Attitude médicale en cas de grève de la faim. À propos de la

DOSSIER
Santé publique 2002, volume 14, no 4, pp. 473-479
Attitude médicale
en cas de grève de la faim.
À propos de la problématique
du traitement sous contrainte
The medical perspective in the event
of a hunger strike: the problem
of providing treatment under constraints
J. Martin (1)
Tiré à part : J. Martin Réception : 13/05/2002 - Acceptation : 18/12/2002
OPINIONS
L’époque et ses valeurs
L’éthique médicale et des soins est
marquée par l’évolution du poids, en
pratique, de certaines valeurs, avec
un nombre croissant de situations
marquées par une tension entre l’au-
tonomie de la personne et la volonté
de bienfaisance du soignant.
L’exemple fréquemment discuté en
ce moment est l’assistance au suicide
[2, 3]. On reconnaît aujourd’hui la pri-
mauté de la libre détermination du
patient doué de discernement, souf-
frant gravement et en fin de vie, de
mettre un terme à ses jours, y compris
à l’aide d’un médicament obtenu sur
prescription médicale. Il y a quelques
décennies encore, une société carac-
térisée dans différents registres par le
paternalisme ne le permettait pas ;
d’éventuelles démarches de ce type
restaient clandestines. Un autre
exemple d’actualité en Suisse est lié
au régime légal de l’interruption de
grossesse : après que les dispositions
de l’art. 120 du Code pénal fédéral de
1942 aient été à l’époque parmi les
plus progressistes, elles sont aujour-
d’hui considérées comme indûment
restrictives, par l’exigence de l’exa-
men de la situation par deux méde-
cins et de la délivrance par le second
d’une autorisation formelle d’inter-
rompre. Le régime du délai (liberté
de la femme alléguant un état de
détresse d’obtenir un avortement
dans les douze premières semaines),
adopté par le peuple suisse le 2 juin
2002, est aussi une manifestation de
la prééminence nouvelle de l’auto-
nomie de la personne (dans le cas
particulier sur la volonté d’une cer-
taine forme de bienfaisance).
(1) Privat-Docent et agrégé à la Faculté de médecine, Université de Lausanne, Médecin cantonal,
Service de santé publique, Cité Devant 11, CH-1014 Lausanne, Suisse.
J. MARTIN
En novembre 2001 et avril 2002,
nous avons connu dans le canton de
Vaud deux grèves de la faim sur la
place publique (liées toutes deux à
des prises en charge médicales aux
conséquences négatives, mais cet
élément n’est pas déterminant ici). A
été posée alors à l’autorité sanitaire la
question de l’attitude à avoir au cas où
ces personnes mettraient gravement
en danger leur santé, voire leur vie.
Des responsables non médicaux ont
évoqué l’idée de prendre des mesures
pour éviter qu’elles ne puissent ainsi
se faire du tort. Nous avons été ame-
nés à relever qu’il s’agit là aussi d’un
cas où, de manière générale, l’autono-
mie de la personne prévaut sur notre
souhait d’éviter des conséquences
funestes. Ceci même si les circons-
tances relatives nous mettent mal à
l’aise.
La problématique
du traitement sous contrainte,
contre le gré du patient
Question majeure dont l’acuité a
augmenté parallèlement à l’évolution
évoquée ci-dessus. Il y a 35 ans, au
début de notre activité profession-
nelle, notre souvenir est que (de
manière pour l’essentiel bienveillante
par ailleurs) l’on était beaucoup moins
sensible à l’autonomie du malade,
dans le corps médical comme dans
la population. Les circonstances
n’étaient pas exceptionnelles où, taci-
tement et vu l’autorité traditionnelle/
culturelle du médecin, certains traite-
ments étaient en fait donnés sous
contrainte, sans même que les parties
concernées aient à l’esprit le fait que
le patient avait toute liberté de refuser.
Les choses ont changé.
Le traitement entrepris d’autorité
(d’office) est admis de longue date
dans le domaine psychiatrique, et
reste licite. Ceci toutefois dans un
cadre que, par exemple, la loi
vaudoise sur la santé publique du
29 mai 1985 précise comme suit à son
article 59 :
Art. 59 : Admission d’office – Sous
réserve de la compétence de la justice
de paix, seul un médecin autorisé à
pratiquer dans le canton, à l’exclusion
des médecins assistants et des méde-
cins de l’établissement psychiatrique
d’accueil, peut ordonner l’admission
d’office d’un malade dont il n’est ni
parent, ni allié, ni le représentant légal,
lorsque les deux conditions suivantes
sont réunies :
a) le malade présente des troubles
mentaux nécessitant une hospitalisa-
tion dans un établissement psychia-
trique ;
b) son état constitue un danger
pour lui-même ou pour autrui.
À cette fin, le médecin établit un
cetificat médical et remplit simulta-
nément une formule de décision
d’hospitalisation répondant aux exi-
gences des articles 61 et 62.
Le département peut mettre à la
charge des personnes intéressées les
frais découlant de l’admission d’office.
Il convient de savoir qu’un tel article,
basé sur les dispositions du Code civil
sur la privation de liberté à des fins
d’assistance, fait que l’hospitalisation
involontaire est possible mais pas
automatiquement le traitement que
requiert la maladie. Concrètement, il
est certain que dans de nombreux cas
des traitements ont été administrés
sans l’accord du patient lors d’hospi-
talisation d’office ; attitude fondée sur
le devoir de traitement/bienfaisance
du soignant et sur le fait que, dans la
plupart des cas, la thérapeutique
apporte un réel bénéfice au malade et
contribue de plus à écourter la durée
d’hospitalisation – donc la privation de
liberté. Niveau et Bertrand (1998)
474
ATTITUDE MÉDICALE EN CAS DE GRÈVE DE LA FAIM.
À PROPOS DE LA PROBLÉMATIQUE DU TRAITEMENT SOUS CONTRAINTE
disent à ce propos : « À relever toute-
fois que la faculté d’imposer un traite-
ment dans le contexte d’une admis-
sion psychiatrique non volontaire
semble avoir été admise par la juris-
prudence actuelle du Tribunal Fédéral
Suisse, bien que de manière très pru-
dente. Le Tribunal administratif du
canton de Genève a, par contre,
récemment admis que la volonté
d’un(e) patient(e) de ne pas recevoir
de traitement neuroleptique devait
être respectée, alors même que
celui-ci/celle-ci serait ultérieurement
jugée incapable de discernement ».
Cela étant, les cantons sont certai-
nement bien avisés de prévoir une
base légale propre s’ils entendent
permettre dans certains cas non seu-
lement l’hospitalisation involontaire
mais encore le traitement sous
contrainte. C’est ainsi que le Parle-
ment vaudois a adopté le 19 mars 2002
une révision de la loi sur la santé
publique incluant :
Article 23d : Mesures de
contrainte – Par principe, toute
mesure de contrainte à l’égard des
patients est interdite. Le droit pénal et
civil en matière de mesures de sûreté
et de privation de liberté à des fins
d’assistance est réservé.
À titre exceptionnel et dans la
mesure du possible après en avoir dis-
cuté avec le patient, son représentant
thérapeutique, respectivement son
représentant légal ou ses proches, le
médecin responsable d’un établisse-
ment sanitaire peut, après consulta-
tion de l’équipe soignante, imposer
pour une durée limitée des mesures
de contrainte strictement nécessaires
à la prise en charge d’un patient :
a) si d’autres mesures moins res-
trictives de la liberté personnelle ont
échoué ou n’existent pas et ;
b) si le comportement du patient
présente un danger grave pour sa
sécurité ou sa santé ou pour celle
d’autres personnes.
Le médecin responsable d’un éta-
blissement sanitaire peut déléguer
cette prérogative à un autre profes-
sionnel de la santé compétent.
À noter que, lors de l’élaboration de
cette révision, la question s’est posée
de savoir s’il convenait de prévoir un
texte spécifique pour le traitement
sous contrainte des malades psy-
chiques ou s’il était préférable d’avoir
une disposition globale s’appliquant
à l’ensemble des cas possibles (2).
L’enjeu est le suivant : une disposition
particulière aux malades mentaux
(dans un dessein bienfaisant, pour leur
donner des garanties particulières)
pourrait-elle aussi entraîner une sorte
de discrimination, accréditant l’idée
que les malades mentaux ne sont pas
des patients comme les autres… ? En
définitive, on a opté pour une formula-
tion générale susceptible de s’appli-
quer à tous les domaines.
Le cas de la grève de la faim
C’est dans ce cadre légal et éthique
que s’est posée la question de l’atti-
tude de l’autorité sanitaire devant les
grèves de la faim que nous avons
connues (3). L’autorité publique est-
475
(2) En matière de soins somatiques, on pense à
des patients agités en phase de réveil par
exemple. Encore que, dans un tel cas, on pour-
rait (sans avoir besoin d’une base légale spéci-
fique) renseigner préalablement le patient sur
une telle éventualité et obtenir son consente-
ment éclairé, qui sera sans doute systématique-
ment obtenu.
(3) Dans un de ces cas, la question était rendue
plus délicate par le fait que la gréviste était en
litige avec le Département (Ministère) cantonal
de la santé publique et qu’il était donc particu-
lièrement désagréable d’imaginer que, objective-
ment, des conséquences néfastes de son jeûne
seraient en relation avec la position du Ministère
de la Santé comme partie dans une négociation
(qui portait sur des questions pécuniaires).
J. MARTIN
elle légitimée à intervenir dans ce cas
pour empêcher une personne de se
faire du mal ? (4)
Soutoul (1995) indique que le Code
de procédure pénale français (décret
du 23 décembre 1958, par son
article D 290) dispose : « Si un détenu
se livre à une grève de la faim prolon-
gée, il peut être procédé à son alimen-
tation forcée, mais seulement sur
décision et sous surveillance médicale
et lorsque ses jours risquent d’être mis
en danger ». Aujourd’hui toutefois, les
doctrines et les pratiques ne vont plus
dans ce sens.
Au plan de l’éthique médicale, le
même auteur dit plus loin : « Les motifs
de la grève sont très divers, si bien
qu’elle se déroule le plus souvent en
milieu pénitencier, mais aussi dans
des lieux de culte ou même dans la
rue. Le praticien ne peut se permettre
de juger si la grève de la faim est légi-
time ou pas. Il ne peut agir ni pour faire
céder le gréviste, ni pour influencer les
autorités sur lesquelles s’exerce le
moyen de pression. Cette neutralité
est essentielle dans un face-à-face
entre le gréviste qui proteste contre
une autorité, et l’institution qui repré-
sente cette dernière (...). La ligne
directrice est de conserver à tout prix
la dignité des grévistes et d’informer le
plus souvent possible dès le début de
la grève, puis pendant son dérou-
lement, le gréviste d’une part, et l’ins-
titution qu’il affronte d’autre part, des
risques de la prolongation de cette
restriction alimentaire ou hydrique,
comme le note P. Espinoza. Le méde-
cin a le devoir de conserver une indé-
pendance totale dans la négociation
du contrat de choix avec le gréviste, il
doit également faciliter le dialogue
entre les parties en cause pour que
chacun puisse trouver une issue
honorable ».
En janvier 2002, l’Académie suisse
des sciences médicales a publié un
projet de directives sur l’exercice de la
médecine auprès de personnes déte-
nues qui comprend la section sui-
vante :
« 9. Grève de la faim
9.1 En cas de jeûne de protestation,
la personne privée de liberté doit être
informée par le médecin de manière
objective et répétée des risques inhé-
rents à un jeûne prolongé.
9.2 Sa décision doit être médicale-
ment respectée, même en cas de
risque majeur pour la santé, lorsque sa
pleine capacité d’autodétermination a
été confirmée par un médecin n’ap-
partenant pas à l’établissement.
9.3 Si elle tombe dans le coma,
le médecin intervient selon sa
conscience et son devoir profession-
nel à moins que la personne n’ait
laissé des directives explicites s’appli-
quant en cas de perte de connais-
sance.
9.4 Tout médecin qui fait face à un
jeûne de protestation doit faire preuve
d’une stricte neutralité à l’égard des
différentes parties et doit éviter tout
risque d’instrumentalisation de ses
décisions médicales.
9.5 Malgré le refus d’alimentation
formulé, le médecin doit s’assurer
dans tous les cas que de la nourriture
est quotidiennement proposée au gré-
viste. »
NB : On se référera utilement à l’im-
portante bibliographie attachée à ces
directives (voir aussi Reyes, 1998 ;
Riklin, 2001 ; Strauss, 1991).
476
(4) NB : Nous traitons de la situation de la per-
sonne douée de discernement qui entreprend
une telle grève de son propre chef (sans pres-
sions extérieures) et en connaissance de cause
des risques, pour sa santé notamment, que cela
implique.
ATTITUDE MÉDICALE EN CAS DE GRÈVE DE LA FAIM.
À PROPOS DE LA PROBLÉMATIQUE DU TRAITEMENT SOUS CONTRAINTE
Pratiquement
Aujourd’hui, les sociétés telles que
la nôtre garantissent la libre détermi-
nation des individus (dans la mesure
où ils sont doués de discernement) et
insistent sur l’exigence du consente-
ment éclairé du patient avant toute
prestation médicale (y compris dia-
gnostique). Sur cette base, la doctrine
clairement prévalente (5) est que les
personnes ont le droit d’entreprendre
une grève de la faim, pour les motifs
qu’elles jugent appropriés, et que les
pouvoirs publics ne sauraient le leur
interdire, les contraindre à interrompre
leur démarche ni leur imposer des
mesures médicales et de soins (hospi-
talisation, réhabilitation nutrition-
nelle...) qu’elles ne souhaitent pas (6).
On rappelle que, dans le passé
récent, on a vu des morts par grève de
la faim, notamment pour des motifs
politiques, dans des pays qui ne sont
guère éloignés : une cinquantaine de
décès en Turquie au cours des deux
dernières années – en prison (7) ; il y a
eu des morts en Irlande aussi. Les
situations évoquées ici sont circons-
tantiellement bien différentes mais il
reste que, malgré nos souhaits d’évi-
ter des issues funestes, les pouvoirs
publics ne sauraient dénier à la per-
sonne un « droit à faire la grève de la
faim ». Étant entendu qu’on peut/doit
déployer tous efforts, y compris de la
part d’instances publiques, dans le
sens de la persuader de mettre un
terme à sa démarche. Notamment,
des initiatives de médiation sont les
bienvenues.
En avril 2002, afin d’éviter toute
interprétation erronée, nous avons été
amenés à adresser à des confrères
concernés un courrier comprenant les
termes suivants :
« Comme toute personne, Mme X.
garde entièrement le droit strictement
personnel d’accepter ou de refuser
des investigations ou des soins médi-
caux. Toute mesure diagnostique ou
thérapeutique ne peut être entreprise
que si elle bénéficie de son consente-
ment éclairé.
Dans le cadre légal et éthique qui
nous régit, il ne saurait être question
d’imposer une mesure diagnostique
ou thérapeutique à une personne
douée de discernement. En parti-
culier, il n’est pas possible, contrai-
rement à ce qu’on croit parfois, d’hos-
pitaliser de force un patient pour un
problème somatique (sous réserve de
maladies transmissibles florides –
TBC – ce qui n’est pas pertinent ici).
Par contre, pour des motifs psy-
chiatriques satisfaisant à l’art. 59 de la
loi sur la santé publique, il est possible
d’hospitaliser contre son gré une per-
sonne dans un établissement psychia-
trique, ce qui ne paraît pas pertinent
ici non plus.
Le Grand Conseil (Parlement) a
admis récemment une modification de
la loi sur la santé publique qui a pour
libellé « par principe, toute mesure de
contrainte est interdite ». Le principe
s’applique évidemment aussi à un
gréviste de la faim, même si on
déplore la détermination de cette
477
(5) Nous remercions le DrB. Gravier, Res-
ponsable du Service de médecine et psy-
chiatrie pénitentiaires du canton de Vaud, et le
DrJ.-P. Restellini, spécialiste du domaine traité,
pour leurs utiles informations.
(6) Est discutée ici l’éventualité de mesures de
contrainte du registre médical. Peut être soule-
vée par ailleurs la question de préoccupations
du type atteinte à l’ordre public que peut susci-
ter une grève de la faim, sur la place publique
précisément. Nous ne nous prononçons pas sur
l’hypothèse que des mesures puissent être légi-
timées à ce titre ; cela ressortirait alors aux dis-
positions d’un règlement de police.
(7) Chez nous, des grèves de la faim en milieu
carcéral, généralement limitées dans leur durée,
sont loin d’être exceptionnelles et la liberté des
détenus à cet égard est respectée (B. Gravier,
communic. personnelle).
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