Dossier 14 ENERGIE - ENVIRONNEMENT - INFRASTRUCTURES - REVUE MENSUELLE LEXISNEXIS JURISCLASSEUR - NOVEMBRE 2015 « La croissance bleue est désormais une évidence » Éric BANEL, délégué général d’Armateurs de France Entretien par Philippe DELEBECQUE, professeur à l’École de droit de la Sorbonne, université Paris I Panthéon-Sorbonne codirecteur scientifique de la revue Énergie-Environnement-Infrastructures Le transport et les services maritimes ne représentent qu’une faible part des émissions de CO2. Les armateurs français sont cependant très impliqués dans la préparation de la COP21. Éric Banel, délégué général d’Armateurs de France, interrogé par Philippe Delebecque, co-directeur scientifique de la revue Énergie-Environnement-Infrastructures, nous explique pourquoi le transport maritime s’inscrit depuis plusieurs années dans la politique de transition énergétique et comment doit se traduire ce nouvel intérêt pour la mer par les pouvoirs publics sur les plans économique et juridique. Philippe Delebecque : Allez-vous participer, d’une manière ou d’une autre, à la COP21 en décembre prochain ? Éric Banel : Les armateurs français sont, depuis près d’un an déjà, très impliqués dans la préparation de la COP21. Ils le sont au niveau international, avec l’International Chamber of Shipping, mais également au niveau national, dans le cadre de la Plateforme Océan et Climat. Cette structure collaborative est unique dans la mesure où elle associe toutes les parties prenantes du débat environnemental : les ONG, les entreprises et les organismes de recherche scientifique. Sa vocation est de sensibiliser les pouvoirs publics au rôle de l’océan dans la lutte contre le réchauffement climatique. À travers elle, notre organisation a fait le choix d’ouvrir son horizon à des acteurs avec lesquels nous n’avions pas l’habitude de travailler. Cette démarche inédite permet d’avancer à la fois sur l’état des connaissances sur les liens entre océan et climat, et sur les solutions pour une véritable économie bleue. Notre première action commune a été le lancement d’un Appel de l’océan pour le climat, le 8 juin dernier à l’occasion de la journée mondiale de l’océan à l’UNESCO. Disponible à la signature de tous sur Change.org (change.org/ oceanforclimate), il sera remis aux négociateurs lors de la COP21. L’augmentation de la chaleur liée aux activités humaines affecte directement l’océan mondial, qui en absorbe près de 93 %. Pour protéger l’océan, il est impératif de promouvoir les solutions courageuses et durables, en mer mais aussi à terre, où s’exercent l’essentiel des activités humaines. Notre second grand temps fort sera le 3 décembre prochain avec l’organisation de l’« Ocean and Climate Forum », au Bourget, au cœur des négociations COP21. Au programme : des conférences qui donneront la parole aux scientifiques, aux décideurs, aux acteurs de l’économie bleue ainsi qu’à la jeunesse, et qui seront ponctuées de films et d’animations autour des liens entre océan et climat. Parallèlement, Armateurs de France organisera plusieurs conférences thématiques sur les enjeux climatiques, dont l’une avec l’ONG Surfrider le 16 novembre et une autre avec l’association norvégienne des armateurs le 1er décembre. J’ajoute enfin que nous serons, avec tous les acteurs de l’économie maritime, présents au Grand Palais pour le salon Solutions COP21, du 4 au 10 décembre 2015. Armateurs de France, le Cluster Maritime Français et le Gican (groupement 26 des industries de la construction navale) feront partie des animateurs du Pavillon « Fleuve, Mer » et, à ce titre, organiseront des conférences, des corners info, des plateaux TV, etc. Notre objectif est bien de sensibiliser le grand public aux enjeux environnementaux de nos secteurs d’activité respectifs. « Pour nos entreprises, la transition énergétique est d’ores et déjà une réalité » Philippe Delebecque : Comment le monde maritime s’inscrit-il dans la politique de transition énergétique ? Éric Banel : La voie maritime achemine près de 90 % du commerce international. En 20 ans, le trafic maritime a quintuplé. Pourtant, grâce à un effort technologique sans précédent, le transport et les services maritimes ne représentent qu’une faible part des émissions de CO2 : de 2007 à 2012, cette part est même passée de 2,6 % à 2,1 %, alors que le trafic mondial a augmenté de 14 % sur la même période. Pour nos entreprises, la transition énergétique est d’ores et déjà une réalité. Le transport maritime est aujourd’hui le mode de transport le plus propre à la tonne transportée avec cinq fois moins d’émissions de CO2 que le transport routier et treize fois moins que l’aérien. La limitation générale de la vitesse de nos navires, dite politique de « slow steaming », a également contribué à baisser les émissions. Depuis 10 ans, l’enjeu pour les armateurs français et européens est de construire des navires toujours plus sûrs, plus propres et plus économes en énergie. Ce choix assumé de la modernité et de la performance est aussi un choix économique car le carburant peut représenter jusqu’à 40 % du coût de l’expédition maritime. Il conduit les armateurs à construire des navires plus innovants et à réfléchir à de nouveaux modes de propulsion. Parmi les solutions les plus révolutionnaires figure le Gaz Naturel Liquéfié (GNL). Ce nouveau carburant permet de supprimer les émissions de dioxyde de soufre et de réduire les émissions d’oxydes d’azote et de CO2. C’est un saut technologique important pour de nombreux intervenants de l’industrie maritime. Il implique en effet de réunir des compétences variées pour créer les infrastructures à terre, dans les ports, et organiser le stockage et l’utilisation à bord du navire. ENERGIE - ENVIRONNEMENT - INFRASTRUCTURES - REVUE MENSUELLE LEXISNEXIS JURISCLASSEUR - NOVEMBRE 2015 En outre, la recherche et le développement explorent d’autres modes de propulsion comme l’hydrogène ou la propulsion vélique. Nous sommes évidemment loin d’envisager un retour pur et simple à la Marine à voile ! Néanmoins, la recherche permet d’envisager le vent comme une énergie d’appoint, pouvant réduire de 20 % la consommation de carburant et donc les émissions résultantes. Des expérimentations sont en cours, telles que « Neoline » d’Eric Gavoty, ou « Beyond the sea », projet de traction par cerf-volant du navigateur Yves Parlier, auxquelles Armateurs de France apporte son soutien. Philippe Delebecque : Quelle est la part de la France maritime dans la politique de défense de l’environnement ? Éric Banel : La flotte sous pavillon français a été récompensée en 2013, 2014 et 2015 par le classement du Mémorandum de Paris comme la plus sûre et la plus respectueuse de l’environnement au niveau international. Ce résultat a été rendu possible par un profond renouvellement de la flotte et un recours permanent à l’innovation : nouveaux bulbes d’étrave, branchement électrique des navires à quai, systèmes de récupération des hydrocarbures en cas de naufrage ou de traitement des eaux de ballast pour éviter le transfert d’espèces invasives d’un port à l’autre, réduction des émissions de soufre etc. Ce ne sont là que quelques exemples du formidable élan technologique que nous avons initié pour mieux concilier développement économique et protection de l’environnement. Pour nous, c’est une question de conviction mais également de survie. Notre activité est totalement mondialisée et très concurrentielle : le pavillon français est plus cher que ses principaux concurrents, y compris européens, et c’est bien sur le terrain de la qualité que nous essayons de faire la différence. « Au fond, ce qui nous manque aujourd’hui, c’est une vision à long terme, une véritable stratégie nationale de la mer et du littoral » Philippe Delebecque : Les pouvoirs publics semblent – enfin – attacher un intérêt pour la mer (V. récentes déclarations de Madame Royal et Rapport Leroy). Comment devrait se traduire cet intérêt sur le plan économique et juridique ? Éric Banel : Nos gouvernements aiment à rappeler que la France dispose, avec 11 millions de kilomètres carrés, du deuxième espace maritime mondial. C’est un formidable potentiel mais encore faut-il en faire bon usage. La géographie ne suffit pas à faire de nous une puissance maritime. Il faut une volonté politique. Avec 300 000 emplois directs et près d’un million d’emplois induits, la France maritime représente déjà une force économique considérable. Cette réalité a peu à peu créé une prise de conscience au sein de la classe politique et jusqu’au plus haut sommet de l’État. La croissance bleue est désormais une évidence, et c’est une bonne nouvelle. Six ans après le Grenelle de la mer, le discours de François Hollande au Havre, le 6 octobre dernier, marque bien cette évolution. Les axes de développement sont connus : la promotion des énergies marines renouvelables, d’une pêche et d’une aquaculture durables, d’un transport maritime de qualité, une politique de désenclavement et de reconquête en matière portuaire, le soutien à l’écoconception des navires, aux biotechnologies et à la recherche marine. Au fond, ce qui nous manque aujourd’hui, c’est une vision à long terme, une véritable stratégie nationale de la mer et du littoral, pourtant annoncée dès 2012. L’Europe nous montre la voie car elle a, en 2014, imposé à tous les États membres de mettre en place Dossier une planification stratégique et opérationnelle de l’espace maritime. C’est une opportunité que nous entendons saisir. Philippe Delebecque : Faut-il relancer le RIF (Registre international français) ? Éric Banel : Le RIF a été créé en 2005 afin de restaurer la compétitivité du pavillon français, qui peu à peu se vidait de ses navires dans une Europe qui, faute d’harmonisation suffisante, exacerbe la concurrence entre les pavillons. De ce point de vue, le RIF est parvenu à stopper l’hémorragie, essentiellement grâce à la mise en place de la taxe au tonnage. Pour preuve, les États européens qui n’ont pas adopté ce dispositif fiscal, à l’instar de la Suède, n’ont pas réussi à conserver une flotte significative. Malheureusement, le RIF n’est pas allé au-delà de la protection de nos acquis. Il a manqué d’ambition. L’enjeu aujourd’hui est de réussir à enclencher une véritable dynamique de développement de la flotte sous pavillon français. Comment ? Il faut à mon sens s’inspirer des exemples danois ou norvégiens. Ces pays ont adopté une politique volontariste de soutien à leur pavillon, à la fois sur le plan du coût du travail et de la fiscalité, tout en encourageant la responsabilité sociale et environnementale de leurs entreprises. C’est ce que nous avons martelé pendant deux ans, et c’est ce que propose aujourd’hui le député Arnaud Leroy dans sa proposition de loi sur la croissance bleue. Une politique de relance du pavillon français doit reposer sur trois piliers : le salaire net (netwage), un choc de simplification administrative et le soutien au financement de navires modernes et innovants. Pour être efficace, il faut frapper fort et avancer sur ces trois axes en même temps. Mais ce qui nous fait particulièrement défaut en matière de compétitivité, c’est bien le salaire net, c’est-à-dire l’exonération totale des charges sociales patronales. Il constitue assurément le premier levier d’une politique destinée à redonner de l’attractivité au pavillon français. La défense de la filière française rejoint ici les préoccupations environnementales. Nous avons hissé au fil des ans le pavillon français au premier rang mondial en matière de qualité et de sécurité. À quoi sert-il d’être les meilleurs si nous continuons chaque année à perdre des entreprises et des emplois au profit de pavillons de libre immatriculation ou de complaisance ? Philippe Delebecque : La loi « Royal » a défendu et même étendu le domaine du pavillon national pour les transports de pétrole. Faudrait-il aller plus loin ? Éric Banel : La loi de transition énergétique impose à tous ceux qui mettent à la consommation des produits pétroliers de justifier d’une capacité minimale de transport maritime sous pavillon français. Son objectif est d’assurer la sécurité des approvisionnements stratégiques de la France dans un contexte géopolitique de plus en plus incertain. Étonnamment, le dispositif ne concerne pas l’outre-mer, qui est pourtant très dépendante de la voie maritime pour ses approvisionnements énergétiques, et il ne concerne pas non plus d’autres produits énergétiques stratégiques comme le gaz. Il est donc urgent de lancer une réflexion plus globale sur ce que doit être la flotte stratégique pour un pays comme la France. Prenons un exemple. La desserte pétrolière de la Réunion, longtemps assurée par des entreprises françaises sous pavillon français, est depuis deux ans confiée à des navires sous pavillon de Singapour ou des îles Marshall. Outre la perte d’emplois et de savoir-faire français, qui peut croire que ce choix sera sans conséquence en cas de crise majeure ? Mots-Clés : Entretiens - COP21 - Transport maritime - Eric Banel Infrastructures, transports et logistique - Transport maritime et fluvial - COP21 Environnement et développement durable - Développement durable - Changement climatique - COP21 27