Il se peut que la transmission transculturelle de la connaissance s’opère par des cycles sans
fin.1 Mais pour nous, la réfutation post-coloniale du discours et son destin dans des
« situations coloniales », devenues autant de « situations nationales », confirment un point
important. Ce ne sont pas seulement les Européens, les Américains, et les Japonais (pour les
Coréens et les Chinois) qui n’ont pas réussi à comprendre les autres. Ce sont aussi ceux qui,
pendant les quelque derniers siècles, se sont manifestés en tant que sujets de l’historicité
coloniale. Des terrains de mésentente, aussi bien que d’entente, existent chez diverses tribus et
civilisations souvent exclues de notre travail critique, du simple fait que notre réflexion
critique ne couvre souvent que le discours des groupements soi-disant « puissants ». Mais, ce
faisant, n’a-t-on pas oublié que des exemples d’incompréhension se trouvent également chez
des « peuples indigènes » (à l’exception peut-être des Chinois dont la société était tenue pour
être « complexe ») considérés comme des « enfants innocents » par les anthropologues
traditionnels ?
À mon avis, la mission de l’anthropologie réciproque ne doit pas se limiter à la récitation
d’une poétique de l’innocence. Plus complexe, elle doit appeler notre attention sur la mise au
point d’un ensemble de mesures qui nous permettront de déceler nos sujets
d’incompréhension réciproque pour pouvoir, on l’espère, les éviter. Afin de fournir un cadre
historique, je me suis tourné vers l’histoire de divers aspects de la civilisation chinoise, dont
les schémas cosmologiques de la Chine antique et l’anthropologie en tant que discipline où
nous percevons des difficultés semblables à ceux qui apparaissent dans les études européennes
modernes.2 Cette étude couvre plus de deux mille ans, de l’époque classique à l’ère
contemporaine. Ce champ de vision étendu sera une approche utile du « point de vue des
autochtones » à l’égard des autres, même si un domaine aussi vaste pose des problèmes en
raison même de son importance.
L’empire devenu nation
Plus précisément, on peut décrire les univers de la cosmologie chinoise en termes de
transformation historique d’un « empire devenu nation ». Il s’agit, en un mot, de la
transformation de la vision cosmique de « Tout ce qui est sous le Ciel » (tianxia) à l’époque
de l’Empire, en une série de récits de la rédemption produits par la nation pendant le XXe
siècle (pour des exemples antérieurs, voir aussi Duara, 1995). Jusqu’ici, dans les sciences
1. Considérez, par exemple, le sort réservé à Wallerstein et à Said aussi bien qu’à Malinowski en Asie
orientale. Or, Wallerstein soutient que toutes les sciences sociales en Occident étaient occidento-centriques et
contenaient par conséquent toute sorte de pièges épistémologiques et idéologiques. L’espoir pour l’avenir, tel que
certains de mes collègues chinois ont interprété les prévisions de Wallerstein, était entre les mains des
« Orientaux ». Également pertinent par rapport à ce que mes collègues avaient tiré de Wallerstein, l’orientalisme
de Said a été publié en chinois en 1999. Beaucoup de comptes-rendus ont été publiés dans les journaux et dans
les périodiques savants. Actuellement, l’orientalisme de Said est perçu comme une forme de « Dongfang Zhuyi »
ou « « Orientisme » (« Easternism »), qui renvoie non pas aux discours occidentaux sur les Orientaux mais à
une vision du monde à la fois post-occidentale et oriento-centrique. Ceux qui n’ont pas lu son livre ont vu dans le
titre de l’ouvrage un signe positif d’une nouvelle vision alternative du monde, ce qui suggère que l’orientalisme
désormais signifie, comme me l’a dit un ami pendant la phase post-coloniale, que « c’est désormais le tour des
chercheurs en Orient ». Tout cela me fait penser à ce qu’a dit une fois Mao Zedong : « les vents de l’Orient l’ont
emporté sur les rafales de l’Occident ». Néanmoins, cette notion me rappelle un grand moment dans l’histoire de
l’anthropologie chinoise. Lorsque l’éminent anthropologue chinois, Fei Xiaotong, a publié son premier livre en
anglais, intitulé « La vie paysanne en Chine » (1939), son mentor, Bronislaw Malinowski, qu’il appelait son
« oncle », a écrit une préface où il chantait ses louanges pour avoir ouvert un nouveau domaine qui allait
permettre aux Orientaux de se prendre eux-mêmes comme sujet d’étude. Or, toutes ces visions post-impérialistes
du monde, une fois de plus avec leurs commentaires écrits en des langues étrangères au sujet des sciences
sociales, semblent oublier le fait qu’une forme d’encouragement occidental pour l’orientisme existait naguère à
Londres.
2. Voir la version anglaise complète de cet article : Wang Mingming, The Turn of Heaven : Empire to nation
and the Relevanceof Reciprocal Understanding in China, Conférence de Bologne, 6-7 novembre 2000.