répudiée, en compagnie des sciences et techniques analytiques, comme fille du principe de raison ou du
principe d'entendement faisant obstacle à la vie, au seul bénéfice des formes culturelles issues du principe
de sentiment (comme le mythe, la religion, l'art, ou le langage ordinaire), la philosophie ne devient-elle pas
dans les faits (même si elle proteste du contraire en droit) la simple servante de la « rationalité » ou plutôt de
la sentimentalité esthético-langagière, ou même mythico-religieuse ? En effet, elle se trouve ici, encore une
fois, triplement « transformée ». Elle l'est d'abord dans son objet : l’onto-anthropogonie plus ou moins
rationnelle-sentimentale s'ordonnant assez souvent, et de plus en plus me semble-t-il, à une onto-anthropo-
théogonie (comme l'analyse, par exemple, Dominique Janicaud dans Le tournant théologique de la
phénoménologie française -1991-, pour ne pas évoquer ici l'herméneutique allemande), la philosophie tend
à devenir la simple répétitrice de la sentimentalité historico-herméneutique, comme conscience historique
du mythe, de l'art, de la religion et du langage, ou des sciences qui en traitent en les explicitant-comprenant
selon leurs « intentions » propres en guise de conscience épistémologique et éthique, avec un retour plus ou
moins éducatif pour eux de cet accompagnement interprétatif. [Comment ne pas penser, ici encore, au
discours et à la pratique de la réforme du programme de philosophie en classes terminales relativement aux
« questions à ancrage contemporain » en accompagnement civiliste du devenir-monde de la démocratie
libérale, comme à propos de la demande et même de l’imposition maintenant, dans les séries
technologiques, de « l’enseignement du fait religieux » à l’école ?]. La philosophie se voit aussi réduite dans
sa démarche même : elle devient ici une hyper-herméneutique « accueillant en son sein » pour les imiter-
répéter, là encore, soit les procédures scientifiques et technologiques plus ou moins rationnelles-
sentimentales des sciences et techniques historico-herméneutiques de la culture, soit même les démarches de
l'esprit qui sont à l'oeuvre dans leurs objets privilégiés (le mythe, l'art, la religion, le langage ordinaire).
Enfin, la finalité de la philosophie en ressort elle-même transformée puisqu'il ne s'agit plus ici que
d'observer-commenter les faits ou plutôt le fait du sens culturel, pour s'intégrer, là encore, comme moment
organique dans l'auto-épanouissement de la civilisation esthétique, qui réduit l'homme à sa dimension
d'homo socius-pragmaticus essentiellement soucieux de sa reconnaissance par la médiation de sa
participation à un sens commun.
On peut penser ici, sur le plan polémique, à la figure du philosophe comme commentateur chaud du
devenir-monde esthétique et, sur un plan plus théorique, au deuxième « tournant linguistique »,
herméneutico-pragmatique (chez Nietzsche, Heidegger, Gadamer, Ricoeur, mais aussi Austin et Searle) et
non plus logico-mathématique, en tant que philosophie du langage ordinaire pensé comme pré-comprenant
toujours déjà une humanité irréductiblement vouée à la finitude historique, à la temporalité donc. En nous
référant à nouveau à Badiou, nous pourrions parler ici de la « suturation » poétique de la philosophie,
pensée et pratiquée comme l'un des beaux-arts, langage poétique, fragment esthétique, aphorisme
métaphorique, à l'encontre de la philosophie scientifique conceptuelle et spéculative idéelle, conçue comme
théorie ou système surtout. [Il n’est pas jusqu’à l’institution scolaire elle-même qui ne soit exhortée à se
convertir en « communauté éducative » constituant essentiellement un « lieu de vie » pédagogique de type
présentatif-analogique, l’école étant alors pensée et pratiquée comme un sous-ensemble métaphorique de la
démocratie multiculturelle, pouvant et devant œuvrer à la refondation du lien social et politique et même de
la loi de la cité globale].
Ne s'agit-il pas, là encore (mais de façon opposée et complémentaire à la fois de la précédente),
d'une véritable réduction-dissolution de la philosophie [comme de l’école] dans une hyper-herméneutique
organique accompagnant-justifiant le devenir-monde de la civilisation esthétique, qui pourrait bien n’être
que le supplément d’âme de la civilisation mécanique, comme le signifie Apel lorsqu’il fait remarquer que
« la philosophie néopragmatiste du common sense (…) s’oppose à ceux qui veulent améliorer le monde »
(dans Penser avec Habermas contre Habermas, 1989, pp. 41-42) ?
Joël GAUBERT
N.B. : pour une intégration-dépassement de ces "transformations" de la philosophie d'un point de vue
critique et auto-critique, voir J. Gaubert, Quelle fondation symbolique pour la culture ?, dans
"L'Enseignement philosophique", Paris, 2006.