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Au sein du CID notre groupe de recherche est du désir de chacun de comprendre et de
problématiser des questions et des situations liées à l’interculturel. Une marche de
réflexion et d’interrogation, une rencontre interdisciplinaire, une ouverture à des références
pluriculturelles impulsent la dynamique du groupe. De nombreux concepts sous-tendus par
celui d’interculturalité ont orienté notre recherche autour de l’ethnicité. En effet, cet objet
nous est apparu à la fois flou et prégnant dans le discours actuel, scientifique, politique et
commun. L’ethnicité est-il un objet conceptuel apte à rendre compte de la réalité des rapports
humains et sociaux dans notre société française ? Les articles que nous proposons, issus de
cette réflexion, s’attachent à présenter un questionnement multiple et pluri-référencé.
Ainsi, dans un premier temps, une enquête historique de l’ethnie situe le contexte sémantique
du terme ethnicité. Il s’agit de montrer comment se dresse dans le champ scientifique toute
une dialectique autour de l’objet ethnicité.
Ensuite, l’appropriation de cet objet permettra de saisir les bats épistémologiques qu’il
suscite dans la recherche actuelle fraaise.
Enfin, nous verrons comment l’ethnicité s’inscrit de manière ambiguë et conflictuelle au
cœur des rapports sociaux marqués par des enjeux de pouvoir.
Yolande ROSALES TORRES,
Doctorante en Sciences de l’Education
Pascale RUFFEL,
Psychologue Interculturel
Fatima OUACHOUR,
Docteur en Histoire
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ARCHEOLOGIE DE LETHNIE, DIALECTIQUE DE LETHNICITE
Actuellement, le concept d’ethnie est, le plus souvent, consiré comme un euphémisme
pour signifier le terme de race. Pour rompre avec cette définition, les chercheurs actuels,
dans le domaine des Sciences Humaines et Sociales, ont remplacé le concept d’ethnie par
celui de d’ethnicité. Ce nouveau concept correspond-t-il à une autre façon de penser
l’altérité ? Pour tenter de répondre à cette question, nous avons orienté notre réflexion, d’une
part, autour d’une enquête historique sur le concept d’ethnie, et d’autre part, autour de la
dialectique du vocabulaire ethnique et du concept d’éthnicité.
LA DIMENSION DE LETHNIE : DES SENS MULTIPLES
Dans les acceptions contemporaines, le terme ethnie est généralement admis comme étant
l’héritier direct des termes anciens ethnos, natio, et paganus. Quels rapports ces termes
anciens entretiennent-ils avec le concept actuel d’ethnie ?
D’un point de vue historique, le terme ethnie est rattac au mot grec ethnos qui est souvent
traduit par le terme de peuple ou d’une société humaine fondée sur la conviction de partager
une même origine et sur une communauté effective de langue et, plus largement, de culture.
Les Grecs opposaient ainsi les ethnê
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et la polis. Les sociétés qui relevaient de leur culture
mais auxquelles manquait l'organisation en cités-États étaient des ethnê. Ainsi, l'ethnos
signait une population aux institutions mal affirmées, une forme d'organisation sociale
antérieure et inférieure à la polis. Les ethnê étaient en somme les sociétés autres, celles des
Grecs pour ainsi dire « incivils » et celles des « Barbares », qui ne parlaient pas la langue
grecque.
Selon certains chercheurs, le terme a, s son origine, une valeur sinon péjorative, du moins
problématique : « c'est un vocable qui implique une hiérarchie et qui est connoté par
l'ethnocentrisme qui signe cette attitude de supériorité culturelle, voire d'égocentrisme
collectif et qui utilise un terme rivant de la même racine ». Néanmoins, les réponses sont
loin d'être simples, tant les statuts de non-citoyens sont nombreux dans les cités grecques. Ce
qu’il faut retenir est que le terme ethnos désigne une altérité politique, et non des groupes
signés par leur unité biologique, bien que les mythes sacrés de créations fassent descendre
les membres de l’ethnos d’un ancêtre commun.
Plus tard, dans le vocabulaire judéo-chrétien, ethnos sera traduit par le latin ethnicus qui
signera les païens, les idolâtres ou adorateur des idoles. Le terme servira aussi à signer
« les peuples étrangers », et par la suite, il prendra le sens d’un groupe humain homogène.
Ethnie est également rattaché aux termes de natio et paganus. Parfois, ces vocables anciens
sont traduits par les termes de « race, progéniture, espèce, sorte
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», parfois par ceux de
« nation, peuple ». Les sens sont multiples.
Concernant plus particulièrement le terme de paganus, il convient de faire un tour par la
terminologie chrétienne
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. Pour Saint-Augustin, le mot paganus employé dans le sens de non-
chrétien appartient au langage populaire. Le mot paganus avait alors un sens qui le rendait
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sing. ethnos
2
Omnes ejus gentis nationes : tous les peuples de ce pays. Nationes : les païens, les gentils.
3
Vittorio PORCHIA, Langues et cultures de l'Antiquité, Neuchâtel, 2001
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apte à être utilisé par les chrétiens, puisqu'il pouvait désigner celui qui ne pratiquait pas le
culte impérial. Paganus est l'habitant d'un pagus, c'est-à-dire d'un territoire placé dans des
limites bien déterminées, un village, un district, et même une région. Le paganus est donc un
autochtone et se distingue du colonus, vétéran de l'armée romaine établi sur des terres qui lui
ont été assignées et qui rend, par conséquent, un culte aux divinités romaines selon les rites
officiels. Le paganus, par contre, se contente d'honorer les divinités du pagus. Pour
Tertullien, auteur ancien, le chrétien est le soldat du Christ, celui qui a prêté serment de
fidélité lors du baptême, celui qui est intégré dans la ritable cité de Dieu. Le païen devient
alors son contraire : celui qui est alienus à tout ce que le christianisme représente de sacré
pour ceux qui y adhèrent. Ainsi, lorsque le christianisme devient religion officielle de
l'Empire, l'Empereur peut désigner pagani tous les non-chrétiens. Ainsi, Tertullien écrit Ad
natione et non ad paganus.
D’une manière générale, pour certains historiens antiquisants
4
, il faut se garder de traduire
anachroniquement les mots genos, ethnos, phylon en grec, gens et natio en latin, par le terme
français de race ou d’ethnie mais plutôt par le terme de peuple. Le vocable peuple a surtout
une signification politique, puisqu’il désigne l’ensemble des citoyens soumis aux même lois
mais il ne possède pas de sens ethnique
5
.
Qu’en est-il alors de l’ethnie ?
CONTEXTE ET AMBIGUÏTE CONCEPTUELLE DE L’ETHNIE
En fraais, le mot ethnie n’apparaît et rentre dans l'usage de la langue française qu’au
tournant du XIXe siècle
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. L'apparition de ce mot, à une époque l'Europe est dominée par
le phénomène colonial, va influer sur son utilisation et lui donner un sens historique. A cette
époque, le vocable ethnie est souvent un euphémisme pour dire race sans prononcer ce mot.
A cette époque, les définitions du terme ethnie sont assez peu nombreuses et tournent toutes
autour de quelques grandes caractéristiques. Dans l'Essai sur l'inégalité des races humaines,
Joseph-Arthur de Gobineau utilise l'adjectif ethnie de manière ambiguë. Nous observons
justement que chez lui le terme semble, d'un côté, fonctionner comme synonyme de race,
nation ou civilisation ; et de l'autre, se référer au résultat du mélange des races, c'est-à-dire à
une hybridation fatale qui, dans la vision du diplomate français, est destinée à provoquer le
déclin de l'humanité et la fin de l'histoire
7
.
La même ambiguïté se retrouve chez Georges Vacher de Lapouge, théoricien du racisme, qui
est le premier à introduire dans la langue française le terme et la notion d'ethnie. Dans Les
sélections sociales, il emploie ethnies pour signer certaines parties de population
racialement homogènes, qui entrent en contact avec d'autres races et cohabitent avec elles
dans la longue durée, finissant de ce fait par en assimiler la langue et la culture. Il tente de
rendre compte de « la séparation de populations racialement homogènes dont les différentes
divisions connaissent des changements divers, entrent en contact avec d'autres races et
finissent, par la cohabitation prolongée avec celles-ci, à leur ressembler davantage, du fait de
la mixité linguistique et culturelle, qu'à la partie initiale dont elles se sont séparées
8
».
4
Pierre Salmon, SALMON Pierre : 1984 : Racisme ou refus de la différence dans le monde gréco-
romain, in Dialogues d’histoire ancienne, n°10, p. 75-91
5
Paul Ansart, ibid.
6
Annamaria RIVERA, Ethnie-Ethnicité, in L’imbroglio ethnique en 14 mots clés, sous la direction de
René GALISSOT, Mondher KILANI, Annamaria RIVERA, Lausanne, 2000, p. 97-115
7
Joseph-Arthur de GOBINEAU, Essai sur l’inégalité des races, 1854
8
Georges Vacher DE LAPOUGE, Les sélections sociales,1896
5
Par la suite, Georges Montandon reprend les idées de Vacher de Lapouge. Il développe la
notion d’ethnie et la définit comme un groupement naturel comprenant la totalité des
caractéristiques humaines. Membre de la société d’anthropologie française, il publie en 1935
dans l’Ethnie française : « L’ethnie englobe la race
9
».
Même le grand innovateur de la linguistique, Ferdinand de Saussure, se réfère à la
problématique raciale : il propose d'appeler ethnisme ce groupe constitué de populations qui,
tout en étant différentes du point de vue racial, ont en commun la langue, la religion, les
connaissances et la défense.
Ce rapide inventaire des différentes définitions de l'ethnie telles qu'on peut les trouver dans
la littérature anthropologique du XIXème siècle et du début du XXème siècle montre la
grande convergence des positions sur ce thème. A travers les différentes significations
recensées apparaissent un certain nombre de critères communs tels que : la langue, un
espace, des coutumes, des valeurs, un nom, une même ascendance et la conscience qu'ont les
acteurs sociaux d'appartenir à un même groupe. A la fois une cohésion culturelle et
biologique.
Selon la conception classique qui s'exprime, à cette époque, dans les sciences sociales,
l'ethnie (ou groupe ethnique) serait donc une population qui s'auto-reproduit sur le plan
biologique, qui partage des valeurs, des croyances et des institutions culturelles de base, qui
parle la même langue et a la même organisation sociale. Enfin, elle s'identifie elle-même et
est identifiée comme une unité distincte de toutes les autres unités du même ordre.
L'existence de l'ethnie résulterait donc de la coïncidence de ces différents critères. Or, hormis
la proximité de la notion d'ethnie avec celle de race, on voit combien sa définition est
tributaire de la conception de l'Etat-nation, telle qu'elle a pu être élaborée en Europe.
s les premières décennies du XXème siècle, cependant un débat souterrain n'a cessé
d'agiter la sociologie et l'anthropologie sur cette question, et nombre de chercheurs ont fait
état de l'inadaptation du concept d'ethnie avec la réalité qu'ils avaient été capables d'observer
sur le terrain.
Dans le domaine de la sociologie, Max Weber
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a été le premier à attirer l’attention sur le
danger que représentait l'utilisation de la notion d’ethnie en l'absence d'une analyse
historique et sociologique concrète de la conscience qu'un groupe acquiert de lui-même à
une époque et en un lieu donné. Pour lui, ce qui est décisif n'est pas la présence de liens de
sang mais le sentiment d'appartenance. Max Weber nomme ainsi groupes ethniques des
groupes humains qui font preuve d'une croyance subjective dans leur ascendance commune,
à cause de ressemblances dans le type physique, dans les coutumes, ou de souvenirs partagés
dans l'expérience de la colonisation et des migrations. Ainsi l'appartenance ethnique ne
constitue pas un groupe : elle n'a pour effet que d'en faciliter la formation, en particulier dans
le domaine politique
11
.
La nature symbolique de l’appartenance ethnique sera mise ensuite en avant par
l'anthropologue Siegfried F. Nadel, qui rejette toute conception objectiviste ou essentialiste,
anticipant ainsi le travail de déconstruction auquel s'attellera une partie de l'anthropologie.
Ce chercheur soutient que la tribu n'existe pas en vertu d'une quelconque unité ou
9
Georges MONTANDON, Pendant la Seconde guerre mondiale, Montandon fera partie du
Commissariat aux questions juives.
10
Max WEBER, Économie et société, Tome 1, Paris, 1922
11
Pour les anthropologues actuels, l'opposition proposée par Max Weber paraît aujourd'hui non
pertinente, « parce qu'il ne considère pas que la parentèle elle-même est un artefact : un idiome social
au travers duquel les acteurs sociaux négocient constamment leurs appartenances et leurs alliances.
Néanmoins, il est important que Max Weber ait souligné la nature parfaitement symbolique de
l'appartenance ethnique. » Mais ce ne sont pas tous les sociologues actuels qui pensent cela.
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