rue, pour en faire leur miel théâtral. C’est ce que
fait depuis des années Sébastien Barrier, en
marge du collectif GdRA, en traînant les guêtres
du céleste Ronan Tablantec, un navigateur bre-
ton improbable qui bourlingue dans les mots et
sort de sa malle cabossée les objets témoins de
ses multiples tours de monde. Ce conteur des
temps urbains fait rentrer dans son histoire tous
les événements qui affectent l’espace public où
il se pose. Sa capacité à intégrer l’imprévu, son
sens de la répartie, son incroyable capacité à faire
vivre les (fausses) histoires de ceux qui l’écoutent
(vraiment) en font un véritable écrivain public.
Sa gouaille provocante et tendre à la fois trans-
forme la grisaille du monde en récit fabuleux.
Ses apparitions font de lui un grand poète de
l’immédiat, doublé d’un clown politique qui se
joue de toutes les cruautés de la réalité.
Vouloir faire du théâtre un média est une gageure
impossible, mais nécessaire. Plus que jamais les
artistes d’aujourd’hui sont conscients de ce para-
doxe et l’éprouvent sans cesse dans leur travail.
Saisir le monde au ras du réel, tout en sachant
qu’il passe à la scène, et qu’il faudra donc com-
poser avec ses lois, ses exigences, qui suppo-
sent détour et patience du temps.
Sur un plateau en effet, il est des choses que l’on
n’a jamais pu montrer : le combat, le crime, la
catastrophe – autant de drames qui affectent
les hommes, mais qui ne peuvent être livrés qu’en
coulisses, hors-champ, sur les champs de
batailles, à moins que ce soient les champs
d’épandage, ou de ruines. Porter sur la scène le
drame humain comme jamais il ne s’est montré,
cela porte un nom : c’est l’obscène – la tâche que
se donnent aujourd’hui de plus en plus d’artistes.
L’obscène au théâtre, comme dans la vie, fait ce
qui ne se fait pas : montrer là, devant nous qui
sommes rassemblés, ce qui ne se montre pas,
mais qui se raconte, avec force tours et détours.
L’obscène au XXesiècle connaît un cas limite, que
l’on a pu voir au Festival d’Avignon, et qui a pris
le nom de « syndrome de Rwanda 94 » : dans un
spectacle du Groupov, une femme rescapée du
génocide vient raconter son histoire, son sau-
vetage, son miracle. Sur scène, elle ose l’obs-
cène absolu et vient la dire, cette histoire
impossible, cette histoire négation de l’histoire ;
elle vient la redire, tous les soirs que Dieu fait et
défait, à l’écoute de son témoignage.
Limite absolue de l’obscène : l’acteur-témoin,
le témoin acteur de sa propre vie, qui vient redire,
rejouer, relancer, balancer, dénoncer, invoquer,
exorciser une vie impossible sur le plateau du
théâtre. Quels sont ces mots obscènes qu’elle
ose dire sur la scène ? Les siens (de femme res-
capée) ? Ceux d’une autre (cette femme qui
revient d’un monde dont on ne revient pas) ?
L’obscène, on le voit, est un défi, un cri inau-
dible lancé au théâtre. Que bien peu osent rele-
ver tant il est dangereux.
Dans notre monde alentour, l’obscénité rode,
elle est là, partout, mais elle n’apparaît comme
obscène qu’à partir du moment où quelqu’un la
rapporte, et ne la réduit pas au silence assourdis-
sant de l’événement. Quand ce dernier passe
dans la parole du plateau, les choses arrivent
nécessairement du mauvais côté, du gauche –
sinistre apparition d’une parole incarnée qui ose
montrer sur la scène ce que l’image seule réussit
aujourd’hui à nous cacher de partout.
Fiction télévisuelle obscène : imaginons, un seul
instant, des mots, des vrais mots posés sur ce
qui se montre à vingt heures, dans tous les foyers
télévisuels du monde. Rêvons d’un journal télé-
visé qui dise le nom de ce qu’il montre, à com-
mencer par les noms gommés des cadavres, de
tous ceux dont on informe prétendument les
images, sans en oublier un seul. Alors arrive l’obs-
cène sur la scène. Même la liste complète des
noms propres des otages français retenus dans le
monde, nous ne la possédons pas.
Dès sa première édition, le festival Hybrides s’est
posé ces questions. Comment la réalité du monde
peut-elle documenter la scène du théâtre ? La
réponse en passe nécessairement par le choix
des thèmes, et par la volonté de ne pas les trai-
ter par métaphore. L’enjeu est bien d’affronter,
d’endurer la réalité, et de trouver la juste façon
de traiter les questions délicates, au cœur sen-
sible de notre société : l’expérience de la pri-
son, la puissance du phénomène télévisuel, le
trouble des nouvelles communautés qui pren-
nent corps dans la valeur du travail à l’ère tech-
nologique, le drame de l’immigration et le mythe
du retour au pays, la place des artistes au Moyen-
Orient, les catastrophes dites « naturelles », ou
encore les émeutes et les révoltes de la jeunesse.
Autant de thèmes qui collent en effet à nos pré-
occupations actuelles. Avec cette nouvelle diffi-
culté : la définition qui commande à l’actualité
suppose la réactivité, mais aussi la fragilité de
l’événement, qui n’a pas vocation à durer, mais
à laisser la place à l’événement du lendemain.
Pour les artistes qui s’emparent de cette question
du théâtre documentaire, il va de soi (mais il est
important de le redire) que le répertoire du
théâtre passé ne permet pas d’être à la hauteur
des questions posées par notre époque. Hamlet
est un chef-d’œuvre, mais il ne permet (vrai-
ment) pas de parler de Wikileaks, de la révolution
tunisienne, des guerres ethniques, de l’islamisme
ou de la crise financière mondiale.
Tout l’enjeu d’un théâtre documentaire est bien
de réagir vite, mais aussi de durer, et de tenir le
fil des questions soulevées. C’est ce que propo-
sent les acteurs et performeurs Yan Duyvendack
et Omar Ghayatt, respectivement suisso-hollan-
dais et égyptien, avec Made in Paradise, un spec-
tacle puissant qui fait bouger les lignes et grincer
nos préjugés, même inconscients.
Au fil d’une vingtaine d’épisodes, les deux
hommes racontent l’histoire de leur rencontre,
la violence des clichés qui empoisonnent forcé-
ment la relation de travail, et les difficultés chro-
niques d’un lien forcément conflictuel. Nous ne
pourrons en voir que cinq, il s’agit donc de voter,
à la suisse, et comme personne n’est d’accord,
c’est la version d’autorité, à l’égyptienne, qui
finit par compléter le choix.
L’épisode en tête de toutes les sélections s’inti-
tule : « Où étiez-vous le jour du 11 septembre
2001 ? » Après le récit du Suisse, banal et empa-
thique, l’Egyptien raconte la liesse qui s’empare
de son quartier du Caire, avec moult détails,
criants de vérité. Brutalement, il décroche, dévi-
sage les spectateurs massés en cercle autour de
lui : « Vous m’avez cru ? Vous m’avez cru. Vous
avez cru que je vous racontais mon histoire ? Cette
histoire est la seule que vous pouvez croire, venant
d’un musulman. »
Chaque spectateur prend sa question dans l’es-
tomac, perçante comme un couteau. Quelques
minutes plus tard, les deux acteurs nous deman-
dent ce que nous savons de l’Islam… Et les gens
parlent, vraiment, de cette question centrale
dont nous savons si peu de choses, ici au nord
de la Méditerranée.
Tapi dans l’ombre de la programmation
d’Hybrides, il y a ce doute réel, lancinant : pour-
quoi – pour quel sens – faire encore du théâtre ? Et
il y a cette proposition de travail, qui n’est pas
une réponse, mais plutôt cette évidence : l’huma-
nité meurt un peu moins à se raconter, à se por-
ter sur les scènes, par le mauvais côté. Ce n’est
pas l’évidence du théâtre, mais la certitude, jus-
tement, que le théâtre n’est pas évident, sans
réelle transparence, jamais acquis, toujours en
train de se perdre, pour le pire, avec cette insis-
tance impérieuse : il faut y revenir, y résister,
reconquérir encore aujourd’hui ce monde du faux
et y camper, provisoirement, pour un instant,
les détresses de chacun de ceux qui font le monde
– le vrai, dit-on.
Regarder la modernité en face, c’est accepter sa
redoutable obscénité. La représentation du
déchirement humain oblige au déchirement des
représentations. Si la scène prend la responsa-
bilité de parler vraiment de la guerre et de nos
catastrophes continues, elle doit assumer que
la guerre pénètre dans nos phrases, dans nos
formes et nos manières de dire. La modernité
entendue de cette oreille arrive encore une fois
du mauvais côté. Elle nous fait entendre le monde
comme après un bombardement. Il est obscène,
et il faudra bien l’entendre, et s’en faire les
reporters. Au plus près de l’événement, au plus
près de la scène.
Bruno Tackels
1. Remarquons au passage que nous avons affaire ici à l’exact contraire de
la définition de l’aura du théâtre telle que Benjamin l’avait magnifique-
ment saisie : l’apparition d’un lointain, aussi proche soit-il.
Entretien autour des Témoins,
avec Julien Bouffier.
Depuis plusieurs années, vous
vous intéressez à ce que l’on
nomme « l’actualité », aux
événements du présent le plus
immédiat, et à la manière dont le
théâtre peut s’en emparer. Vous
en venez donc à vous interroger
sur le journalisme, et sur le lien
qu’il peut y avoir entre ce travail
et celui des fabricants de fiction...
« A l’origine de ce processus, il y a
cette volonté d’en finir avec les
histoires anciennes pour
construire notre théâtre, et pour
faire vivre une scène qui parle
vraiment la langue d’aujourd’hui.
J’ai beaucoup de mal avec l’idée
que les auteurs classiques révèlent
les questions de notre société
actuelle. J’y vois des détours et
des circonvolutions inutiles,
malgré la beauté de ces langues.
On pourrait vous objecter qu’il
existe des textes contemporains
qui s’emparent pleinement des
questions de notre temps.
« J’y ai cru un temps, mais il n’y en
a pas tant que cela ! En France,
peu de dramaturges écrivent en
serrant au plus près les
événements qui nous entourent. Et
il y a sans cesse la tentation de les
contourner par un travail formel et
stylisé sur la langue. D’où mon
désir de travailler avec d’autres
supports, pour retrouver plus
d’immédiateté, et gagner en
précision sur ce que je veux
raconter de notre société. Dans Les
Vivants et les morts, un romancier
et cinéaste, Gérard Mordillat,
s’empare de la question ouvrière et
décrypte le drame d’une usine qui
ferme ses portes. Je cherche
ailleurs, en puisant dans l’actualité
directe, qui ne cesse de nous
raconter des histoires. Avec les
questions qu’elle soulève : quel
événement fait l’actualité ? Que
signifie l’actualité ? Comment
envisager son caractère mouvant ?
A-t-elle un sens, puisqu’elle
change en permanence ?
Contrairement au journalisme
de reportage, qui produit des
« papiers chauds »(contrairement
aux « froids », écrits avec le recul
de l’analyse), le théâtre ne peut
avoir lieu dans le feu de l’action.
« Oui, comme s’il fallait attendre
que le corps soit froid pour en
parler sur une scène…
Tout l’enjeu est de se donner
les moyens d’un véritable travail
théâtral tout en étant
dans l’immédiateté.
« C’est bien ce défi que nous
avions relevé à la Chartreuse de
Villeneuve-lez-Avignon, les deux
années précédentes, en proposant
des “Journaux Théâtraux”. Chaque
jour, pour ces “JT”, il s’agissait
de trouver de l’information,
de créer une histoire et de
la restituer le soir sur le plateau.
Nous avons prolongé cette
recherche avec Les Témoins,
dont une première version a été
présentée à la Chartreuse
durant le Festival d’Avignon 2010,
et que nous déclinerons durant
cette 3eédition d’Hybrides. Dans
notre projet, cette mise
en perspective à travers le temps
qui passe est essentielle. Les
Témoins n’ont pas pour vocation
de se focaliser exclusivement
sur cet événement. Il s’agit plutôt
d’une sorte de média qui se
décline en différents épisodes,
traitant de multiples questions qui
se constituent en feuilleton.
Par exemple, l’arraisonnement de
la flottille au large de Gaza par les
Israéliens montrent bien que
l’image devient rapidement une
arme. Comment le théâtre peut-il
la relayer ? »
UN THÉÂTRE
D’ACTUALITÉ
L’enjeu d’un théâtre documentaire est
de réagir vite, mais aussi de durer, de
tenir le fil des questions soulevées.
Who’s Afraid of
Representation? de
Rabih Mroué. Photo :
Houssan Mchaiemch.