textes mobilisés par les acteurs et les penseurs intégristes. Enfin, les réactions, en
Occident ou dans le monde arabo-musulman, tentant de rappeler que le sens du jihâd
n'est pas uniquement la guerre sainte ou la violence aveugle, et qu'il existe, en islam,
une pensée de la paix, du respect de l'autre et de la tolérance ne semblent guère
efficaces pour combattre les réalités atroces de cette radicalisation de la pensée, et de la
prégnance de la culture passéiste et conservatrice à l'heure actuelle dans le monde
arabo-musulman. Comment, d'un côté, se défaire à la fois du concept du 11 septembre,
au nom duquel on se trouve conduit vers une situation d'exception juridique sur le plan
international, autorisant les Etats démocratiques à abandonner le droit, et à renoncer aux
valeurs universelles qu'ils n'ont eu de cesse de défendre risquant par là de devenir eux-
mêmes des Etats voyous à force de se soumettre aux problématiques sécuritaires,
comme l'a si bien démontré Jean-Claude Monod récemment3. Comment, d'un autre côté,
faire la critique de la notion de jihâd, ce corollaire du concept du 11 septembre, sans
toutefois tomber dans les visions séraphiques qui tendent, au nom du combat contre ces
acteurs, à nier les liens qu'ils entretiennent avec des doctrines et des auteurs qui font
partie de la culture de l'islam?
En passant en revue les théories de la guerre en islam, nous allons voir que ce qui
a prédominé à l'âge classique est non pas une conception religieuse de la guerre, qui se
ferait de manière arbitraire, comme c'est le cas à l'heure actuelle, et qui aurait comme
seul horizon la théologie, mais plutôt une vision politique où la guerre, activité maîtrisée
par l'Etat et non pas léguée à des individus isolés, est soumise aux fins fixées par lui. La
théorie de la guerre dans la tradition arabe médiévale des miroirs des princes par
exemple, qui est la tradition incarnant authentiquement la manière dont on faisait la
politique à l'âge classique de l'islam prône une sorte de pacifisme au niveau des relations
entre Etats, et interdit même aux princes, en cas de manifestation des hostilités et de la
mise en place d'une relation d'hostilité, de s'engager directement dans le combat armé. Il
faut, affirment les auteurs représentatifs de cette tradition, utiliser d'abord les moyens
diplomatiques, les ruses et les stratagèmes pour vaincre celui qui se pose en tant
qu'ennemi. Par ailleurs, celui-ci est loin d'être prédéfini ou prédéterminé en fonction de
critères théologiques ou culturels comme on a tendance à le montrer à chaque fois qu'on
évoque le thème de la guerre en islam. Au contraire, avec ces auteurs, nous sommes bel
et bien dans une détermination politique de l'ennemi, et donc dans une démarche qui ne
l'identifie que suite aux agressions ou aux injustices dont il est l'auteur. Ces textes
majeurs de la pensée politique de l'islam classique rejoignent l'examen de l'histoire de
l'islam elle-même où nous pouvons constater que les guerres se faisaient principalement
entre les musulmans, pour des raisons politiques (l'expression de l'appétit de puissance
des princes) ou pour les besoins de la défense des territoires contre les envahisseurs et
les conquérants.
Cette même idée définissant le casus belli sur des bases politiques (hostilités,
agressions) a été développé également par certains juristes à l'époque médiévale, même
si la majorité d'entre eux a eu tendance à faire de la croyance et non pas du
commencement des hostilités (hirâba), le fondement de l'acte guerrier. Si cette théorie
de la guerre en islam a pu exister, c'est parce qu'elle a pris comme paradigme les
Conquêtes effectuées au début de l'islam, au VIIème siècle. Or, celle-ci représentent un
fait historique unique qui, en tant que tel, rejoint les phénomènes universels de
conquêtes et de sortie des peuples de leurs patries d'origine, comme cela a pu se
produire, à plusieurs reprises dans l'histoire. C'est cette théorie, intimement liée à
l'histoire de la fondation de l'islam qui est, en effet, la référence majeure à partir de
laquelle on a forgé cette idée de guerre totale et pérenne en islam dont se réclament les
jihadistes. Normative et impérialiste, cette théorie ne peut être comprise qu'à la lumière
du contexte historique qui a pu lui donner naissance, et qui est le contexte du triomphe
politique et militaire de l'islam et de l'affirmation de sa suprématie religieuse (VII-Xème
siècles). C'est pour cette raison que les théoriciens de l'intégrisme (l'égyptien Qotb ou
l'indo-pakistanais Mawdoudi) qui ont réactivé dans la deuxième moitié du XXème siècle
certains aspects de la doctrine juridique de la guerre sont restés prisonnier de la
3 Jean-Claude Monod, Penser l'ennemi, affronter l'exception, Paris, la Découverte, 2007.