Barbara Cassin : << Le problème est la prétendue objectivité du chiffre » La philosophe dirige « Derrière les grilles >> qui dénonce les dang~rs du tout-évaluation ENTRETIEN de rencontres amoureuses. Quel est Je fil qui tisse l'ensemble ? C'est l'idée que la qualité devient une simple propriété émergente de la quantité. Il faut'de la performance. Et le moins de risques possible. C'est le modèle de la financiarisation. Cette peur du risque, appliquée à l'Etat, aboutit à des choses insupportables, comme la dévaluation de la note de la Tunisie après la chute de Ben Ali. Appliquée aux sites de rencontres, elle génère des critères pour vous faire PROPOS RECUE I LLIS PAR JULIE CLARINI ·····------------------------ ----------------·----- D epuis le lancement de ll\ppel des appels, en 2008, dénonçant une " idéologie de IH'homme économique" "· qui expose les professionnels et les usagers des services P,Ublics" aux lois "naturelles" du marché», plusieurs ouvrages collectifs ont approfondi la critique de l'évaluation tenue comme le creuset de toute réfor:me. Le plus récent, Derrière les grilles, qm rassemble des contributions sur l'obsession chiffrée dans la sécurité, le dépistage, le soin ou l'enseignement, est dirigé par la philosophe Barbara Cassin. Si l'on récuse les chiffres et l'évaluation, comment faire tenir le monde droit ? N'avons-nous pas besoin de critères objectifs et partagés sur les· quels se mettre d'accord ? D'abord, on peut partager des critères qui ne soient pas chiffrés. Ensuite, le problème est la prétendue objectivité du chiffre. En réalité, on prend les critères qui confortent le rés.ultat que l'on cherche à obtenir, et on les change, d'ailleurs, comme Qn veut. Al' université de Middlesex, en Grande-Bretagne, d'après la contribution d'Eric Alliez et Peter Osborne dans l'ouvrage, le département de philosophie était l'un des mieux notés du pays. Et puis, il a été décidé de ne plus regarder ce qu'il rapportait à la philosophie, mais ce qu'il rapportait aux caisses de l'université. Il a été supprimé en 2010. Je ne suis pas contre l'évaluation, mais contre un chiffrage généralisé qui arrange cette financiarisation. Ce qui me paraît important, c'est de savoir qui donne les critères, pourquoi, à quel moment. Le mouvement est toujours à plus d'évaluation appliquée à des choses toujours moins évaluables. Le dépistage des enfants - c'est la contribution passionnante de la neurologue Catherine Vidalrepose par exemple sur le i< test Domini• que interactif », chargé de détecter les « troubles du comportement >~. Ce test service d'un projet civique. La mairie de New York s'est ainsi dotée, récemment, d'un service d'analyse des données qui s'est illustré en com pilant de très nombreuses séries de chiffres sur les goo ooo immeubles de la ville et en mesurant, à l'aide des modèles m athématiques, la probabilité qu'un immeuble soit dangereux pour ses habitants. ll s:est servi pour cela d'informations aussi diverses que les déclarations de travaux de ravalement, les retards de paiement de la taxe foncière ou les coupures d'eau. Prou ver et gouverner et Big Data, deux ouvrages complémentaires, sont d'une lecture sa~ lutaire. lls montrent, en effet. que c'est moins le chiffre en luimême qu'il nous faut désormais craindre ue les modalités nou- les données stockées par les administrations), le « journalisme , de données » (qui a fait de l'ex· ploration et de la visualisation des données un nou- veau moyen de l'en· quête journalistique) ou les auteurs, très inspiré ~ par les travaux d:<'.lain Desro· De l'issue de ce combat pour~es données dépend sans doute le destin des nombres en société, ainsi que notre capacité à leur faire confiance pour représenter le monde dans lequel nous voulons vivre. • est terrifiant parce qu'il n'a l'air de rien (une série de go questions), mais présup· pose de manière effarante ce qu'est la norme ; il opère une confusion entre prévention et prédiction : on n'échappe plus à la personne qu'on est détectée être. C'est monstrueux et contraire aux savoirs scientifiques : ce qui compte, on le sait, c'est le rapport entre nature et culture. Il n'y a pas de prédictibilité dans cet ordre. L'ouvrage balaie de nombreux domai- nes, des agences de notation aux sites rencontrer un partenaire de « conso ». On vous connaît comme philosophe. Pourquoi cet intérêt pour l'évaluation, et pourquoi ce combat que vous menez maintenant depuis l'Appel des appels, en 2008 ? )'ai toujours pratiqué la philosophie, et la philosophie antique en particulier, comme quelque chose qui aide à penser aujourd'hui. Il y a une ligne directe entre mon intérêt pour la sophistique et, par exemple, mon travail en Afrique du Sud avec la commission Vérité et réconcilia- tion : il s'agit de comprendre comment on fabrique quelque chose en parlant et comment on fabrique ceci plutôt que cela. C'est le rôle performatif du langage, en politique comme en amour, qui m'intéresse. Le deuxième point d'ancrage, c'est mon travail sur le moteur de recherche Google, auquel j'ai consacré un livre, Google-moi. La deuxième mission de lflmérique (Aibin ·Michel, 2006). Cela me mène directement. à une interrogation sur le ranking {position qu'occupe un site Web dans le résultat d'un moteur de re· cherche] et sur l'évaluation. Et, bien sûr, il y a ma propre pratique de chercheur: j'ai présidé un bon nombre de commissions. notamment au CNRS ou au CNL (Centre national du livre). ]'ai vu comment la pratique première, au CNRS, était quasi clinique , on réfléchissait au cas par cas. A l'heure actuelle, on nous demande de faire des évaluations quantitatives. Pour être un bon chercheur, il faut avoir un bon {( indiceh >) : combiend'arti· des avez-vous publié dans des revues classées A - d'ailleurs toutes anglophones - et combien de fois ont·ils été cités {lire l'encadré ci-dessous)? C'est absurde. Enfm, la dernière composante de mon intérêt pour l'évaluation, c'est le rapport aux langues. Dans le Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles (Seuil/Le Robert, 2004), le « globish » est un ennemi. Le globish, c'est le global english, la langue du ran· king. )'ai sous les yeux des dossiers uni· versitaires, tous écrits en globish. Ils sont formatés au moyen_de termes de référence qui n'ont aucun sens et aucune pertinence par rapport aux cas. Je trouve tout ça gravissime. Cela m'in· digne :il faut refuser les évaluations lorsqu'elles prennent à contre-pied l'idée que nous avons du commun, du convivial, du politique. • DERRiiRE LES GRILLES. SORTONS DU TOUT· ÉVALUATION, sous la direction de B<Jrbaro Cassin, Mille et une nuits, « Ijtppel des appels», 372p, 20€. L'indice qui tue la recherche sières, du m anifeste « statactiviste ». Réunissant des cher· cheurs et des artistes, ce groupe publiera le 15 mai Statactivisme. Com· ment lutter avec les nombres (Isabelle Bruno, Emmanuel Didier, Julien Prévieux. La Dé couverte). On lui doit ..t: ON Ll\PPELLE l'« indice h », ce chiffre magique capable de s'imposer en quelques années suries curriculum vitae des chercheurs du monde entier. li prétend mesurer objectivement la valeur d'un chercheur en croisant son nombre de publications scientifiques- artides, résultats de rechercheavec le nombre de fois où celles-ci se trouvent citées par .! .-. ......:...~... ..-. ......... .;.,_ _ _ _ _ _ _ _....&...d~ ' utrPJO /nreuve...dR..leur: inté.. table confusion entre cette méthode d'évaluation, nocive, et l'usage de la bibliométrie. La bi· bliométrie est l'ensemble des méthodes qui " consiste à utiliser des publications scientifiques et leurs citations comme indicateurs de la·production scientifique "· Aussi n'est-elle point, en ellemême, synonyme d'évaluation. Historiquement, elle est liée au désir d'avoir des éléments fiables leurs publications ou aux revues auxquelles elles sont destinées, puisqu'elle ouvre la possibilité de construire de (t bons indicateurs ». Arrimée à toutes sortes de classements, la dérive actuelle, qui servirait, selon Gingras, « un pro- cessus de contournement de lëvaluation parles pairs », conforterait le marketing des universités, sommées d'être les meilleures sur le nouveau marché de la re- Barbara Cassin : « Le problème est la prétendue objectivité du chiffre >> La philosophe dirige « Derrière les grilles » qui dénonce les dang~rs du tout-évaluation ENTRETIEN PROPOS RECUEI LLI S PAR JULIE CLARINI ························· ·········-················ D epuis le lancement de l'Appel des appels, en 2008, dénonçant une « idéologie de l'" homme économique",,, qui expose les professionnels et les usagers des services P.Ublics «aux lois "naturelles" du marché», plusieurs ouvrages collectifs ont approfondi la critique de l'Miuation tenue comme le creuset de toute réfor:me. Le plus récent, Derrière les grilles, qw rassemble des contributions sur l'obsession chiffrée dans la sécurité, le dépistage, le soin ou l'enseignement, est dirigé par la philosophe Barbara Cassin. service d'un projet civique. La mairie de New York s'est ainsi dotée, récemment, d'un service d'analyse des données qui s'est illustré en compilant de très nombreuses séries de chiffres sur les goo ooo immeubles de la ville et en mesurant, à l'aide des modèles m athématiques, la probabilité qu'un immeuble soit dangereux pour ses habitants. Il s'est servi pour cela d'informations aussi diverses que les déclarations de travaux de ravalement, les retards de paiement de la taxe foncière ou les coupures d'eau. Prouver et gouverner et Big Data, deux ouvrages complémentaires, sont d'une Lecture salutaire. Ils montrent, en effet, que c'est moins le chiffre en luimême qu'il nous faut désormais craindre que les modalités nouvelles de sa production et de sa circulation à l'heure du gouvernement par incitation et du commerce par suggestion. Si la bataille n'est pas encore perdue pour les citoyens, encore faut-il qu'ils réussissent à s'emparer des données et à les utiliser à bon escient. Un combat qui est déjà mené par le mouvement Open Data (qui revendique la mise à disposition du public de toutes les données stockées par les administrations), le « journalisme , de données » (qui a fait de l'exploration et de la visualisation des données un nouveau moyen de l'enPROUVER ET GOUVERNER. quête journalistique) UNE ANALYSE ou les auteurs, très POUT1QUE DES inspiré~ par les travaux @.lain DesroSTATISTIQ.UBS PUBUQ.UES, sières, du manifeste (< statactiviste >>. Réudltlaln nissant des cherDesroslèra, cheurs et des artisLa Découverte, tes, ce groupe pu286p.16€. bliera le 15 mai BIG DATA. LA RévOLUTION DESDONNê.ES EST EN MARCHE (Big Data. A Revolution That Will Transform How We Live, Worlt, and Thlnk), de Kenneth Cukler et Viktor Mayerkhonbngn, tnlduit de l'anglais par Hayet Dhifollah, Robert Lalfon~ JOOp.21€. Statactivisme. Comment lutter avec les nombres (Isabelle Bruno, Emmanuel Didier, Julien Prévieux, La Découverte). On lui doit cjéjà d'avoir proposé des outils théoriques et artistiques de lutte contre le « rétrécisse- ment des possibilités pratiques qui sont of fertes [aux individus]» qu'impliqùe la quantification. Selon ce collectif, « il ny a pas de raison pour qu1elle] se trouve toujours du côté de l'État et du capital ». De l'issue de ce combat pour~es données dépend sans doute le destin des nombres en société, ainsi que notre capacité à leur faire confiance pour représenter le monde dans lequel nous voulons vivre. • Si l'on récuse les chiffres et l'évaluation, comment faire tenir Je monde droit l N'avons-nous pas besoin de critères objectifs et partagés sur lesquels se mettre d'accord l D'abord, on peut partager des critères qui ne soient pas chiffrés. Ensuite, le problème est la prétendue objectivité du chiffre. En réalité, on prend les critères qui confortent le résultat que l'on cherche à obtenir, et on les change, d'ailleurs, comme Qn veut. Al'IU1ivJOI'Sité de Middlesex, en Grande-Bretagne, d'après la contribution d'Eric Alliez et Peter Osborne dans l'ouvrage, le département de philosophie était l'un des mieux notés du pays. Et puis, il a été décidé de ne plus regarder ce qu'il "'!'POrtait à la philosophie, mais ce qu'il rapportait aux caisses de l'université. Il a été supprimé en 2010. Je ne suis pas contre l'évaluation, mais contre un chiffrage généralisé qui arrange cette financiarisation. Ce qui me paraît important, c'est de savoir qui donne les critères, pourquoi, à quel moment. Le mouvement est toujours à plus d'évaluation appliquée à des choses toujours moins évaluables. Le dépistage des enfants - c'est la contribution passionnante de la neurologue Catherine Vidalrepose par exemple sur le « test Domini• que interactif», chargé de détecter les «troubles du comportement». Ce test est terrifiant parce qu'il n'a l'air de rien (une série de go questions), mais présuppose de manière effarante ce qu'est la norme ; il opère une confusion entre prévention et prédiction :on n'échappe plus à la personne qu'on est détectée être. C'est monstrueux et contraire aux savoirs scientifiques : ce qui compte, on le sait, c'est le rapport entre nature et culture. Il n'y a pas de prédictibilité dans cet ordre. de rencontres amo ureuses. Quel est Je fil qui tisse l'ensemble ? C'est l'idée que la qualité devient une si~ple propriété émergente de la quantite. ll faut'de la performance. Et le moins de risques possible. C'est le modèle de la financia.risa?on. Cette peur du risque, apphquee à 1Etat, aboutit à des choses insupportables, comme la dévaluation de la note de la Tunisie après la chute de Ben Ali. Appliquée aux sites de rencontres eUe génère des critères pour vous fair~ rencontrer un partenaire de « conso ». On vous connaît comme philosophe. Pourquoi cet Intérêt pour l'évaluation, et pourquoi ce combat que vous menez maintenant depuis l'Appel des appels, en zooS l J'ai toujours pratiqué la philosophie, et la philosophie antique en particulier, comme quelque chose qui aide à penser aujourd'hui. ll y a une ligne directe entre mon intérêt pour la sophistique et, par exemple, mon travail en Afrique du Sud avec la commission Vérité et réconciliation : il s'agit de comprendre comment on fabrique quelque chose en parlant et comment on fabrique ceci plutôt que cela. C'est le rôle performatif du langage, en politique comme en amour, qui m'intéresse. Le deuxième point d'ancrage, c'est mon travail sur le moteur de recher· che Google, auquel j'ai consacré un livre, Google·moi. La deuxième mission de lknérique (A.lbin ·Michel, 2006). Cela me mène directement. à une interrogation sur le ranking [position quoccupe un site Web dans le résultat d'un moteur de recherche] et sur l'évaluation. Et. bien sûr, il y a ma propre pratique de chercheur: j'ai présidé un bon nombre d~ commissions, notamment au CNRS ou au CNL (Centre national du livre). j'ai vu comment la pratique première, au CNRS, était quasi clinique : on réfléchissait au cas par cas. A l'heure actuelle, on nous demande de faire des évaluations quantitatives. Pour être un bon chercheur, il faut avoir un bon(< indice h ••: combien d'articles avez-vous publié dans des revues classées A - d'ailleurs toutes anglophones -et combien de fois ont-ils été cités (lire l'encadré ci-dessous) 1 C'est absurde. Enfm, la dernière composante de mon intérêt pour l'évaluation, c'est le rapport aux langues. Dans le Vocabulaire euro- péen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles (Seuil/Le Robert, 2004), le « globish » est un ennemi. Le globish, c'est le global english, la langue du ranking. j'ai sous les yeux des dossiers universitaires, tous écrits en globish. Ils sont formatés au moyen_de termes de référence qui n'ont aucun sens et aucune pertinence par rapport aux cas. Je trouve tout ça gravissime. Cela m'indigne: il faut refuser les évaluations lorsqu'elles prennent à contre-pied l'idée que nous avons du commun, du convivial, du politique.• DBRRiiRE LES GRILLES. SORTONS DU TOUT·hALUATION, SOIU la direction d~ Barl1a111 Cusin, L'ouvrage balaie de nombreux domaines, des agences de notation aux sites Mille et une nuits, • L:4ppel des appels », 372p,20€. L'indice qui tue la recherche ON L'APPELLE l'« indice h »,ce chiffre magique capable de s'imposer en quelques années sur les curriculum vitae des chercheurs du monde entier. Il prétend mesurer objectivement la valeur d'un chercheur en croisant son nombre de publications scientifiques- articles, résultats de rechercheavec le nombre de fois où celles-ci se trouvent citées par d'autres (preuve de leur intérêt). il est devenu la bête noire de ceux qui contestent une approche quantitative de la production scientifique. Yves Gingras, dans le court ouvrage Us Dérives de l'évaluation de la recherche, démontre en effet la nullité de cet outil. Néanmoins, Yves Gingras,luimême chercheur, sociologue des sciences, pointe une regret- table confusion entre cette méthode d'évaluation, nocive, et l'usage de la bibliométrie. La bibliométrie est l'ensemble des méthodes qui (( consiste à utiliser leurs publications ou aux revues auxquelles elles sont destinées, puisqu'elle ouvre la possibilité de construire de« bons indicateurs " · Arrimée à toutes sortes de clasdes publications scientifiques et · sements, la dérive actuelle, qui leurs.citations comme indicateurs servirait. selon Gingras, « un prode la production scientifique». cessus de contournement de l'évaAussi n'est-elle point, en elleluation por les pairs», confortemême, synonyme d'évaluation. rait le marketing des universités, sommées d'être les meilleures Historiquement, elle est liée au sur le nouveau marché de la redésir d'avoir des éléments fiables cherche et de la transmission. de gestion des revues dans les biCourt et convaincant, ce texte bliothèques ; prenant son essor renvoie les chercheurs à leurs resdans les années 1970, elle n'est pas étrangère non plus au déveponsabilités- il n'y a pas de fataloppement de la sociologie des lité à subir la pression de mauvais sciences. Bref, utile, elle ne mériindicateurs, encore moins à s'en terait pas le discrédit qui la toufaire complice. • J. cL che. Au contraire, elle peut deveLes Dérives de l'évaluation nir une arme dans le combat que de la recherche. Du bon usage de mènent les chercheurs contre la bibliométrie, d'Yves Gingras, certains de ces critères d'évaluaRaisons d'agir, 124 p., 8 €. tion aberrants qui s'appliquent à Barbara Cassin : « Le problème est la prétendue objectivité du chiffre » La philosophe dirige « Derrière les grilles », qui dénonce les dangers du tout-évaluation de rencontres amoureuses. Quel est Je fil qui tisse l'ensemble ? C'est l'idée que la qualité devient une simple propriété émergente de la quantité. Il faut"de la performance. Et le moins de risques possible. C'est le modèle de la financiarisation. Cette peur du risque, appliquée à l'Etat, aboutit à des choses insupportables, comme la dévaluation de la note de la Tunisie après la chute de Ben Ali. Appliquée aux sites de rencontres, elle génère des critères pour vous faire rencontrer un partenaire de « conso ». ENTRETIEN PROPOS RECUEILLIS PAR JUUB CLARINI epuis le lancement de li\ppel des appels, en 2008, dénonçant une " idéologie de /"'homme économique"», qui expose les professionnels et les usagers des services P,Ublics «aux lois "naturelles" du marché », plusieurs ouvrages collectifs ont approfondi la critique de l'évaluation tenue comme le creuset de toute réforme. Le plus récent, Derrière les grilles, qui rassemble des contributions sur l'obsession chiffrée dans la sécurité, Je dépistage, le soin ou l'enseignement, est dirigé par la philosophe Barbara Cassin. D SI l'on récuse les chiffres et l'évaluation, comment faire tenir le monde droit l N'avons-nous pas besoin de critères objectifs et partagés sur les· quels se mettre d'accord l D'abord, on peut partager des critères qui ne soient pas chiffrés. Ensuite, le problème est la prétendue objectivité du chiffre. En réalité, on prend les critères qui confortent le résultat que l'on cherche à obtenir, et on les change, d'ailleurs, comme Qn v"ut.A.l'universitéde Middlesex, en Grande-Bretagne, d'après la contribution d'Eric Alliez et Peter Osborne dans l'ouvrage, le département de philosophie était l'un des mieux notés du pays. Et puis, il a été décidé de ne plus regarder ce qu'il rapportait à la philosophie, mais ce qu'il rapportait aux caisses de l'université. li a été supprimé en 2010. Je ne suis pas contre l'évaluation, mais contre un chiffrage généralisé qui arrange cette financiarisation. Ce qui me paraît important, c'est de savoir qui donne les critères, pourquoi, à quel moment. Le mouvement est toujours à plus d'évaluation appliquée à des choses toujours moins évaluables. Le dépistage des enfants - c'est la contribution passionnante de la n eurologue Catherine Vidal repose par exemple sur le • test Dominique interactif », chargé de détecter les ' « troubles du comportement » . Ce test est terrifiant parce qu'il n 'a J'air de rien (une série de go questions), mais présuppose de manière effarante ce qu'est la norme; il opère une confusion entre prévention et prédiction : on n'échappe plus à la personne qu'on est détectée être. C'est service d'un projet CIVIque. La mairie de New York s'est ainsi dotée, récemm ent, d'un service d'analyse des données qui s'est illustré en compilant de très nombreuses séries de chiffres sur les goo ooo immeubles de la ville et en mesurant, à l'aide des modèles mathématiques, la probabilité qu'un immeuble soit dangereux pour ses habitants. Il s'est servi pour cela d'informations aussi diverses que les déclarations de travaux de ravalement, les retards de paiement de la taxe foncière ou les coupures d'eau. Prouver et gouverner et Big Data, deux o uvrages complémentaires, sont d'une Lecture salutaire. Ils montrent, en effet, que c'est moins le chiffre en luimême qu'il nous faut désormais crai ndre que les modalités nouvelles de sa production et de sa circulation à l'heure du gouvernement par incitation et du commerce par suggestion. Si la bataille n'est pas encore perdue pour les citoyens, encore faut-il qu'ils réussissent à s'emparer des données et à les utiliser à bon escient. Un combat qui est déj à mené par le mouvement Open Data (qui revendique la mise à disposition du public de toutes les données stockées par les administrations), le « journalisme . de données » (qui a fait de l'exploration et de la visualisation des données un nou- De l'issue de ce combat pour~es données dépend sans doute le destin des nombres en société, ainsi que notre capacité à leur faire confiance pour représenter le monde dans lequel nous voulons vivre. • monstrueux et contraire aux savoirs « globish » est un ennemi. Le globish, c'est le global english, la langue du ranking. J'ai sous les yeux des dossiers universitaires, tous écrits en globish. lls sont formatés au moyen_de termes de référence qui n 'ont aucun sens et aucune pertinence par rapport aux cas. Je trouve tout ça gravissime. Cela m'indigne :il faut refuser les évaluations lorsqu'elles prennent à contre-pied l'idée que nous avons du commun, du convivial, du politique. • soru la direction do Barllara Crusln, Mille et une nuits, « U.ppel des appels», 37Zp.zo€. quête journalistique) POUTIQ.UE DES inspiré~ par les travaux di\lain Desrosières, du manifeste L'indice qui tue la recherche d'Alain cc statactiviste )). Réu- Desrostè,., La Découverte, z86p.16€. nissant des chercheurs et des artistes, ce groupe publiera Je 15 mai BIG DATA. LA RfwOLUTION Statactivisme. Comment lutter avec les (Isabelle nombres ON Li\PPELLE l'« indice h »,ce chiffre magique capable de s'imposer en quelques années sur les curriculum vitae des chercheurs du monde entier. Il prétend mesurer objectivement la valeur d'un chercheur en croisant son nombre de publications scientifiques - articles, résultats de rechercheavec le nombre de fois où œlles-ci se trouvent citées par d'autres (preuve de leur intérêt). Il est devenu la bête noire de ceux qui contestent une approche quantitative de la production scientifique. Yves Gingras, dans le court ouvrage ou les auteurs, très (Big Data. Bruno, Emmanuel Didier, julien Pré- A Revolution That Will vieux, Transfonn How We Live, Worl1, and Thlnk), de Kenneth Culrler et Vilrtor MayrrSdtônkrJn, traduit de l'anglais par Hayet Dhifallah, Robert Laffon~ 300p.21 €. verte). On lui doit déjà d'avoir proposé des outils théoriques et artistiques de lutte contre le c< rétrécisse- EST EN MARCHE péen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles (Seuil/Le Robert, 2004), Je L'ouvrage balaie d.e nombreux domaines, des agences de notation aux sites GOUVERNER. UNE ANALYSE DESDONNtJS Et, bien sûr, il y a ma propre pratique de chercheur : j'ai présidé un bon nombre de commissions, notamment au CNRS ou au CNL (Centre national du livre). ]'ai vu comment la pratique première, au CNRS, était quasi clinique : on réfléchissait au cas par cas. A l'heure actuelle, on nous demande de faire des évaluations quantitatives. Pour être un bon chercheur, il faut avoir un bon<<indice h » :combien d'articles avez-vous publié dans des revues classées A - d'ailleurs toutes anglophones - et combien de fois ont-ils été cités (lire l'encadré ci-dessous) 1 C'est absurde. Enfin, la dernière composante de mon intérêt pour l'évaluation, c'est le rapport aux langues. Dans Je Vocabulaire euro- DERRJi:RE LES GRILLJiS, SORTONS DU TOUT-.fvALUATION, veau moyen de l'en- PUBLIQUES, Google-moi. La deuxième mission de ll!.mérique (Aibin ·Michel, 2006). Cela me mène directement. à une interrogation sur le ranking [position qu'occupe un site Web dans le résultat d'un moteur de recherche} et sur l'évaluation. scientifiques : ce qui compte, on le sait, c'est le rapport entre nature et culture. li n'y a pas de prédictibilité dans cet ordre . PROUVER ET STATISTIQ.UES On vous connaît comme philosophe. Pourquoi cet Intérêt pour l'évaluation, et pourquoi ce combat que vous menez maintenant depuis l'Appel des appels, en zooS l J'ai toujours pratiqué la philosophie, et la philosophie antique en particulier, comme quelque chose qui aide à penser aujourd'hui. Il y a une ligne directe entre mon intérêt pour la sophistique et, par exemple, mon travail en Afrique du Sud avec la commission Vérité et réconciliation : il s'agit de comprendre comment on fabrique quelque chose en parlant et comment on fabrique ceci plutôt que cela. C'est le rôle performatif du langage, en politique comme en amour, qui m 'intéresse. Le deuxième point d'ancrage, c'est mon travail sur le moteur de recherche Google, auquel j'ai consacré un livre, La Décou- ment des possibilités pratiques qui sont offertes [aux individus] » qu'implique la quantification. Selon ce collectif, « il ny a pas de raison pour qu1elle] se trouve toujours du côté de l'État et du capital ». Les Dérives de l'évaluation de la œcherche, démontre en effet la nullité de cet outil. Néanmoins, Yves Gingras, luimême chercheur, sociologue des sciences, pointe une regret- table confusion entre cette méthode d'évaluation, nocive, et J'usage de la bibliométrie. La bibliométrie est l'ensemble des méthodes qui «consiste à utiliser leurs.citaUons comme indicateurs leurs publications ou aux revues auxquelles elles sont destinées, puisqu'elle ouvre la possibilité de construire de« bons indicateurs "· Arrimée à toutes sortes de classements, la dérive actuelle, qui servirait, selon Gingras, « un pro- de la production scientifique ». cessus de contournement de lëva- Aussi n'est-elle point, en ellem ême, synonyme d'évaluation. Historiquement, elle est liée au désir d'avoir des éléments fiables de gestion des revues dans les bibliothèques ; prenant son essor dans les années 1970, elle n'est pas étrangère non plus au développement de la sociologie des sciences. Bref, utile, elle ne mériterait pas le discrédit qui la touche. Au contraire, elle peut devenir une arme dans le combat que mènent les chercheurs contre certains de ces critères d'évaluation aberrants qui s'appliquent à luation par les pairs », conforte- des publications scientifiques et rait le marketing des universités, sommées d'être les meilleures sur le nouveau marché de la recherche et de la transmission. Court et convaincant, ce texte renvoie les chercheurs à leurs responsabilités- il n 'y a pas de fatalité à subir la pression de mauvais indicateurs, encore moins à s'en faire complice. • J. CL Les Dérives de l'évaluation de la recherche. Du bon usage de la bibliométrie, d'Yves Gingras, Raisons d'agir. 124 p., 8 €.