Les « transformations » analytique et herméneutique de la philosophie

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Les « transformations » analytique et herméneutique de la philosophie
(Extrait d’un exposé de formation continue des professeurs de philosophie, I.U.F.M. de Nantes, 1993)
1 – La transformation analytique de la philosophie :
La critique empiriste de la métaphysique, qui substitue le principe d'entendement (physique) au
principe de raison (métaphysique), affecte la philosophie elle-même (forme culturelle parmi les plus
sublimes, avec l’art et la religion, sinon la science), en matière à la fois de recherche et d’enseignement. Si
elle n’est pas purement et simplement répudiée comme « obstacle épistémologique », la philosophie s’en
trouve, en effet, triplement « transformée » (comme l’on dit depuis K.O. Apel, Transformation de la
philosophie, 1973). Elle l'est dans son objet d'abord, par le passage de l'onto-théologie (métaphysique) à
l'onto-anthropologie et même anthropogonie (physique) telle que les sciences permettent de la concevoir et
les techniques de la produire. La philosophie devient donc simple répétitrice de la rationalité scientifique et
technique, soit comme conscience historique de leur constitution et évolution, soit comme conscience
épistémologique (ou plutôt méthodologique et technologique) de leurs procédures, avec plus ou moins de
retour instructif pour les sciences et les techniques elles-mêmes. La philosophie se voit aussi transformée
dans sa démarche elle-même : elle devient, au moins tendanciellement, une hyper-analytique reproduisant
en son sein les procédures méthodologiques et technologiques de la rationalité scientifique et technique, et
donc observant et expliquant des faits naturels et culturels et s'intégrant comme moment organique dans
l'auto-production de la civilisation mécanique. Ce à quoi semble bien se réduire désormais sa finalité, en
tout cas selon sa conception et sa pratique anglo-saxonnes, aujourd’hui mondialement dominantes, qui
réduisent l'homme lui-même à sa dimension d'homo economicus-technicus, essentiellement soucieux de la
conservation de soi par la médiation de la domination du monde, voire des autres hommes.
On ne peut que penser ici, par exemple, au premier « tournant linguistique » (amorcé par le
formalisme de Frege et Russell et effectué par le Cercle de Vienne de Carnap et du premier Wittgenstein),
qui oeuvre à l'établissement d'une caractéristique universelle désubjectivant le langage ordinaire et
déconstruisant-détruisant le langage métaphysique, au profit d'une logistique symbolique destinée à
constituer comme l'organon de la machine socio-naturelle. Le philosophe devient alors l'analyste froid du
devenir-monde physicaliste. On pourrait ici se référer à Alain Badiou qui parle (dans Manifeste pour la
philosophie, 1989) de « suturation » ou de surdétermination scientifique de la philosophie conçue et
pratiquée comme théorie conceptuelle quasi empirique (ou même simple « enquête »), et non plus comme
système idéel spéculatif ou même réflexif. Ce que le discours de la réforme a lui-même intégré en voulant
structurer l’enseignement de la philosophie en terminale selon un programme d’histoire des idées-faits (ou :
toutes-faites), d’ordre scientifique et technique surtout, sur le mode d’une informatique positive sans
problématique réflexive. Comment ne pas se rendre compte qu'il s'agit là d'une véritable « dissolution » (au
sens de Husserl, Krisis, I, 1935) de la philosophie selon son idée socratique, son essence critique et sa tâche
utopique s’abîmant alors dans sa « transformation » en une hyper-analytique organique du fait accompli de
la production techno-scientifique ? [L’institution scolaire elle-même, par exemple, est alors administrée
comme une « courroie de transmission » symptomatique-indicielle d’un « développement humain » fasciné
par la puissance, quantitativement mesurée par les indices statistiques des organismes nationaux et
internationaux, par le biais de la révolution inouïe des « nouvelles sciences et technologies de l’information
et de la communication » appelant à une pédagogie indicielle par le biais du multi-écran].
2 – La transformation herméneutique de la philosophie :
La critique romantique de la métaphysique (qui s'articule à la critique empiriste de celle-ci pour
fonder les Temps modernes) substitue, elle, le principe de sentiment (historique) au principe de raison
(métaphysique) mais aussi au principe d'entendement (physique), affectant par là même, à son tour, la
philosophie, à la fois dans sa recherche et dans son enseignement. Si elle n'est pas purement et simplement
répudiée, en compagnie des sciences et techniques analytiques, comme fille du principe de raison ou du
principe d'entendement faisant obstacle à la vie, au seul bénéfice des formes culturelles issues du principe
de sentiment (comme le mythe, la religion, l'art, ou le langage ordinaire), la philosophie ne devient-elle pas
dans les faits (même si elle proteste du contraire en droit) la simple servante de la « rationalité » ou plutôt de
la sentimentalité esthético-langagière, ou même mythico-religieuse ? En effet, elle se trouve ici, encore une
fois, triplement « transformée ». Elle l'est d'abord dans son objet : l’onto-anthropogonie plus ou moins
rationnelle-sentimentale s'ordonnant assez souvent, et de plus en plus me semble-t-il, à une onto-anthropothéogonie (comme l'analyse, par exemple, Dominique Janicaud dans Le tournant théologique de la
phénoménologie française -1991-, pour ne pas évoquer ici l'herméneutique allemande), la philosophie tend
à devenir la simple répétitrice de la sentimentalité historico-herméneutique, comme conscience historique
du mythe, de l'art, de la religion et du langage, ou des sciences qui en traitent en les explicitant-comprenant
selon leurs « intentions » propres en guise de conscience épistémologique et éthique, avec un retour plus ou
moins éducatif pour eux de cet accompagnement interprétatif. [Comment ne pas penser, ici encore, au
discours et à la pratique de la réforme du programme de philosophie en classes terminales relativement aux
« questions à ancrage contemporain » en accompagnement civiliste du devenir-monde de la démocratie
libérale, comme à propos de la demande et même de l’imposition maintenant, dans les séries
technologiques, de « l’enseignement du fait religieux » à l’école ?]. La philosophie se voit aussi réduite dans
sa démarche même : elle devient ici une hyper-herméneutique « accueillant en son sein » pour les imiterrépéter, là encore, soit les procédures scientifiques et technologiques plus ou moins rationnellessentimentales des sciences et techniques historico-herméneutiques de la culture, soit même les démarches de
l'esprit qui sont à l'oeuvre dans leurs objets privilégiés (le mythe, l'art, la religion, le langage ordinaire).
Enfin, la finalité de la philosophie en ressort elle-même transformée puisqu'il ne s'agit plus ici que
d'observer-commenter les faits ou plutôt le fait du sens culturel, pour s'intégrer, là encore, comme moment
organique dans l'auto-épanouissement de la civilisation esthétique, qui réduit l'homme à sa dimension
d'homo socius-pragmaticus essentiellement soucieux de sa reconnaissance par la médiation de sa
participation à un sens commun.
On peut penser ici, sur le plan polémique, à la figure du philosophe comme commentateur chaud du
devenir-monde esthétique et, sur un plan plus théorique, au deuxième « tournant linguistique »,
herméneutico-pragmatique (chez Nietzsche, Heidegger, Gadamer, Ricoeur, mais aussi Austin et Searle) et
non plus logico-mathématique, en tant que philosophie du langage ordinaire pensé comme pré-comprenant
toujours déjà une humanité irréductiblement vouée à la finitude historique, à la temporalité donc. En nous
référant à nouveau à Badiou, nous pourrions parler ici de la « suturation » poétique de la philosophie,
pensée et pratiquée comme l'un des beaux-arts, langage poétique, fragment esthétique, aphorisme
métaphorique, à l'encontre de la philosophie scientifique conceptuelle et spéculative idéelle, conçue comme
théorie ou système surtout. [Il n’est pas jusqu’à l’institution scolaire elle-même qui ne soit exhortée à se
convertir en « communauté éducative » constituant essentiellement un « lieu de vie » pédagogique de type
présentatif-analogique, l’école étant alors pensée et pratiquée comme un sous-ensemble métaphorique de la
démocratie multiculturelle, pouvant et devant œuvrer à la refondation du lien social et politique et même de
la loi de la cité globale].
Ne s'agit-il pas, là encore (mais de façon opposée et complémentaire à la fois de la précédente),
d'une véritable réduction-dissolution de la philosophie [comme de l’école] dans une hyper-herméneutique
organique accompagnant-justifiant le devenir-monde de la civilisation esthétique, qui pourrait bien n’être
que le supplément d’âme de la civilisation mécanique, comme le signifie Apel lorsqu’il fait remarquer que
« la philosophie néopragmatiste du common sense (…) s’oppose à ceux qui veulent améliorer le monde »
(dans Penser avec Habermas contre Habermas, 1989, pp. 41-42) ?
Joël GAUBERT
N.B. : pour une intégration-dépassement de ces "transformations" de la philosophie d'un point de vue
critique et auto-critique, voir J. Gaubert, Quelle fondation symbolique pour la culture ?, dans
"L'Enseignement philosophique", Paris, 2006.
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