l`europe sociale, condition de l`europe politique

L’EUROPE SOCIALE, CONDITION DE L'EUROPE
POLITIQUE
Bruno THERET
I.R.I.S/ Université Paris Dauphine
Résumé :
La thèse défendue dans la conférence sera que l'Union européenne ne peut se constituer en un
ordre de gouvernement démocratique coexistant avec l'ordre de gouvernement des Etats
membres que sur la base du développement d'une citoyenneté sociale à son échelle. Cette
citoyenneté sociale européenne est en effet la seule base possible de développement d'un
sentiment européen d'appartenance dans la mesure où l'Union européenne est condamnée à être
une forme fédérale de type interétatique, c'est-à-dire combinant de manière permanente
intergouvernementalisme et supranationalisme. Ce type de fédéralisme, qui se retrouve au
Canada, exclut en effet toute construction d'une identité européenne de type nationalitaire et
implique que l'ordre fédéral de gouvernement ne puisse fonder sa légitimité que par son
efficacité fonctionnelle dans l'accomplissement des compétences spécifiques pour lesquelles il est
institué, à savoir, le maintien de la paix entre les Etats membres et leur commune souveraineté
vis-à-vis de l'extérieur. L'exigence démocratique de l'accomplissement des compétences
intraeuropéennes de l'Union, comme la nécessité pour son gouvernement de s'affirmer face aux
Etats membres, devraient alors le pousser à intervenir pour définir des limites à la diversité
qualitative et quantitative de la protection sociale entre ces derniers, source de tension quant à
l'unité sociologique de l'Union, et profiter du retrait éventuel de certains Etats-providence
nationaux pour compenser leurs défaillances et se construire ce faisant une légitimité plus large.
Compte tenu des formes institutionnelles extrêmement variées des systèmes nationaux de
protection sociale existant, la construction d'une citoyenneté sociale à l'échelle européenne
devra néanmoins probablement se limiter à l'édiction de normes quantitatives communes de
prestations équivalentes et à des procédures de redistribution permettant aux Etats les moins
riches de remplir leurs obligations sociales ainsi édictées. Une autre source d'expansion de la
protection sociale à l'échelle de l'Union pourrait être l'apparition de nouveaux domaines de
protection liés aux transformations nécessaires des Etats-providence hérités de la période
fordiste et relatives aux changements des rapports entre les sexes et les générations.
Afin de fonder cette thèse, on définira d'abord dans l'exposé un concept de protection sociale
permettant de dépasser en les incluant les diverses définitions nationales institutionnelles du
"social" avec l'objectif de disposer d'un langage commun à l'échelle européenne. On exposera
ensuite en quoi la construction de l'Union européenne oblige à sortir d'une conception purement
nationale des systèmes de protection sociale, en relation avec la nécessité pour les formes
interétatiques de fédéralisme qui sont au fondement de l'Union européenne de se fonder en
légitimité sur une citoyenneté sociale à son échelle. Les arguments contraires courants reposant
sur l'idée que les Etats-providence sont une prérogative des Etats membres que ceux-ci sont bien
résolus à conserver seront abordés dans une dernière partie.
I. Qu'est-ce que le social ?
Dans les comparaisons internationales portant sur les Etats-providence et la protection sociale,
l'Allemagne et la France sont le plus souvent considérées comme relevant d'un même type
alternativement dénommé soit de "méritocratique-productiviste" (Tittmus), soit de continental
étatique-bureaucratique (Flora et Ferrera), ou encore de "corporatiste-conservateur" (Esping-
Andersen). En gros, les systèmes allemand et français de protection sociale seraient proches en
ce qu'ils releveraient principalement d'une logique de l'assurance sociale (d'inspiration
bismarkienne) avec financement par des cotisations sociales, les prestations sociales reflétant
alors la position des salariés sur le marché du travail et non une logique redistributive
universaliste.
L'Allemagne constituerait néanmoins l'idéal-type de ce modèle, un cas polaire, alors que la
France n'en serait qu'un cas intermédiaire, plus proche sous d'autres aspects du type social-
démocrate (dont l'idéal type est le modèle suédois) notamment en raison de la nature de ses
politiques familiales. D'autres approches distinguent également l'Allemagne et la France au plan
social, en faisant ressortir que cette notion prend un sens différent dans les deux pays. Le social
en Allemagne n'est pas assimilé à une prééminence de l'Etat et c'est le dialogue social, la
négociation (néocorporatiste) entre acteurs sociaux qui est vue comme l'axe central du lien
social. En revanche, dans le cas français, prévaut une conception tutélaire où l'omniprésence de
l'Etat compense l'incapacité des "partenaires sociaux" à construire les compromis nécessaires à la
survie de la société. Ainsi en France, il n'y aurait de social qu'à partir du moment où il y a
intervention de l'Etat, notamment en matière de sécurité sociale, alors qu'en Allemagne le social
serait déjà présent au niveau du marché du travail dans le dialogue entre syndicats de travailleurs
et organisations patronales. Bref un social en extériorité par rapport à l'économie s'opposerait à
une économie sociale de marché.
Ces différentes appréciations peuvent être discutées, ne serait-ce par exemple qu'en raison du fait
que les organisations de sécurité sociale sont en France de droit privé et disposaient, jusqu'à une
date récente, de budgets complétement dissociés du budget de l'Etat. Il n'empêche que chaque
société a sa propre conception du social, ce qui se reflète dans les appellations de SozialStaat et
d'Etat-providence utilisées respectivement en Allemagne en France pour nommer l'ensemble des
politiques sociales. Les sociétés modernes, de niveau comparable de développement, se posent
certes des problèmes identiques quant à leur reproduction dans la durée, mais elles n'y répondent
jamais, en raison de leur histoire propre, de manière similaire, ce qui signale les limites étroites
de la démarche économique conventionnelle postulant non seulement l'unicité des problèmes
mais aussi de leurs solutions.
D'un point de vue comparatif toutefois, afin d'assurer l'intercompréhension, et dans la perspective
de la coordination européenne des politiques sociales sur laquelle on doit maintenant s'interroger,
le "social" doit être conceptuellement défini de façon à pouvoir voyager et, par conséquent, faire
sens en ayant une même signification dans divers contextes nationaux. Il ne peut donc être saisi
simplement à partir du sens commun donné à cette expression dans un contexte national
particulier, sens alors circonscrit par l'ensemble spécifique des organisations qui sont dites
"sociales" parce qu'elles délimitent le champ administratif d'intervention sociale. La
conceptualisation du social doit être suffisamment large pour inclure la définition institutionnelle
la plus extensive, quitte à faire ainsi apparaître l'absence de reconnaissance publique officielle de
certains secteurs sociaux dans certains pays.
A cette fin, on peut lier le concept du social à celui de la différenciation de la société. Le social
dans cette perspective, c'est ce qui fait tenir ensemble des sociétés mobilisant
concurrentiellement des types hétérogènes de transactions économiques, des principes
économiques pluriels, tels que l'échange marchand, le don-contredon et l'échange politique du
type prélèvement/redistribution différée. Bref, le social n'est autre que la forme spécifique
d'expression du lien social dans des sociétés différenciées en sphères de pratiques structurées
selon leur propre hiérarchie de valeurs, pratiques visant des finalités hétérogènes voire
contradictoires (la richesse, la puissance, la reproduction de la vie).
Le social est alors constitué des médiations entre les ordres politique (administrations étatiques),
économique (entreprises capitalistes) et domestique (familles nucléaires), médiations qui
assurent ainsi la cohésion sociale, l'unité de la société et de son système général de valeurs
malgré sa différenciation. Le social n'existe donc qu'en tant qu'espace du mode de régulation de
la société, qu'en tant que configuration des médiations articulant ses ordres constitutifs dont
l'hétérogénéité pousserait sinon à son éclatement. Le système de protection sociale est, comme la
monnaie, une médiation économique de ce type.
La question de la protection sociale se pose en effet dans toute société à un niveau structurel
fondamental, celui des conditions matérielles de la reproduction de la "ressource naturelle"
primaire qu'est, tant pour l'activité économique que pour le pouvoir politique, la population et
son «capital de vie». Elle concerne la mise à disposition des êtres humains des moyens
économiques de leur reproduction bio-démographique, dès lors qu'ils sont majoritairement
socialisés par les institutions du salariat et que, de ce fait, ils "valent" en tant qu'individus sous la
double forme de forces économiques de travail (via le contrat salarial de travail) et de forces
politiques de pouvoir (via les droits attachés à la citoyenneté).
On peut alors considérer, sans pouvoir ici le démontrer, que la structure élémentaire des systèmes
de protection sociale est, dans toute société salariale, composée d'un ensemble de quatre relations
: le rapport salarial d'insertion marchande de la population dans l'ordre économique et trois
relations spécifiques liant les institutions sociales proprement dites à l'économique, au politique
et au domestique. Ces quatre relations font système selon le modèle de médiation entre les trois
ordres représenté dans le schéma suivant, car elles sont le résultat de ce que la consubstantialité à
l’économique des organisations de protection sociale (S-E) conduit le politique à les utiliser
comme moyen d’une alliance avec l'économique [(P=S)-E] qui lui permette de refonder un lien
administratif de protection de l'ordre domestique [(P=S)-D] à la fois complémentaire et
substituable à la relation salariale marchande (E-D).
Structure élémentaire de la protection sociale
L'État-providence n'est donc pas dans cette conceptualisation une simple forme de l'État, mais le
produit d'un mariage entre celui-ci et des organisations médiatrices spécifiques de protection
sociale qui dans le même mouvement organisent la distribution de la protection économique de
la vie individuelle et assurent la reproduction du lien social. Corrélativement, la protection
socialisée de la vie domestique n'est plus dans cette configuration une relation simple entre l'État
et l'individu, mais une relation composite entre ce dernier et l’institution mixte qu’est l'État-
providence. Le caractère composite de cette relation apparait clairement dans son contenu
économique où ce qui relève de l'assurance ne peut pas être véritablement distingué de ce qui
relève de la redistribution ("solidarité"), les formes assistancielles de redistribution étant au sein
de l'Etat-providence mêlées à des formes assurantielles.
L'intérêt de cette conceptualisation du social est de permettre de saisir dans un même mouvement
théorique le cas allemand et le cas français (mais aussi les autres cas européens). Le modèle
inclut en effet la relation salariale (et sa régulation sous la forme de la négociation collective)
dans le système d'ensemble de la protection sociale, et le social y est conçu à la fois comme
intérieur (cas allemand) et extérieur (cas français) au marché du travail; il ne se réduit pas à la
sécurité sociale ou à l'Etat-providence. Cette conception permet également de sortir de la "pensée
d'État", comme dit Pierre Bourdieu, pensée religieuse qui hors de l'État ne connaît point de salut
ou alors, a contrario, y voit le diable en personne. Elle permet à la science sociale de construire
ses objets d'un point de vue "sociétal" et non plus seulement étatique (ou marchand). Ce
déplacement du point de vue est crucial à l'heure où se pose la question de l'Europe sociale. Pour
y répondre, il faut en effet arriver à penser comment, par quelles médiations, dans un contexte de
mondialisation économique et de construction d'un ordre politique où plusieurs Etats ou ordres
de gouvernement sont en concurrence, les nouveaux espaces de l'économique, du politique et du
domestique peuvent se réarticuler à une nouvelle échelle territoriale dans le cadre d'une société
démocratique.
II. Recompositions territoriales et réquisits fonctionnels de la citoyenneté européenne.
L'avenir du social en Europe doit ainsi être envisagé en abandonnant un point de vue trop
strictement national et purement économique et en le percevant comme lié à deux dynamiques
historiquement spécifiques : la dynamique de construction d'un Etat fédéral qui devra bien,
passée sa phase bureaucratique d'accumulation primitive de puissance, se doter de formes
proprement politiques et démocratiques de légitimation, et la dynamique socio-démographique
corrélative de la généralisation du salariat qui conduit à une remise en cause traversant les
classes sociales des rapports entre sexes et générations. La dynamique de la construction
européenne conduit à envisager non pas le déclin de l'Etat-providence, mais plutôt son maintien
avec extension aux zones socialement retardataires et redistribution spatiale partielle de son
financement et de sa gestion. L'évolution socio-démographique conduit, quant à elle, à envisager
sa "remise en forme" destinée à l'adapter aux transformations économiques et domestiques en
cours.
Si l'on en restait à un niveau national d'analyse, il faudrait considérer que les menaces sur l'Etat-
providence ne peuvent aller qu'en s'accentuant. En effet, à ce niveau, on ne voit guère se dégager
un horizon de reprise soutenue de la croissance alors que le chômage se maintient à un niveau
très élevé. La réduction des taux d'imposition sur les contribuables les plus capables de payer,
l'exemption fiscale quasi totale de l'épargne et de la richesse mobilière, conjointement à
l'accroissement du chômage, aux transformations de la pyramide des âges et à la dynamique
structurelle autonome des dépenses de santé, ont été la source de déficits budgétaires que les
politiques monétaires restrictives ont obligé à financer par l'épargne, d'où un accroissement
important de la dette publique dont la charge concurrence en retour la dépense de protection
sociale. Enfin, avec l'effondrement des pays à économie de type soviétique, les valeurs
individualistes du marché et de la concurrence se sont constituées en monopole idéologique de
fait. Les sociétés européennes ont ainsi eu tendance à dériver vers, d'une part, un nouveau
partage public/privé ouvrant largement le marché de la protection sociale à la finance privée
(développement au détriment de la répartition de la capitalisation et des régimes à prestations
indéfinies dans les régimes de retraites, privatisation des systèmes de soins) et, d'autre part, un
écartèlement des systèmes publics universalistes d'enseignement et de protection sociale entre un
pôle réservé au recrutement et à l'entretien des élites et un autre "à bon marché" réservé aux
"masses" et débouchant pour les moins bien dotés au départ sur l’exclusion.
Toutefois, compte tenu des transformations qui affectent en Europe les territoires politiques et
donc les espaces de socialisation, le cadre de la nation n'est plus suffisant pour réfléchir sur
l'avenir des systèmes de protection sociale. L'engouement des gouvernements européens pour les
politiques néolibérales qui sont la source des difficultés actuelles des systèmes nationaux de
protection sociale, ne peut en effet être compris, compte tenu que ces politiques sont à l'origine
une arme de la puissance américaine dans sa lutte pour la conservation de son hégémonie, qu'en
considérant leur instrumentalisation dans le processus de la construction d’un pouvoir politique
européen. Ces politiques facilitent cette construction en destructurant les compromis sociaux
nationaux, en réduisant les monopoles et les situations politiques nationales privilégiées ainsi que
la diversité des systèmes juridiques, monétaires et idéologiques dont une intégration au moins
partielle est recherchée. Face aux stratégies capitalistes d'internationalisation de l'ordre
économique, la déréglementation et les politiques monétaires restrictives ont été pour les élites
politico-administratives nationales qui composent l'eurocratie des armes essentielles dans la
redéfinition de leur espace politique d'action. En témoigne l'institution de l'euro qui réduit le libre
jeu des taux de changes et qui n'est néolibérale que dans la mesure où elle mobilise pour
s'instituer des politiques de ce type au niveau national .
Or, au stade actuel de l'après-Maastricht, on peut se risquer à affirmer que la poursuite de la
construction politique, et surtout sa légitimation démocratique, implique un nouveau
développement de la réglementation supranationale, une rerégulation, de même qu'elle appelle
des transferts plus massifs de ressources en provenance des Etats nationaux qui ne peuvent être
fondés que sur l'émergence d'un véritable sentiment européen d'appartenance. Cette affirmation
peut être argumentée à partir de l'examen de la nature de l'ordre politique européen en gestation.
Cet examen suggère que l'Union européenne est un ordre politique d'essence fédérale, mais
relevant d'un type particulier de fédéralisme, le type interétatique dans lequel il y a coexistence
d'institutions supranationales et intergouvernementales (et par lequel on peut également
caractériser le Canada).
Un tel type de fédéralisme correspond à une situation où les entités territoriales qui s'unissent
sont fortement hétérogènes du point de vue culturel (par exemple en raison de leur diversité
linguistique) et sont peu enclines à abandonner leur souveraineté. En outre, le pouvoir fédéral n'y
dispose pas du transfert de légitimité associé à la codécision au sein du parlement entre la
Chambre des députés (qui est l'expression de la relation tissé par l’État fédéral avec chaque
citoyen) et le Sénat ou Bundesrat (chambre des représentants des intérêts des territoires en tant
que tels et non des individus) propre au fédéralisme intra-étatique. La légitimité de l'ordre fédéral
de gouvernement ne peut être, par conséquent, fondée que sur son efficacité à maintenir l'union
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