HISTOIRE
Septembre 2016 • N° 61 l 3
La négation de l’homme
dans l’univers concentrationnaire nazi
Réflexions sur le thème
L’intitulé du thème nécessite d’être justifié
et clarifié. Si l’expression « univers concen-
trationnaire nazi », qui comprend à la fois le
système concentrationnaire et le système
génocidaire, est relativement familière aux
habitués du Concours national de la
Résistance et de la Déportation – on la ren-
contre déjà pour les thèmes de 2005, 2007 et
2015 –, la « négation de l’homme » interroge,
relevant davantage de la philosophie ou de
la psychologie que de l’histoire.
On pourrait être tenté de confondre cette
expression avec le terme de « déshumanisa-
tion », qui renvoie à la perte de caractères
spécifiques à la nature de l’homme, la per-
sonne étant entendue dans sa nature
morale, spirituelle, ou dans ses relations à
autrui. Le choix de ce terme eût impliqué
de se pencher plus particulièrement sur le
vécu des déportés, et non seulement sur le
processus de déshumanisation.
Cette confusion est d’autant plus tentante
que, d'après la brochure de la Fondation
pour la mémoire de la Déportation, « les
survivants ont souvent parlé de “négation
de l’homme” pour caractériser “le milieu”
dans lequel ils avaient été envoyés et détenus
de force, et les conditions de vie ou de mort
qui leur étaient faites ».
Suivant cette lecture, l’expression renvoie
donc au ressenti des déportés, avec ce que
cela suppose de subjectivité, non à une
politique définie par leurs bourreaux.
Toutefois, l’expression « négation de
l’homme » réclame de prendre en compte le
point de vue du négateur. Or, l’objectif des
nazis n’était pas de nier l’humanité de leurs
victimes, mais de retrancher de l’Allemagne
nouvelle et du nouvel ordre européen les
individus considérés comme nuisibles en
raison de leur origine (juive, tzigane, slave),
de leur caractère dégénéré (handicapés
physiques et mentaux, homosexuels) ou de
leur refus de l’ordre nazi (communistes,
sociaux-démocrates, catholiques, résis-
tants, droits communs), de les exploiter ou
de les exterminer. La négation de l’homme,
c’est bien plutôt la conséquence, le résultat,
de la manière dont les SS traitaient leurs
victimes dans les camps de concentration
et d’extermination, traitement qui découle
lui-même, pour une bonne part, de leur
idéologie.
L’expression « négation de l’homme » pose
également problème dans le sens où elle
pourrait laisser supposer que les nazis
niaient l’appartenance de l’ensemble de
leurs victimes, ou d’une partie d’entre elles,
à l’espèce humaine. Ce point renvoie à la
question de la hiérarchisation de l’huma-
nité, dans la doctrine nazie, en fonction de
la race. On sait qu’en plus des notions de
« races supérieures »et de « races inférieures »,
parmi lesquels les tenants de la thèse racia-
liste classique comptaient les juifs, certains
théoriciens nazis considéraient les juifs, en
l’absence de caractères physiques homo-
gènes, comme une non-race (« Unrasse »)
ou comme une contre-race ou anti-race
(« Gegenrasse »), vocable employé par Alfred
Rosenberg. L’expression « non-homme » –
forgée parallèlement à la notion de « sous-
homme », qui servait à désigner les mem-
bres des races dites inférieures – a été
employée par un certain nombre d’auteurs
pour qualifier la manière dont les nazis
regardaient les juifs ; elle me paraît abusive,
d’un strict point de vue historique, même si
Fritz Hippler a pu comparer, dans Le Juif
éternel (« Der Ewige Jude »), film de propa-
gande nazi sorti en 1940, les juifs à des rats.
En l’espèce, les juifs apparaissent davan-
tage aux nazis comme des êtres nuisibles, à
éradiquer par l’isolement et l’éloignement
puis par l’extermination, que comme des
« non-hommes ».
L’expression « négation de l’homme » ren-
voie donc à la négation, par les nazis, d’un
certain rapport à l’homme, la hiérarchie
entre les races rompant l’idée d’égalité
entre les hommes et mettant à mal l’atta-
chement à sa dignité.
Tel qu’il est formulé, le thème exige,
d’abord, une mise au point sur le nazisme
en tant que mouvement politique et corps
de doctrine. En effet, s’il y a « négation de
l’homme », c’est qu’il y a un négateur. La
question est de déterminer en quoi les
nazis niaient l’humanité des déportés, et
sur quels fondements idéologiques.
Le nazisme s’inscrit dans une culture poli-
tique allemande hostile depuis les années
1800 aux Lumières, jugées françaises, au
libéralisme et à la démocratie, considérées
comme occidentales, opposées à une civili-
sation allemande attachée à ses traditions
nationales et populaires. Il s’inscrit égale-
ment dans un processus de construction de
l’État-nation allemand fondé sur la volonté
d’unifier toutes les populations considérées
comme allemandes du continent euro-
péen, une construction/unification réalisée
de haut par l’État prussien, en usant de la
force, en excluant toute une partie des
Allemands (les Autrichiens).
À la suite de cette unification, se sont
développés des mouvements politiques et
des courants de pensée visant à l’unifica-
tion de la Grande Allemagne, par opposi-
tion à la Petite Allemagne née en 1871, à
l’exclusion des juifs de cet ensemble
national, en raison de considérations
raciales. Entre 1870 et 1914 se développe
un nationalisme ethniciste que l’on quali-
fie de mouvement völkisch.
Siècle du scientisme, le XIXesiècle voit éga-
lement l’émergence d’un ensemble de
théories affirmant l’inégalité entre les
hommes et l’importance de la notion d’hé-
rédité. Suivant ces théories, l’épanouisse-
ment de l’homme, son amélioration en
termes physiques, intellectuels, moraux,
sociaux, passe par une politique favorisant
les individus supérieurs aux dépens des
individus inférieurs.
Le nazisme exprime la volonté d’« amélio-
rer la race allemande » par la sélection des
individus et l’extermination des éléments
« tarés » ou autres, de libérer l’espace vital à
l’Est et d’éliminer les « criminels » de droit
commun et politiques. Cela suppose des
différences de traitement selon la période,
les camps et les populations concernées.
Ces théories sont en contradiction flagrante
avec les principes libéraux exprimés dans
des déclarations des droits en Angleterre,
en France et aux États-Unis, mais aussi avec
les principes de l’humanisme chrétien, qui
affirme l’égalité des hommes, quelle que
soit leur origine, devant la grâce divine, et
privilégie les notions de pitié, de commisé-
ration et de rédemption, à l’opposé du culte
de la force et de la violence nazis.
Les camps de concentration et d’extermi-
nation ont pu représenter, dans leur variété
irréductible, le champ d’application par
excellence de l’idéologie nazie.
Ceci dit, tout ne relève pas, dans la « néga-
tion de l’homme » à l’œuvre dans l’univers
concentrationnaire, de la mise en pra-
tique de cette idéologie. Il existe, d’abord,
un écart entre la déshumanisation voulue