes scientifiques relèvent d’un
changement de la science elle-même et non de la langue. Dès lors, les termes techniques
qui appartiennent à une disance ont la particularité d’échapper au sentiment linguistique ;
artificiels, ils ne sont pas reconnus naturellement par le locuteur de l’idiome5 :
En résumé, la dérivation fabricative n’est vivante qu’au minimum, dans l’instant même de
la création du nouveau terme. Elle ne se sustente pas par les vertus d’une source
linguistique continue ; elle n’emprunte pas directement sa force au sentiment linguistique
collectif ; elle crée des vocables congénitalement adultes qui pourraient théoriquement
n’avoir aucune expressivité propre, puisqu’on les définit pour leur donner du sens.
(Pichon, 1942 : 8) [Nous soulignons]
Ainsi, « le préjugé antinéologique mutile la langue » : la création terminologique,
même « vivante au minimum », reste l’expression de la « vitalité de l’idiome » (Pichon,
1942 : 12). A l’extrême limite, postule Pichon, on peut imaginer une terminologie créée ex
nihilo, à partir d’éléments « sans expressivité propre ». La création néologique consisterait à
insuffler du sens dans ces coquilles vides : on en arrive donc bien à l’idée que la
terminologie est explicite, transparente, dès lors que les éléments qui construisent ses
termes sont au départ associés à une signification stable. Le cas extrême envisagé par
Pichon renvoie finalement au fonctionnement du langage mathématique lui-même : une
fois posé que x est une variable, peu importe que ce x n’ait en lui-même « aucune
expressivité propre » : on lui assigne arbitrairement un pouvoir de désignation.
2.2. Décrire le français avec une métalangue élaborée spécifiquement pour lui
Outre ce souci d’adaptation de la métalangue au champ disciplinaire étudié,
Damourette et Pichon défendent une perspective idiomatique : ils écrivent une grammaire
du français, une grammaire nationale selon leurs propres termes (I, § 7, p. 15), et ne
peuvent concevoir leur travail de grammairien sans l’élaboration d’une métalangue
française adaptée au français. Ce point est relevé, et loué, par un compte-rendu de
Tesnière dans les Annales Sociologiques, qu’on reproduit ici intégralement :
Trop longtemps les grammairiens n’ont envisagé le français que sous l’angle latin. MM.
Damourette et Pichon le considèrent en lui-même et dans son fonctionnement. L’image du
français réel, qui apparaît ainsi pour la première fois, surprendra bien des gens, qui
parlent français comme M. Jourdain faisait de la prose. Maint lecteur sera également
rebuté par une terminologie qui ne craint pas les innovations. Cela n’empêche pas ce livre
d’être une des analyses les plus pénétrantes et les plus poussées qui ait jamais été faite de
notre langue, et l’un des ouvrages fondamentaux sur lesquels s’appuieront, il faut l’espérer,
les grammaires françaises de demain. (Tesnière, 1937 : 136) [Nous soulignons]
Ainsi, la question qui doit sous-tendre l’observation de la terminologie de Damourette
et Pichon peut être formulée ainsi : pour chacun des termes néologiques de l’Essai de
grammaire de la langue française, a-t-on affaire à la description nouvelle d’un phénomène
déjà connu en français ou à la description, possiblement traditionnelle, d’un phénomène
nouveau ? En d’autres termes, le détail extrême dans lequel entrent Damourette et Pichon
5Dans le domaine du lexique, Damourette et Pichon prennent en effet soin de distinguer entre ce qui relève
du « sentiment linguistique » spontané et ce qui relève du travail terminologique : ainsi, le mot migraine
exprime « dans le sentiment linguistique […] un symptôme plutôt que la maladie que les médecins
appellent migraine. » (I, § 368, p. 474, Note 2).
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