Herméneutique littéraire et philosophie morale
chez H. R. Jauss
Azelarabe lahkim Bennani
Faculté des Lettres Dhar Mehraz Fès
Introduction :
Les écoles de la réception en herméneutique littéraire sont aussi multiples que
le écoles philosophiques correspondantes. W. Iser a trouvé son assise critique
dans la phénoménologie de Husserl et de Ingarden1. Les travaux de S. Schmitd,
de l’école de Bielefeld se fonde sur les sciences cognitives inspirées de
Maturana et Varela. Mais si on envisage d’approcher les fondements
philosophiques de H.R.Jauss, il faudrait revenir à Gadamer, Blumenberg, et aux
autres membres du groupe « Poetik und Hermeneutik » . On se limitera dans
cette intervention à tracer la passage de l’Aesthesis à la poesis puis à la
catharsis, afin de présenter par la suite le rapport consacré chez Jauss entre
littérature et morale. Il est difficile d’étaler tout l’éventail impressionnant de ses
études consacrées à la question. C’est pourquoi, on se limitera à présenter
quelques aspects d’ordre général concernant la justice poétique.
1. Théorie de la réception et événement esthétique :
Comment apprécier l’approche du philosophe de l’esthétique de la réception,
alors qu’il n’est pas un lecteur spécialiste du champ des études littéraires ? On
pourrait à la suite de Jauss distinguer entre le niveau de l’étude littéraire dans le
sens critique, à savoir l’étude des texte d’une part, et le fait d’être affronté au
« beau ». Au niveau esthétique, le spécialiste ne se distingue pas du non
spécialiste. La littérature ne se distingue pas également des autres genres de la
créativité. La propriété esthétique est commune à tous les genres,
indépendamment du niveau des connaissances du critique littéraire ou du
récepteur. Dans son dernier livre, Jauss2 cite l’exemple de la musique :
lorsqu’on entend un morceau de musique, disons une chanson de musique
indoue, on peut complètement mal apprécier à sa juste titre le rôle que joue la
musique dans la société indoue, comme on peut être complètement ignorants
des techniques de la mélodie ou de l’harmonie utilisées dans cette musique.
Mais en dépit de notre incapacité à reconnaître le rôle de la musique dans la
société ou la religion indienne, l’évidence esthétique garde tous ses droits.
Imaginez qu’un cow-boy américain entre dans supermarché et achète un livre
qui porte le titre « Homère ». Imaginez ensuite qu’il est tellement impressionné
par le livre qu’il écrit par la suite à l’éditeur pour lui demander l’adresse de
1 qui avait même songé sérieusement de créer une spécialité de philosophie de la littérature, projet qui
est tombé en désuétude dans les départements de philosophie.
2 Jauss H.R. Wege des Verstehens: Fink 1993, p. 394
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l’usage privée.
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l’auteur dénommé « Homère » afin de lui écrire. « Toutes les informations sont
fausses historiquement, mais il existe quelque chose qui l’a profondément
impressionné, et c’est ce que Homère seul était capable d’exercer sur lui. Et
malgré la lecture somme toute naïve de l’Eliade, elle demeure un témoignage
vivant de la force poétique de l’épopée antique à travers le temps. » (Jauss 354)
Le plaisir de la réception est un plaisir esthétique à l’origine. Seulement après
on arrive à la tentative de l’ interprétation herméneutique. A un niveau
rudimentaire, on pourrait dire que le lien entre philosophie et littérature est un
lien entre la réception et l’impression créée par la beauté, ainsi qu’entre la
réception et le plaisir qui s’en suit.
On pourrait bien arguer que la philosophie n’a pas de raison d’intervenir après
au niveau de l’interprétation herméneutique. Pourquoi ? La raison se trouve
dans le fait que l’interprétation des textes - prise en elle même - varie
grandement selon les lecteurs et les conditions particulières dans lesquelles ils
se trouvent. On pourrait dire que les lecteurs sont tous des philosophes
potentiels, car devant un lecteur nouveau se produit une lecture nouvelle. Mais
ce point de vue n’est selon Jauss (382)qu’une variété -parmi d’autres -de
l’esthétique du nie . « comprendre un auteur mieux qu’il ne se comprend lui-
même. » Lorsqu’on passe du premier moment de l’Aesthesis à l’interprétation,
on s’aperçoit que les lecteurs habituels produisent des lectures stéréotypées et
analogues, sans fournir d’effort exceptionnel d’échapper aux normes
traditionnelles3. Une telle remarque est également une critique de l’esthétique
négative d’Adorno qui défend une vision élitiste de la réception. La réception
esthétique signifie d’abord qu’on est tombé sous le charme du texte esthétique
dans un sentiment de stupéfaction, comme si on découvrait l’œuvre pour la
première fois. On ne peut pas jouir esthétiquement du texte que lorsqu’ il est
considéré comme événement nouveau (Ereignis). L’évènement aux yeux de
Jauss constitue « cet élément inédit que je n’attendais pas, qui me surprend et
qui attire mon étonnement. » (Jauss 390) L’étonnement devant l’élément
étranger n’entre pas dans le domaine de l’interprétation, bien que notre
confrontation avec l’étranger me rappelle des données antérieures dans la
mémoire, comme elle peut ouvrir devant moi l’horizon d’attentes non
satisfaites. Mais saisir le texte à la lumière de notre histoire personnelle n’est
pas encore un processus d’interprétation, parce que voir quelque chose ‘à la
lumière’ d’autre chose est un trait anthropologique de notre histoire personnelle
et non pas du processus de l’interprétation. Etre étonné devant l’événement du
3 Jauss montre pourtant dans son texte remarquable « Literaturgeschichte als Herausforderung der
Literaturtheorie“ qu’on ne doit pas réduire le rapport entre littérature et catégorie de ses lecteurs
potentiels à la nature du milieu et du goût esthétique régnant. L’histoire ainsi que la sociologie de la
littérature ne sont les termes dans lesquels on pourrit expliquer l’histoire de l’effet de la littérature. La
sociologie de la littérature ne peut pas expliquer comment un roman comme ‘Fanny’ d’un ami de
Flaubert et dénommé E. Feydeau est rentré dans l’oubli total, malgré ses éditions multiples dès sa
première sortie, en contraste avec le sort de ‘Madame Bovary’ de Flaubert.
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texte est parallèle à l’événement de la compréhension dans lequel nous sommes
absorbés selon Gadamer4.
Par la suite, on devrait se rendre compte de la distance historique qui nous
sépare du texte étranger. On devrait alors distinguer entre la présence directe de
l’évidence esthétique et la médiatisation qui prend une forme herméneutique et
historique. Ce qui revient à dire qu’il faudrait rester conscient du fossé
historique qui ne cesse de se creuser entre la production et compréhension.
Donc la deuxième étape après celle de l’Aesthesis est celle de la réflexion sur
les propriétés de la distance aliénante du texte (Verfremdung) afin de s’ouvrir
sur l’altérité d’un monde auquel le texte avait accès. L’interprétation ici est une
production « Poesis ».
Mais après les étapes de l’easthesis et de la poesis on arrive à la troisième
étape : qu’est ce que le texte pourrait bien nous dire à l’époque actuelle où nous
vivons. C’est l’étape de la catharsis.
2. Réception esthétique et morale :
La question de la catharsis a é abordée par Jauss dans ses prolongements
historiques depuis la Poétique d’Aristote et les différents types d’identification
avec les personnages du bien et du mal. La question se pose de manière
simple : comment le texte historique ou littéraire peut nous être contemporain ?
comment concilier entre le texte et le présent ? la contemporanéité est une
position médiane entre l’altérité complète et la familiarité totale. Si l’on
supposait que l’histoire était contemporaine du présent, il ne subsisterait aucune
différence entre les deux horizons. La familiarité totale fait suite à cette
idéologie de la réflexion de l’homme spéculaire5. La critique du recoupement
total des horizons n’a pas empêc Jauss de critiquer l’hypothèse de l’altérité
absolue. L’autre absolu ou l’inédit absolu a une valeur herméneutique vide.
Jauss cherche l’autre relatif ou l’altérité relative, ce qui permet de se voir dans
l’autre, dans un processus bilatéral de communication. La spécificité dialogique
qui constitue le champ de l’interprétation veut mettre à profit l’expérience de
l’altérité, comme le prévoyait d’autres ténors de l’école de Constance.
4 Gadamer H.G. Wahrheit und Methode.Grundzüge einer philosophischen Hermeneutik. Tübingen
1990. p. 270 et suivantes.
5 voir la critique que M.Frank adresse au modèle de la dialectique question/réponse
dans son livre : Das individuelle Allgemeine. Suhrkamp Cette dialectique conversationnelle
issue de Gadamer, comme l’hypostase de l’autre relatif, n’ont pas empêché M. Frank de soupçonner
chez Gadamer et ses adeptes le retour implicite de la philosophie de la réflexion, car cette conversation
avec l’autre relatif n’est en fait qu’un dialogue avec l’ombre de soi même.
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L’école de Constance en néral a mis la dialectique de question/ réponse6 au
cœur de tout processus de réception, parce que le texte peut contenir en
puissance des réponses à des questions qui seront posées plusieurs générations
plus tard. Par exemple : Le style indirect libre qu’avait adopté Flaubert dans
son roman « Madame Bovary »avait présenté une vision nouvelle de la morale.
Flaubert a mis entre parenthèse, à la manière de Husserl, les jugements de
valeur unilatéraux et consommés qu imposait auparavant le romancier-
narrateur directement au personnages du roman. Dorénavant, quel tribunal
aurait le droit d’incriminer madame Bovary ? Les critères sociaux en vogue,
ainsi que la morale régnante et la sensibilité religieuse n’ont pas ce droit, pour
raison de ‘non compétence’, pour emprunter le jargon de mise dans le langage
juridique. Une forme artistique nouvelle a permis au lecteur de s’éloigner de
ses propres évidences morales habituelles, ce qui a permis de traiter une
question à laquelle la morale régnante apportait des réponses a priori toutes
faites. Présenter une forme stylistique nouvelle ou une forme esthétique inédite
permet de décevoir l’horizon d’attente conventionnel et affronte le lecteur avec
des questions que la morale fondée sur la pression religieuse ou sociale ne peut
plus convenablement traiter. De l’aveu de Jauss, Brecht n’était pas le premier à
avoir opposé ouvertement la morale à la littérature. Schiller, à la suite des
Lumières, a annoncé que les lois du théâtre débutent les lois de la société
n’ont plus de validité.
Jauss n’a pourtant pas abandonné la troisième étape de la Catharsis dans sa
théorie esthétique. Ce qu’il critique ce sont les mœurs. Ceux-ci ne sont pas en
cours parce qu’ils renferment une prétendue valeur propre. Au contraire, les
mœurs n’ont de valeur que parce qu’elles sont en cours. On pourrait par
conséquent explorer de nouvelles pistes de la morale en adoptant de nouvelles
formes de narration. C’est ce qu’on retrouve dans la forme romanesque. Celle-
ci renferme en puissance un potentiel qui ne se déploie qu’au fur des
générations. On retrouve dans l’écriture esthétique une résistance aux
conceptions morales dualistes ou manichéennes qui apprécient toute chose
selon la balance du bien et du mal, de la lumière et de l’obscurité, d’une
manière brutale et radicale en accord avec la morale dictée. L’écriture littéraire
est ouverte sur les variations infinies des mœurs, comme elle est ouverte sur la
compréhension de l’étrange, sur le droit à la différence et sur le droit à une
auto-compréhension. Cette écriture permet par le biais de l’imaginaire de ne
pas baisser les bras devant les institutions de l’interprétation qui imposent des
contraintes arbitraires la compréhension de soi et des autres. Le sens moral
n’est pas assujetti à des règles bien déterminées. Même s’il en existaient, il y a
une différence de catégorie entre comprendre une règle et suivre une règle, être
convaincue d’une règle morale et la suivre. Autrement, on aurait pu déduire le
6 Jauss a critiqué dans le chapitre de la ‚question- réponse“ dans son « Literaturgeschichte als
Herausforderung der Literaturtheorie » l’idée maîtresse du classicisme que Gadamer avait défendu dans
son livre « Vérité et méthode » Traduction J. Grondin, et al. 1996. On ce qui concerne le classicisme on
n’est pas obligé de connaître les questions auxquelles il constitue une réponse, parce qu’il semble
s’adresser à toutes les époques, comme si ses lecteurs étaient ses lecteurs premiers.
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mode du comportement selon le type des convictions morales. Mais aucun
système humain ne peut présager de l’avenir du système. La différence radicale
entre théorie et pratique n’est pas un vice réparable, mais une propriété de ce
que Gadamer appelle : concrétisation. Dans ce sens, Jauss a élaboré la notion
de « justice poétique » pour affronter le formalisme dans la théorie du droit. Il
distingue entre le droit proclamé par les textes juridiques et la justice qui se
retrouve de manière ténébreuse dans l’esprit des philosophes. La
compréhension globale, d’après le principe de la justice poétique, est la
conséquence la liberté individuelle dans l’adoption et l’évaluation de la morale,
sans pression ni négociations. La morale explorative, et non prescriptive,
détermine le devoir être, ouvre le champ de la compréhension et présente ses
aspects problématiques. On retrouve en ce lieu une intersection entre le
jugement moral et l’évaluation esthétique. La morale implicite et non
contraignante fait appel au sentiment moral, elle creuse dans les fonds des
caractères humains et de leurs soucis existentiels. La morale explorative, pour
ainsi dire, joint les deux bords en mettant ensemble la culture du vainqueur et la
culture du vaincu, la culture officielle et la culture marginale, etc. Ainsi l’écart
ne cesse de grandir entre une morale fondée sur l’exploration romanesque
infinie et une morale prescriptive fondée sur des systèmes philosophiques.
En guise de conclusion :
La nouvelle morale ou « Moralistik » dans la terminologie de Jauss avait
permis à l’homme des temps modernes de découvrir « l’expérience de sa vie
intérieure » en tant que terra incognita entre la nature et la raison, entre l’esprit
et la révélation.7 La but était de remplir les places vides qui existent dans
l’ordre physique et métaphysique et qui existent également dans la morale
traditionnelle. Mais, si l’écriture romanesque avait permis le passage de la
morale prescriptive à la morale explorative, c’est en raison de l’apparition
d’une nouvelle forme de réalité qui permettait dorénavant la mise en veilleuse,
sous forme d’épokhè, de nos jugements habituels. Hans Blumenberg avait
consacré une étude taillée à cette question8, ce qui a permis d’ouvrir de
nouveaux horizons critiques et philosophiques devant le groupe « Poetik und
Hermeneutik » dont Jauss faisait partie.
Azelarabe Lahkim Bennani a fait des études de philosophie en Maroc, en
France et en Allemagne. Actuellement il est professeur de philosophie à
l’Université de Fès (Maroc). Il a publié plusieurs articles et livres en arabe,
français et allemand.
7 Jauss H.R. Wege des Verstehens :Fink 1993, p. 39
8 Blumenberg H.Wirklichkeitsbegriff und Möglichkeit des Romans. Pp. 47-73. In: Ästhetische und
metaphorologische Schriften. Auswahl und Nachwort von Anselm Haverkamp: Suhrkamp 2001.
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