LA RECONSTRUCTION DE LA SOCIOLOGIE FRANÇAISE (1945-1965) @ L' Harmattan. 2000 ISBN: 2-7384-8889-7 Francis FARRUGIA LA RECONSTRUCTION DE LA SOCIOLOGIE FRANÇAISE ( 1945-1965) Préface de Pierre ANSART L'Harmattan 5-7, rue de l'École Polytechnique 75005 Paris - FRANCE L'Harmattan Inc. 55, rue Saint-Jacques Montréal (Qc) - CANADA H2Y lK9 Collection Logiques Sociales fondée par Dominique Desjeux et dirigée par Bruno Péquignot En réunissant des chercheurs, des praticiens et des essayistes, même si la dominante reste universitaire, la collection Logiques Sociales entend favoriser les liens entre la recherche non finalisée et l'action sociale. En laissant toute liberté théorique aux auteurs, elle cherche à promouvoir les recherches qui partent d'un terrain, d'une enquête ou d'une expérience qui augmentent la connaissance empirique des phénomènes sociaux ou qui proposent une innovation méthodologique ou théorique, voire une réévaluation de méthodes ou de systèmes conceptuels classiques. Dernières parutions Howard S. BECKER, Propos sur l'art, 1999. Jacques GUILLOU, Louis MOREAU de BELLAING, Misère et pauvreté, 1999. Sabine JARROT, Le vampire dans la littérature du XIX' siècle, 1999. Claude GIRAUD, L'intelligibilité du social, 1999. C. CLAIRIS, D. COSTAOUEC, J.B. COYOS (coord.), Langues régionales de France, 1999. Bertrand MASQUELIER, Pour une anthropologie de l'interlocution, 1999. Guy TAPIE, Les architectes: mutations d'une profession, 1999. A. GIRÉ, A. BÉRAUD, P. DÉCHAMPS, Les ingénieurs. Identités en questions,2000. J'adresse mes remerciements à tous ceux qui m'ont apporté aide et encouragements dans cette longue entreprise de reconstitution d'un moment fort de l'histoire de notre discipline mais aussi de la société française; et plus particulièrement aux "Grands Témoins" qui m'ont accordé des entretiens au fil desquels le passé se révéla intensément présent et qui se sont toujours montrés disponibles à chacune de mes sollicitations: Pierre Ansart, Georges Balandier, Jean Duvignaud, Claude Lévi-Strauss, Henri Mendras, Gérard Namer, Alain Touraine. Mes remerciements à Bruno Péquignot qui m'a communiqué sa passion pour cette période mythique. Une pensée émue pour Yvonne Roux, qui m'a longuement et joyeusement entretenu de Georges Gurvitch. Elle nous a quittés au milieu de l'été 1998, alors que cette enqu2te touchait à sa fin. - - Je dédie cet ouvrage à tous mes proches qui m'accompagnent partagent avec moi les flux et reflux de l'existence. et "Facta ! Oui, facta ficta ! - L'historien n'a pas à s'occuper des moments tels qu'ils se sont passés en réalité, mais seulement tels qu'on les suppose s'être passés: car c'est ainsi qu'ils ont produit leur effet. (...) Son objet, qu'est-ce, sinon des opinions présumées sur des actions présumées et les motifs présumés de celles-ci, opinions qui, à leur tour, ont donné lieu à des opinions et des actions dont la réalité cependant s'est immédiatement évaporée et n'agit plus que comme une vapeur, - c'est un continuel enfantement et un engendrement continu de fantômes sur les profondes nuées de la réalité insondable. Tous les historiens racontent des choses qui n'ont jamais existé, si ce n'est dans la représentation. " Nietzsche PRÉFACE Au lendemain de la Libération de 1944. dans cette période d'effervescence intellectuelle et culturelle. les sciences humaines et sociales étaient à reconstruire. Plus que les sciences historiques ou les études philosophiques. fondées sur une longue tradition. la sociologie. plus faible et plus jeune. se trouva rapidement au centre de multiples ambitions et attentes contradictoires. Dans le contexte de la reconstruction nationale et des projets de planification. une pression multiforme s'exerçait en faveur d'une nouvelle connaissance du social qui aiderait à éviter les catastrophes du passé. Rapidement. avec les débuts de la guerre froide en 1948. les projets de recherche comme les énoncés théoriques. subirent le choc de l'affrontement et furent sommés de prendre position dans le conflit politique. Dès lors. la sociologie fut au coeur de multiples entreprises divergentes d'ordre scientifique et institutionnel. Bien des problèmes étaient à repenser: les rapports avec les autres sciences humaines. les orientations épistémologiques. les paradigmes d'une science sociologique autonome. la répartition des sociologies spécialisées et leur articulation. les méthodes et techniques à utiliser. et jusqu'aux mots privilégiés et les plus significatifs pour désigner une orientation scientifique. C'est cette période très particulière et hautement significative. que Francis Farrugia s'est proposé de retracer dans une perspective originale de sociologie de la connaissance. Son but. en effet. n'est pas de refaire un tableau historique des transformations institutionnelles. mais de repenser sociologiquement les actions. les décisions. les initiatives divergentes et convergentes. les conflits théoriques et institutionnels. dont l'ensemble permit de refonder la sociologie française de 1945 à 1965. Le concept qui exprime le mieux son projet est. en effet. celui de «construction» : il s'agit. non de penser les structures et leurs logiques, mais de retrouver les actions et les intentions en tant qu'elles s'engagent dans des débats, dans des prises de position. dans des conflits, qui créent simultanément des savoirs et des positions. des connaissances et des relations sociales ou des réseaux. En fait. et sur ce cas historique d'une refondation. Francis Farrugia vise à illustrer une conception dynamique de la sociologie de la connaissance tendant à privilégier l'exploration des actions et non les structures, l'étude des innovations plutôt que leurs conséquences factuelles. Il s'agit de comprendre que cette histoire a été faite dans un «temps habité» par des acteurs résolus et entreprenants. Comme l'écrit Francis Farrugia: «II faut donc toujours retrouver de l'action sous les faits, de la pensée sous les doctrines, de l'imagination sous les institutions, de la dialectique vive sous les rhétoriques flétries, et toujours fluidifier les rigidités...». Ce paradigme met en question une certaine sociologie de la connaissance trop portée à majorer l'institué; il invite à repenser les créativités, les structurations,ce qui, comparé à la tradition ouverte par K. Mannheim, constitue une profonde innovation qui pourra servir de modèle pour des recherches ultérieures. Le champ d'investigation est considérable. Rien ne sera négligé des faits et des traces: modifications des institutions, fondation du Centre d'Etudes Sociologiques en 1946, création de la Licence de Sociologie en 1958, ouverture de postes d'enseignement, fondation de revues concurrentes, prises de position révélées par les tables des matières des premiers numéros de revues, etc. Mais le but recherché n'est pas d'entasser ces informations, il est de mettre en lumière les mouvements, les temps vécus et de les restituer. Les moyens pour réaliser ces objectifs s'ordonnent les uns les autres et orientent les choix: plus que les traces figées sont rencontrées les personnes, reconstitués les réseaux, restituées les mémoires. La conduite de la recherche met en son centre la figure privilégiée de Georges Gurvitch en raison de son rôle éminent dans cette reconstruction de la sociologie pendant cette période, mais aussi en raison de ses conceptions sur la sociologie de la connaissance dont ce livre s'inspire dans sa théorisation et son cheminement. Francis Farrugia a, d'autre part, au cours de ses investigations, interrogé un certain nombre de «témoins» qui participèrent aux travaux de cette période, soit comme collaborateurs étroitement associés aux entreprises de Georges Gurvitch (comme Georges Balandier), soit comme compétiteur sur le plan épistémologique (comme Claude Lévi-Strauss). Leurs témoignages, tels des récits de vie, disséminés dans le texte, remplissent plusieurs fonctions: ils apportent des informations, des points de vue éventuellement divergents, personnels, mais aussi des fragments d'une mémoire institutionnelle et professionnelle, mémoire collective dans le sens que donne Maurice Halbwachs à cette expression. Ils sont des figures de la mémoire vivante qui prolonge, dans l'actuel, ce temps de reconstruction. Dans cette hypothèse de recherche qui vise à restituer la vie, les personnes et les actes, le choix est aussi fait de reconstituer les conflits de tous ordres, idéologiques, épistémologiques, institutionnels, comme signes de la vitalité de cette période. Francis Farrugia élargit considérablement le champ de cette conflictualité en montrant de façon très significative combien les moyens institutionnels, les revues scientifiques par exemple, sont des instruments d'affirmation, des «machines à promouvoir le savoir à diffuser la science, mais elles sont aussi des instruments de lutte institutionnelle, mis en oeuvre pour la préservation ou la conquête de territoires et de positions dominantes...». Les mots euxmêmes sont objets de lutte et d'appropriation; Francis Farrugia en donne pour exemple significatif le concept emprunté à Marcel Mauss de «phénomène social total» érigé en terme stratégique dans le conflit opposant, après 1950, le structuralisme et la sociologie dynamique: conflit exemplaire, non limité à l'espace parisien, qui éclaire de façon significative la situation de la sociologie française dans ces années 50. Et de même, les moments de rupture sont attentivement restitués comme moments significatifs de cette histoire vivante: rupture contestée entre philosophie et sociologie, entre méthodes quantitatives et qualitatives, entre sociologie générale et sociographie. Ces conflits et ces ruptures ne sont pas nécessairement signes de fragmentation radicale, ils peuvent assurer des fonctions de socialisation et assurer à la fois les antagonismes et les alliances, comme on le vérifie entre Georges Gurvitch et Raymond Aron. Pour restituer toute cette vitalité saturée de sens et d'interprétations, une forme non canonique était nécessaire. On ne trouvera pas dans ce livre le développement logique d'une théorie, écrit dans une langue contenue et uniforme, mais des écritures diverses et contrastées: le parler de l'épistémologue s'interrogeant sur un concept, puis le parler d'un interviewé affectionnant le relâchement de l'oralité, puis le texte prudent d'un programme de recherche. etc.. C'est de ces contrastes entre ces paroles et ces écritures, entre ces voix diverses, que se dégage cette impression de foisonnement, d'effervescence créatrice, que l'auteur cherchait à restituer et qu'il est paIVenu,en effet, à nous communiquer. On ne trouvera donc pas ici un livre sagement composé. On trouvera un long voyage aux arrêts contrastés: tantÔt pour écouter une voix, tantÔt pour revivre une polémique, et toujours guidé par une voix centrale, celle de l'auteur qui dialogue avec le lecteur pour s'interroger sur le sens du cheminement. Car sans doute est-ce cette interrogation soutenue qui rend la lecture de ce texte si attachante: la voix de l'auteur prend le lecteur à témoin et lui repose la question: comment reconstruire cette histoire intensément vivante et qui l'est encore? Le lecteur est pris à témoin de cette entreprise et invité à répondre à la question posée: comment mettre en oeuvre et comment réaliser une sociologie de la sociologie? Pierre Ansart Professeur émérite UniversitéParis7 - Denis Diderot INTRODUCTION UN SPECTRE HANTE LA SOCIOLOGIE "On n'a quelque chance de comprendre justement les enjeux des jeux scientifiques du passé que si l'on a conscience que le passé de la science est un enjeu des luttes scientifiques présentes." Bourdieu "On peut donc. si cette th~se est juste, avancer d'une part l'idée que toute histoire de la sociologie s'organiserait autour de l'enjeu qu'est la définition de la sociologie et que cette définition est suffisamment problématique justifier la réécriture de l'histoire." pour Péquignot Cet ouvrage traite de la reconstruction de la sociologie française après la seconde guerre mondiale, de sa mémoire et de son identité, de l'esprit de ses institutions, des hommes de ce temps et des multiples jeux et enjeux des savoirs qui s'entrecroisèrent alors sur la scène de l'histoire. Ce faisant s'élabore une reconstruction seconde qui évoque et convoque la première. Elle progresse en traçant le difficile chemin qui, de la mémoire et du passé recomposé de l'institution, mène à l'institution effective de la sociologie. Cette enquête reconstructive, qui porte sur le passé de la sociologie, est menée autour de la figure de Georges Gurvitch - positionnée en point focal de la recherche - mais ne s'y cantonne cependant pas. De là, elle rayonne, et part à la rencontre des idées et des dynamiques de la discipline, allant au-devant des personnages qui en furent porteurs, et qui marquèrent ainsi durablement leur époque, mais aussi la nÔtre. La période concernée s'étend sur environ vingt années. et l'analyse qui la constitue en objet se propose certes de décrire et de comprendre la situation d'alors et la partie qui se joua, mais aussi de contribuer à provoquer une anamnèse institutionnelle. Nous œuvrons donc pour que la sociologie d'aujourd'hui s'abreuve au lac de Mnèmosunè qui redonne la mémoire. Souhaitons de la sorte concourir à sauver de l'oubli la science, les institutions et les hommes de ce temps! Ils furent à l'origine de la sociologie contemporaine et fournissent donc une clef irremplaçable pour sa compréhension! Sans mémoire, sans souci de son passé ni de sa généalogie, sans rétrospection reconstructive, la sociologie serait prisonnière de l'instant présent, somnambuliquement enfermée dans l'abstraction la plus aveugle, puisque confinée dans une immédiateté sans esprit, réduite à l'état de science qui ne pense pas. Sans savoir ni conscience de ses origines, la sociologie amnésique est aussi sans futur, privée de son identité et comme inconsciente de soi, semblable au jeune enfant de Nietzsche "qui joue dans son bienheureux aveuglement, enfermé entre les barrières du passé et de l'avenir", semblable aussi au défunt qui venant de boire les eaux du fleuve Léthé se trouve entraîné dans le cycle tragique des répétitions sans souvenir. "Sans relation au passé commun l'identité collective se dissipe, sans l'appui sur le passé individuel la renonciation au futur s'aggrave et conduit aux abandons à l'actuel, à l'immédiat" (Balandier, 1997 : 377). Du passé il faut donc se souvenir, mais il faut aussi en faire l'histoire, ce qui n'est pas toujours compossible. l'histoire commençant précisément au point où se dissipe le souvenir, Clio prenant alors le relais de Mnèmosunè. De plus, les découpages de ce passé en séquences distinctes sont toujours délicats et peuvent difficilement éviter l'artifice inhérent aux constructions rétroactives, inventives d'entités qui n'existaient pas toujours comme telles. Certaines unités temporelles semblent cependant plus réelles. plus signifiantes, plus éclairantes et plus légitimes que d'autres, présentant à la fois quelque intérêt pour le présent, et possédant quelque correspondant dans la réalité passée, éveillant encore un écho dans une "mémoire collective" qui les reconnaît et qui les éprouve dans leur unité propre et leur nécessité intrinsèque. 8 Nous ferons donc commencer notre enquête en 1945 qui marqua manifestement un renouveau pour le développement de la sociologie, qui inaugura une transformation des programmes de recherche, une nouvelle réorientation empirique de la discipline - et finirons peu avant 1968, en nous arrêtant au seuil des problématiques nouvelles qui marquèrent cette période. Nous cesserons notre analyse environ trois années avant, en 1965 qui est l'année de la mort de Gurvitch (personnage-focal de notre étude), mais qui marque aussi plus globalement l'essoufflement d'une logique institutionnelle arrivant à son terme: celle de ces "grands mandarins". Nous évitons ainsi d'empiéter sur des dynamiques émergentes qui marquent l'avènement d'un nouveau temps pour la sociologie. Par notre choix de cette date de 19451,nous ne voulons pas signifier qu'il n'existait pas avant-guerre des pratiques d'enquêtes de terrain ou de la sociologie empirique; Le Play, Quételet, Halbwachs témoignent du contraire. Nous estimons cependant que ce qui était alors l'exception deviendra progressivement la règle après 1945 - surtout au CNRS plus qu'à l'Université, qui restera largement théoricienne - en grande partie en raison de l'influence exercée par la sociologie empirique américaine sur une certaine sociologie française, en raison aussi de la forte demande externe: 1 Nous soutenons la thèse que la sociologie française se reconstruit après la seconde guerre mondiale. On pourrait nous objecter qu'il faut, pour ce faire, penser que la sociologie avait au préalable subi une certaine déconstruction ; nous le pensons effectivement et en apportons plus loin la preuve. Nous ne sommes pas seul à considérer que 1945 constitue une coupure, et inaugure la reconstruction de la discipline. C'est le parti pris entre autres par Jean-Michel Chapoulie, Johan Heilbron, Jean-René Tréanton et Loïc Blondiaux dans le numéro spécial de la Revue française de sociologie de juillet-septembre 1991, XXXII-3, intitulé justement Reconstructions de la sociologie française. C'est également la position de Georges Balandier, mais aussi celle de Jean-Daniel Reynaud dans un texte concernant la sociologie et la psychologie sociale en France de 1945 à 1965 : .. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, la sociologie ne manquait en France ni de traditions ni de maîtres. Mais elle n'avait qu'une place très modeste dans l'appareil universitaire. Animée par quelques personnalités, elle n'avait pas les élèves, les laboratoires, les crédits qui permettent le développement d'une science jeune. (...) La reprise des travaux après la Libération avait les caractères d'une renaissance, mais aussi d'un départ à neuf. (...) Il lui fallait aussi créer les institutions nécessaires à son développement". 9 étatique, administrative, industrielle, économique et politique. Le phénomène, là encore, n'est pas neuf: "Dans «Qu'est-ce que la sociologie?», Paul Lazarfeld produit une histoire partielle, parcellaire de la sociologie: l'histoire de la lignée quantitativiste d'analyse du social. Il écrit: «A toutes les époques de l'histoire, il a été important pour les administrateurs et les intellectuels de se procurer des informations sur les questions sociales. Les intendants de l'ancien régime et les conseillers de la Convention ont effectué des enqu~tes en se servant des techniques alors à leur disposition». Suit une étude rapide de l'apport de F. Le Play et A. Quételet, de Conring et d'autres, étude plus développée dans «Philosophie des sciences sociales»" (Péquignot, 1990 : 182-183). Nous sommes aussi sensible à la critique halwachsienne de ces "lignes de séparation" construites par les historiens pour la commodité de leur travail, et conscient de la distance réelle existant souvent entre "l'histoire" et "la mémoire collective", entre une réalité rétroactive relevant d'un passé artificiellement reconstruit par l'étude, et des souvenirs encore vivants: "Les historiens ne peuvent prendre au sérieux ces lignes de séparation, et se figurer qu'elles ont été remarquées par ceux qui vivaient durant les années qu'elles traversent, comme ce personnage d'un drame bouffon s'écrie: «Aujourd'hui commence la guerre de cent ans /» (...)En réalité, dans le développement continu de la mémoire collective, il n'y a pas de lignes de séparation nettement tracées, comme dans l'histoire, mais seulement des limites irrégulières et incertaines»" (Halbwachs, 1968: 72). Toutefois, 1968 n'est pas une date artificielle, puisqu'elle forme maintenant repère, comme elle fut déjà spontanément repère pour les contemporains de ces événements, et fut sans conteste remarquée d'eux comme inaugurant une rupture; elle "produit son effet" au sens de Nietzsche. Elle fonctionne comme référence objective et subjective à la fois, tant pour "l'histoire", que pour la "mémoire collective". Ce fut une tempête qui mit à malle monde ancien, et qui n'est pas que construction mentale, mais aussi "construction sociale de la réalité" . En ce qui concerne 1945, qui marque le point de départ de notre analyse, il est encore plus net que nous n'avons pas affaire là, à un découpage artificiel, compte tenu de la dimension éminemment tragique des événements liés à la guerre, douloureusement éprouvés dans leur chair et leur 10 conscience par les hommes de ce temps, en particulier, par le monde intellectuel qui nous occupe ici. Souvenons-nous de ces intellectuels morts pour avoir résisté à l'oppression, pour avoir émis des idées jugées «contraires à l'intérêt national» : Basch, Cavaillès, Decour, Desnos, Halbwachs, Landsberg, Politzer. La Résistance est lin acte majeur non seulement pour l'histoire de la France, mais aussi pour l'histoire de la sociologie, qui se comprend par référence aux positions prises dans les années de guerre et d'après-guerre, et qui perdurent de nos jours. Le monde fut, en ces temps de guerre froide, coupé en deux: "Ilfaut insister sur ces années 1945-1960, années de la guerre froide, pour mieux comprendre le climat intellectuel mis en place à cette époque et qui eut des répercussions importantes jusque dans les années ultérieures. Ces années étaient marquées par l'affrontement entre l'Est et l'Ouest et par la menace du déclenchement d'une Troisième Guerre mondiale. Les intellectuels étaient alors sommés de prendre parti dans ce conflit et. particulièrement. de définir leur position face au communisme. à l'URSS et au Parti communiste (...) Les sociologues ne pouvaient échapper à ces débats" (Ansart, 1990 : 11). Il s'agit bien sûr dans cette étude, non pas de tout le passé de la France, mais du passé de la sociologie française. Ce passé de la sociologie est cependant intimement mêlé à l'histoire globale de la société, et répercute ses affrontements, ses ruptures et ses reprises. Il peut se faire que pour la mémoire collective le passé n'existe plus, alors qu'H existe encore pour l'historien. Ce n'est pas le cas pour les événements correspondant à la période que nous découpons dans le passé, puisque les événements en question existent dans les deux dimensions de la mémoire et de l'histoire. Notre analyse s'occupe donc d'une période formant manifestement un tout cohérent, constituant un monde en soi, possédant son esprit propre, son climat émotionnel et ses usages, donc possédant une réelle unité en dépit des nombreux bouleversements qui la marquèrent fortement et des conflits qui l'agitèrent. Nous ne ferons donc que de brèves incursions dans l'avant quarante-cinq et dans l'après soixante-huit, qui constitue réellement un autre monde, un "nouveau monde", tant du point de vue culturel, éthique et politique, qu'institutionnel et historique. C'est aussi un nouvel âge pour la sociologie dont la direction scientifique et administrative se renouvelle, beaucoup d'anciens mandarins 11 devant passer la main. "La bourrasque passée, notre génération s'est trouvée aux commandes. Gurvitch était mort. Le Bras avait pris sa retraite et Friedmann avait aussi pris la sienne prématurément. Stoetzel perdait le contrôle de tous ses instruments de pouvoir: il pouvait se sentir avec raison un "ci-devant" promis, sinon à la guillotine, tout au moins à une quasi-retraite tr~s prématurée. Aron s'était éloigné de la sociologie en entrant au Coll~gede France et par sa rupture brutale avec Bourdieu. Nous étions donc, à quarante, quarante-cinq ans, les nouveaux mandarins avant rage" (Mendras, 1995 : 167). Cette nouvelle "épistêmê" sociologique (au sens de - Foucault) que nous nous réservons d'analyser dans un travail ultérieur ne s'explique pourtant qu'en référence à la - période antérieure dont elle s'est voulue ironiquement la négation et le dépassement, alors qu'elle en apparaît tragiquement après coup comme étant surtout sa réalisation et son accomplissement2. Mais peut-être est-ce là l'effet de l'éternelle "énantiodromie" chère à Héraclite qui consacre la perpétuelle et sarcastique transformation des choses en leur contraire. C'est donc l'époque précédente qui retiendra notre attention dans cet ouvrage. Nous nous arrêterons avant les grands bouleversements qui transformèrent l'Université française et plus précisément la sociologie autour des années soixante-dix: la création de Vincennes et l'expansion de Nanterre, faisant toutes deux concurrence à une Sorbonne devenue Paris V. La sociologie se développera aussi considérablement dans les universités de province. On ouvrira en 1970, boulevard Raspail, la Maison des Sciences de l'Homme, et l'on créera une agrégation de sciences sociales. En 1969, la recherche dans le domaine économique et social sera regroupée dans le CORDES (Comité d'Organisation ges Recherches appliquées sur le Développement Economique et Social). La sociologie connaîtra alors un développement considérable et une 2 "La révolte de Mai s'est accomplie dans la certitude que le changement des langages dominants modifierait l'ordre des choses, que la subversion des mots, des pensées, des codes et le pouvoir de l'imagination suffiraient à l'avènement de nouveaux commencements. (...) Les figures promues plus tard se révéleraient tout autrement, en épousant la poussée modernisante des années 1970. Elles accéderaient aux affaires, aux responsabilités, ou elles s'y prépareraient déjà" (Balandier, 1997 : 360). 12 augmentation énonne de ses effectifs. Mais tout ceci relève d'une nouvelle dynamique ne faisant pas directement l'objet de notre étude. Cette question de la reconstruction de la sociologie française à partir de 1945 nous a occupé continOment pendant plusieurs années - combinant réflexions, discussions études livresques et recherches documentaires - finissant naturellement par déboucher en 1996 sur une enquête de terrain dont le but était de confronter la théorie et les faits, de partir à la rencontre du passé pour mieux connaître notre présent. Mais il fallait, pour que la sociologie puisse enfin reconnaître son propre passé, œuvrer d'abord à reconstituer la mémoire de l'institution. Notre choix fut de compléter notre connaissance documentaire et livresque par la rencontre avec les personnes, et de vivre des "'entretiens de face à face" avec quelques grands témoins,privilégiés de cette période de l'histoire de notre discipline. A l'occasion de ces rencontres, chacun s'est livré à ce que nous appellerons des exercices de mémoire. Le but premier était de recueillir, de re-susciter et de ressusciter les souvenirs d'un certain nombre d'acteurs savants, choisis en raison de la part active qu'ils ont prise en leur temps dans l'institutionnalisation de la discipline, n'en étant pas encore les patrons, mais faisant leurs annes auprès de ceux-ci. Le but second était de croiser ces récits, cette "mémoire biographique" subjective et institutionnelle chaude, avec les données "objectives" plus froides de la "mémoire historique". Les événements doivent se connaître de l'extérieur, mais aussi de l'intérieur, car le subjectif ne s'oppose qu'en apparence à l'objectif, ce dernier n'en étant qu'une recomposition selon les exigences du temps présent et des nonnes et valeurs en actes de la société de référence. Toute mémoire biographique a bien sOr ses limites, puisque chacun ne se peut souvenir que de ce qu'il a vécu, bien qu'il s'imagine parfois pourtant se remémorer des événements dont il n'a qu'entendu le récit. C'est ainsi que nous nous souvenons souvent des souvenirs des autres, croyant de bonne foi qu'il s'agit vraiment des nÔtres: ceci, nous l'avons entendu raconter, et l'avons intériorisé comme étant une expérience personnelle. Ces illusions psychiques sont familières à la psychanalyse. L'appropriation mnésique du récit d'un tiers est dans l'espèce humaine permanente, l'enrichissement du vécu propre par l'expérience racontée 13 s'ensuit naturellement, et chacun se fait de la sorte le relais souvent inconscient d'une "mémoire collective" (Halbwachs), ainsi que d'une mémoire institutionnelle et sociale, qu'il constitue comme un monde objectif, tout autant qu'elle le constitue comme être réel, car nos souvenirs et notre identité ne font qu'un pour autant que nous adoptons le point de vue des groupes auxquels nous appartenons. "Ces souvenirs sont donc à tout le monde" (Halbwachs, 1950 : 30). La vérité est en conséquence toujours difficile à démêler, non pas du mensonge, mais de l'illusion qui se révèle tout à la fois individuelle et collective, et il faut procéder à de multiples investigations qui engagent toujours des interprétations multiples et parfois contradictoires, car il y a différents degrés dans l'apparence, liés à la complexité de l'apparaître. Cette enquête se donne pour objectif la description, l'analyse et la compréhension - c'est-à-dire aussi la transcription écrite - du processus d'institutionnalisation vivant de la sociologie, de sa dynamique de nouvelle naissance après son démantèlement lié à la guerre, et à la fuite hors de la France occupée de nombre de ses enseignants et chercheurs. "Ce qu'il s'agit de réaliser, c'est une enquête sur l'institutionnalisation des disciplines dans le champ des sciences humaines, c'est de tenter de dégager les processus réels et d'en comprendre la logique. La question ici est de savoir si l'institutionnalisation d'une discipline répond à une logique plutôt épistémologique ou plutôt sociologique: carrières, nécessité de constitution d'un système de concepts de base permettant l'étude scientifique d'un ensemble de phénomènes définis comme objets pour une science. La présentation de cette question sous forme d'alternative ne doit pas exclure l'hypothèse que ces deux logiques coexistent et fonctionnent de fait conjointement, entrent l'une et l'autre en inter-action; l'une venant souvent soutenir l'autre et vice versa" (Péquignot, 1990 : 136). C'est cette hypothèse-défi de Bruno Péquignot, formulée en 1990 dans sa Critique de la raison anthropologique (dont nous nous sommes entretenus maintes fois, parce qu'elle nous tient tous deux à cœur) que je vais dans ce travail, tenter de pousser à son terme, dans une logique gurvitchienne de sociologie critique de la connaissance. Ce travail de mémoire, donc de relecture, de réécriture de l'histoire et de reformulation des événements s'opère et s'exprime en des termes nécessairement autres que ceux qui furent mis en œuvre par la sociologie 14 - dans ce qui était alors