montrer que ce sont des entités incomplètes. Par exemple, on ne connaît pas la date de naissance d’Ulysse ; on ne
sait pas la taille de Pénélope ; l’un et l’autre personnages sont ce que les théoriciens de la littérature appellent des
réalités à peine esquissées. Ce qui conduit le lecteur à les compléter par l’imagination, au cours de cet acte qui
nous est très familier mais qui, quand on y réfléchit, est très extraordinaire, et qui s’appelle l’acte de lecture. Etre
lecteur, c’est prêter en quelque sorte son imagination à des signes figés sur le papier pour faire advenir des
personnages, et des événements et pour faire qu’une histoire ait lieu. Et dans cette incomplétude constitutive se
loge la possibilité de l’universel et de l’universalisable. Par exemple, la fidélité de Pénélope n’est pas tout à fait
la fidélité de notre voisin ou de notre cousine ; c’est, un peu, la Fidélité avec un « F » majuscule ; tout
simplement parce qu’elle n’est pas encombrée de traits, d’éléments, de micro événements, plus ou moins
contradictoires, qui, dans la vie réelle, viennent nécessairement parasiter la saisie de ces indices à partir desquels
nous parlons de fidélité. On pourrait prendre le même exemple avec Madame Bovary et l’adultère, évidemment.
En ce sens, la littérature donne à voir quelque chose dont Schopenhauer disait, mais dans un sens très
particulier, que c’était des essences. Par exemple, dans Un amour se Swann, Proust nous communique l’essence
de la jalousie, alors que, dans la réalité, les choses sont trop confuses et trop complexes pour qu’on en saisisse la
nature spécifique. La fiction procure donc à la littérature une dimension de l’universalisation tout à fait
extraordinaire qui permet, à juste titre, à Aristote, de dire que la poésie est plus philosophique que l’histoire. Cela
ne veut pas dire qu’elle est de la philosophie, mais qu’il y a quelque chose en elle qui intéresse la philosophie.
Deuxième chose à noter : en même temps qu’elle touche à l’universel, la littérature incarne ces universaux.
Elle donne corps aux propositions abstraites. Ainsi, La Case de l’oncle Tom n’est pas une réflexion
sur l’esclavage ; elle donne un visage particulier à cette notion. La littérature fait intervenir d’une manière très
particulière des concepts, des notions, ou des idées, comme l’idée d’enfer, de liberté, de justice, ou de fidélité ;
en leur donnant corps. C’est ce que Kant a en vu lorsqu’il écrit que « Le poète ose donner une forme sensible aux
Idées de la raison ». Par « Idées de la raison », Kant désigne les idées qui ne dérivent pas des sens et dont aucune
expérience ne peut nous donner une connaissance parfaite ; c’est par exemple l’idée d’âme ou l’idée de Dieu.
Voici à présent la citation entière : « Le poète ose donner une forme sensible aux idées de la raison que sont les
êtres invisibles, le royaume des saints, l’enfer, l’éternité, la création, ou bien encore des choses dont on trouve,
au vrai, des exemples dans l’expérience, comme la mort, l’envie et tous les vices, ainsi que l’amour, la gloire,
mais en les élevant, alors, au-delà des bornes de l’expérience grâce à une imagination qui s’efforce de rivaliser
avec la raison, dans la réalisation d’un maximum, en leur donnant une force sensible dans une perfection dont il
ne se rencontre point d’exemple dans la nature ».
La littérature donne ainsi corps à des propositions abstraites. Pensons à la description de l’enfer telle qu’on
la trouve dans le chant 11 de l’Odyssée. Voilà une représentation concrète d’une idée de la raison qui, n’est
possible que par le biais de l’imagination. Si on considère la question de l’esclavage, on peut lire l’Esprit des
Lois, de Montesquieu qui comporte un réquisitoire contre les pratiques esclavagistes ; Montesquieu y dit
pourquoi l’esclavage est un mal. Mais, si on lit Tamango, de Mérimée, on voit comment l‘esclavage un mal ;
Mérimée y décrit la réalité concrète de cette exploitation de l’homme par l’homme, à travers des actes, des
comportements, des souffrances, qui sont ceux de personnages individualisés par des traits physiques, moraux,
par des histoires singulières.