SUR UN MUR DE THERA
Des gants de boxe millénaires
EXPOSITION
Sous les laves d'un volcan
grec, une ville morte, deux fois
plus vieille que Pompéi
LES PEINTURES MURALES DE THERA
Exposition temporaire
Musée archéologique, Athènes.
Presque un mois, déjà... Certains
Français, qui se trouvaient en
I Grèce, auront vécu l'étonnante
semaine des « visages fermés » : le
putsch
téléguidé à Chypre, la rumeur de guerre
avec camions et bus réquisitionnés pour la
mobilisation générale, les monceaux de
jer-
ricans
longeant les points critiques des
grandes routes pour les barrer s'il était
besoin, le brusque rationnement des vivres
et le manque d'essence, la radio ne diffu-
sant plus que marches militaires entrecou-
pées de laconiques communiqués belli-
queux ; ils auront capté sur les ondes
étrangères une indiscrétion calculée de
Kissinger, les bruits d'une sédition des ar-
mées de Salonique descendant par Larissa
vers Athènes le rappel •de Caramanlis et,
le lendemain, l'annonce que le régime des
colonels était mort de sa sale mort — ce
qu'on appelle un suicide propre,
Les vraie: reotaurations
D'autres Français arrivent en Grèce. Ils
se souviennent qu'elle a donné à la « dé-
mocratie » son nom, ils ont écouté de loin
les foules d'Athènes et du Pirée descendre
dans la rue pour clamer leur joie d'être
libérées, ils s'étonnent r de constater qu'à
l'entrée de chaque village les panneaux
« Vive l'armée », « Gloire au Grand
Avril », « La Grèce des seuls Grecs chré-
tiens » sont restés en place ; ils concluent
que « rendre le pouvoir au peuple » n'est
pas l'affaire d'un jour ni le projet de tous.
Qu'ils reviennent ou qu'ils arrivent, s'ils
ont gardé quelque goût pour l'art, le Mu-
sée archéologique d'Athènes leur propose
une exposition prestigieuse : les peintures
murales récemment découvertes à Théra.
Remontons de quelque trente-cinq siè-
cles. L'île de Théra, ou Santorin, au sud
des Cyclades, n'était pas ce croissant de
lune avec ses falaises de lave surplom-
bant de leur vertigineux à-pic une calme
mer intérieure, bordée d'îlots. Ce qu'on
voit aujourd'hui n'est que le cratère d'un
volcan endormi. A ses éruptions certains
associe
-
U l'Atlantide engloutie, et le raz
de marée du Déluge, et la ruine de la
Crète de Minos. Rien n'est moins sûr,
mais à Santorin la couche des cendres vol-
caniques est, par endroits, profonde de
soixante mètres. Là où l'érosion l'avait le
mieux amincie, les archéologues, guidés
54
Lundi 12 août 1974
par la commodité, n'eurent à creuser que
de onze mètres, aux abords du village ac-
tuel d'Akrotini, pour découvrir le centre
d'une ville morte : Théra, détruite et pro-
tégée par son volcan, presque deux fois
plus vieille que Pompéi.
Les peintures murales de Théra ont été
restaurées avec toute la précision des tech-
niques actuelles, bien éloignée de la verve
imaginative de Sir Evans, qui a si malen-
contreusement défiguré l'art des palais
crétois. (C'est un spectacle bien amusant
que de voir, à Cnossos, les touristes photo-
graphier des « fresques minoennes » qui
ont été barbouillées vers 1920 dans le
goût d'un
modern style
attardé, •ou admi-
rer au musée d'Héraklion un « cueilleur
de safran » dont la posture contournée
ne s'explique guère - si l'on ignore que
les bribes dont « l'artiste » s'est servi pour
reconstituer son « homme bleu » repré-
sentaient, à l'origine, un singe !) Les pein-
tures de Théra
,
sont le témoignage le plus
authentique (le inoins falsifié) sur l'art de
la civilisation
égeenne
tardive, telle qu'elle
s'épanouissait vers l'an 1550 avant J.-C.
dans la Crète et les Cyclades peu avant
leur conquête par Mycènes. Elles n'en
sont
que plus surprenantes.
La « fresque aux lys », ou « fresque
du printemps », a été découverte en place
sur trois murs entiers d'une même salle.
Il ne s'agit pas, comme on l'a écrit, du
plus ancien u paysage » : ceux de Chatal
Hüyük, en Anatolie, le précèdent de cinq
millénaires ! Non, mais ce qui fait le
propre de cet art, c'est son « sourire »;
c'est qu'aux rochers peints de• couleurs
conventionnelles en noir,
rouge,
vert, jaune,
et aux fleurs groupées par bouquets non
moins conventionnels de trois corolles
(comme les trois lis géométrisés de haute
Egypte, ou ceux d'Amnissos en Crète),
s'ajoute un frémissement de vie gentille,
le vol d'hirondelles en amour.
Dans une autre salle, deux enfants, basa-
nés, aux longs cheveux noir et bleu,
s'exercent au pugilat; l'un a les mains
gantées : les plus anciens « gants de
boxe » que l'on connaisse, deux siècles
-avant ceux du tombeau de Tout-Ankh-
Amon. Les murs voisins montrent, tracées
en lignes sûres et souples sur crépi blanc,
des antilopes oryx, dont un couple
peut-être en parade amoureuse. Sur un
panneau, huit singes bleus escaladent les
rochers, qui découpent leurs contours sty-
lisés en rouge et ocre sur fond blanc
n'étaient les singes de Cnossos, on rêverait
aux hordes indiennes du « Ramayana ».
L'autel d'un sanctuaire est paré de cornes
de fertilité entre colonnes à motifs floraux;
un couple de singes semble en prière,
mais aussi un e Africain », près d'un bos-
quet de palmiers : ses cheveux ras, à pa-
rure de plumes, ses sourcils en broussaille,
son nez camus, ses lèvres épaisses,
son large anneau d'oreille évoquent les
Nubiens.
Sur d'autres parois, les figures de femmes,
avec leur chevelure sophistiquée, leurs
seins opulents laissés à découvert, leur
peau très blanche, sont pourtant sœurs
des Crétoises et des Mycéniennes.
Deo thêînes africains
Les peintures de Théra (il faudrait évo-
quer aussi son admirable céramique) posent
à l'archéologie des problèmes mal éluci-
dés. A cette époque, la Crète et les Cyclades
étaient déjà « achéennes » sans doute,
puisque l'écriture linéaire B de Cnossos,
enfin déchiffrée, s'est avérée transcrire une
langue grecque archaïque; Santorin, selon
la tradition, fut colonisée par des Minyens
venus de Béotie, qui auraient ainsi recou-
vert l'ancien peuplement d'origine anato-
lienne. La e thalassocratie » de Cnossos
puis sa destruction par les Mycéniens ne
seraient que des péripéties internes à un
monde déjà préhellénique.
Il est aussi probable que l'influence
de l'Egypte sur la Crète a été fort sures-
timée, et que leurs relations étaient en
majeure partie indirectes, par l'intermé-
diaire des navigateurs de Phénicie, de Syrie
et de Cilicie. Les sujets figurés à Théra
sont, en ce contexte, inattendus : à Santo-
rin, aujourd'hui, ne vivent plus ces
hirondelles voltigeant parmi les triples
lis, encore moins les singes bleus et
les antilopes oryx (qui sans doute
n'y ont jamais vécu); l'anneau d'oreille
qu'on voit à l'Africain, mais aussi à l'un
des enfants pugilistes, est étranger aux
Créto-Mycéniens, mais habituel aux Nu-
biens.
Ces peintures, ne l'oublions pas, étaient
de caractère religieux; elles ne prétendaient
en rien évoquer « la vie quotidienne » —
pas davantage que n'était « familière »
à nos Bourguignons la procession des races
(des Pygmées aux Noirs, et même aux
Peaux-Rouges décrits par les Vikings)
sculptée au tympan de Vézelay. Les thèmes
« africains » de Théra portent témoignage,
pour nous mal déchiffrable, sur l'intense
brassage de peuples qui, au milieu du se-
cond millénaire, parcourut l'Egée, le Pro-
che-Orient et l'Egypte, en un temps où des
Crétois débarquaient en Libye, où des
chars européens dévalaient le Sahara, où
des
e Hyksos » venus de la mer régnaient
sur le trône des pharaons.
BERNARD TEYSSEDRE
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