Les Juifs dans l`utopie

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Jacques Amar
CONTROVERSES
Les Juifs dans l’UTOPIE
Jacques Amar
Ernst Bloch, « Symbole : les Juifs », un chapitre
oublié de L’esprit de l’utopie, précédé de
Les Juifs dans l’utopie par Raphael Lellouche,
ed. de l’éclat, 2009.
R
aphaël Lellouche est un philosophe qui s’est déjà illustré par un essai
hétérodoxe sur Lévinas, Difficile Levinas, Peut-on ne pas être levinassien ? (ed. de
l’éclat, 2006) dans lequel il démontrait comment « les équivoques d’une philosophie
et d’une éthique » aboutissait « à une véritable métaphysique de la persécution ». Le
texte avait surpris par son ton et convaincu par sa rigueur. Il ne devrait pas en
aller différemment du nouvel essai que ce philosophe consacre à E. Bloch et plus
précisément, à un texte qu’il a exhumé dans une ancienne édition allemande de
L’esprit de l’utopie et qui bénéficie ainsi d’une première traduction en français.
La préface de R. Lellouche prend bien soin d’éviter toute connexion ave l’actualité
philosophique. Pourtant, on ne peut s’empêcher de lire le texte de R. Lellouche
comme une réfutation des thèses récentes sur le caractère non-antisémite du livre
de Marx sur la question juive ainsi qu’une réflexion sur les conditions de possibilité d’une philosophie à partir de notions juives.
L’essai de R. Lellouche tente de comprendre la centralité d’un chapitre « oublié »
du livre de E. Bloch, L’esprit de l’utopie. Ce livre paru une première fois en 1918
a très rapidement fait l’objet d’une réédition en 1923. Entre les deux versions
manque cependant, entre autres choses, le chapitre intitulé « Symbole : les
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lectures
Juifs ». Or, ce chapitre, loin d’être anecdotique, est considéré par le biographe
de Bloch comme central pour comprendre sa philosophie et a attiré des critiques très dures de deux penseurs juifs, G. Scholem et W. Benjamin qui ont
reproché au philosophe de confondre les concepts juifs utilisés. Dans ce cadre,
R. Lellouche propose une présentation du contexte historique et intellectuel
dans lequel E. Bloch a évolué, pour ensuite exposer les principales caractéristiques
de sa pensée et terminer sur ses liens avec Marx et, plus particulièrement l’ouvrage polémique de celui-ci, Sur la question juive.
Il est difficile de rendre compte aussi bien de la densité de l’essai de R. Lellouche que de celle du texte de E. Bloch. C’est pourquoi nous allons privilégier une lecture cursive de façon à ne pas révéler toute la substance de ces
textes et en même temps répondre à l’invite que propose R. Lellouche dans
son examen des liens entre judaïsme et philosophie.
Historiquement, le texte de E. Bloch est balisé par la publication de deux grands
ouvrages : celui de M. Buber sur le hassidisme et celui de M. Weber sur l’esprit
du capitalisme. S’agissant du hassidisme, l’essai de R. Lellouche nous rappelle
que ces textes ont permis à plusieurs intellectuels juifs de prendre conscience
de leur identité juive. E. Bloch fondera sa pensée sur « l’aspect messianique du
hassidisme » en dépit du fait que cette pensée serait selon Scholem « une neutralisation du messianisme » (p. 16 et 17). S’agissant de l’esprit du capitalisme,
à travers les relations que M. Weber a pu avoir avec E. Bloch, R. Lellouche se
demande si, finalement, l’esprit de l’utopie n’est pas une réponse au livre de
M. Weber. R. Lellouche propose à ce sujet une nouvelle interprétation de l’expression classique de Weber : le « désenchantement du monde ». À la rationalité
capitalistique, le philosophe juif aurait proposé une autre façon de penser prenant pour point d’appui l’utopie, et plus tard, l’espérance – le concept juif par
excellence propre à l’attente messianique.
Si on voulait faire un rapprochement avec l’actualité philosophique contemporaine, le drame des philosophes juifs résiderait dans leur incapacité à susciter
l’espoir. « La fierté d’être juif » dont parle Bloch se confond ici avec le refus de
se conformer au monde tel qu’il est.
Comment donc maintenir une pensée forte capable de résister à la neutralité des
valeurs que M. Weber propose comme postulat de l’activité scientifique ? C’est
là que sont sollicités les concepts de Quiddouch Hachem, c’est-à-dire de sanctification du nom divin et de messianisme. E. Bloch proposerait ni plus ni moins
un déplacement de la philosophie vers le judaïsme. Mais c’est finalement la noncompatibilité de ce déplacement qui rend cette philosophie irréductible au judaïsme
mais également distincte de la vulgate marxiste habituelle.
Scholem estimera que la notion de Quiddouch Hachem exposée par Bloch n’est
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rien d’autre que « l’émanation de la christologie centrale que l’on veut nous faire
avaler » (p. 84), comme si tout dévoiement des concepts propres au judaïsme
aboutissait toujours à une christologie. Lorsque Bloch écrit que le Quiddouch
Hachem est « à réaliser de manière motrice, morale, métaphysique comme une
sanctification du nom », nous ne pouvons nous empêcher d’y voir une nouvelle
expression de la raison dans l’histoire. Il ne s’agit plus de matérialisme dialectique
– étant peut-être sous entendu que Weber a indirectement réfuté la portée scientifique d’une telle proposition – mais d’athéisme dialectique : l’avènement messianique nécessite des sacrifices mais ces sacrifices s’inscrivent dans une perspective
plus large que la simple souffrance que l’on peut ressentir à leur égard.
Par rapport au marxisme, on comprendra aisément qu’à travers une telle profession de foi sur le Quiddouch Hachem, Bloch n’adhère pas à la critique de la
religion de Marx. Il se situe dans une tradition « apocalyptique » – terme utilisé
par J. Taubes et rapporté par R. Lellouche – en rupture avec l’humanisme athée
prôné par Marx et ses disciples. Bloch s’oppose en cela frontalement à Marx : là
où celui-ci voyait dans le Juif le symbole de la société bourgeoise et du culte de
l’argent, Bloch présente au contraire le Juif comme « le symbole messianique
de l’espérance humaine » (p. 135). Autrement dit, pas de révolution sans
judaïsme ; pas de judaïsme sans esprit révolutionnaire. Tout l’enjeu de l’essai
de R. Lellouche réside précisément dans cette articulation qui, soit dit en passant, n’a pas grand-chose à voir avec les théories exposées précédemment d’une
substitution du savoir révolutionnaire au judaïsme.
Mais encore faut-il accepter une proposition : les Juifs sont dans l’utopie (p. 136),
c’est-à-dire dans un lieu qui n’existe pas. Bloch soutient clairement cette position en refusant le projet sioniste sous prétexte, selon l’interprétation qu’en
donne R. Lellouche, qu’« il opère avec un concept d’État nation daté » et qu’il
limite « la portée plus vaste du réveil juif » (p. 53).
Peut-on envisager une pensée juive véritablement détachée de la Terre d’Israël ? C’est cette déconnexion qui explique pourquoi toute systématisation philosophique des concepts juifs aboutit à une dérive christique, ce qui ressort
parfaitement des critiques que Scholem formule à l’encontre de E. Bloch. Reste
avec E. Bloch que le projet initial d’une alliance du judaïsme et de la germanité
se transforme en nécessité de penser les modalités d’une alliance entre Israël
et l’Occident de façon à donner un lieu matériel à l’utopie initiale.
R. Lellouche nous propose ainsi une troisième voie philosophique qui évite
tout à la fois la négation de son identité – on peut être Juif et révolutionnaire –
et la négation du lien entre les Juifs et Israël – on peut être Juif, révolutionnaire et attaché à l’Etat d’Israël en raison du projet messianique dans lequel s’inscrit l’avènement de cet Etat. Encore faut-il adhérer à cette vision des choses.
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