service d'
un
projet civique. La
mairie de New
York
s'est ainsi do-
tée, réce
mment
, d'
un
service
d'analyse des données qui s'est
il-
lustré en compilant de très
nom
-
breus
es
séries de chiffres
sur
les
g
oo
ooo immeubles de la ville et
en mesurant, à l'aide des modèles
ma
thém
atiques, la probabilité
qu
'
un
immeuble soit dangereux
pour
ses habitants.
Il
s'est servi
pour
cela d'informations aussi
di-
verses que les déclarations de tra-
vaux de ravalement, les retards
de paieme
nt
de
la
taxe foncière
ou
les coupures d'eau.
Prouver
et
gouverner
et
Big
Data, deux ouvrages complé-
mentaire
s,
sont
d'une Lecture sa-
lutaire.
Ils
montrent,
en
effet,
que c'est moins
le
chiffre
en
lui-
même qu'il nous faut désormais
craindre que
le
s modalités nou-
velles de sa production et de sa
circulation à l'heure
du
gouver-
nement par incitation
et
du
com-
merce par suggestion.
Si
la ba-
taille n'est pas encore perdue
pour
le
s citoyens, encore faut-il
qu'
ils
réussissent à s'emparer des
données et à les utiliser à
bon
es-
cient.
Un
combat qui e
st
déjà
mené par
le
mouvement
Open
Data (qui revendique
la
mise à
disposition du public de toutes
les données stockées par les ad-
ministrations),
le
« journalisme
, de données » (qui a fait de l'ex-
ploration
et
de
la
visualisation
PROUVER ET
GOUVERNER.
UNE ANALYSE
POUT1QUE DES
STATISTIQ.UBS
PUBUQ.UES,
dltlaln
Desroslèra,
La
Découverte,
286p.16€.
BIG
DATA.
LA
RévOLUTION
DESDONNê.ES
EST
EN
MARCHE
(Big
Data.
A
Revolution
That
Will
Transform
How
We
Live,
Worlt,
and
Thlnk),
de
Kenneth
Cukler
et Viktor Mayer-
khonbngn,
tnlduit
de
l'anglais
par
Hayet
Dhifollah,
Robert
Lalfon~
JOOp.21€
.
des données
un
nou-
veau moyen de l'en-
quête journalistique)
ou
les auteurs, très
inspiré~
par
les tra-
vaux @.lain Desro-
sières,
du
manifeste
(<
statactiviste
>>
.
Réu-
nissant des cher-
cheurs
et
des artis-
tes, ce
groupe
pu-
bliera le
15
mai
Statactivisme.
Com-
ment lutter avec
les
nombres (Isabelle
Bruno, Emmanuel
Didier, Julien Pré-
vieux,
La
Décou-
verte). On lui doit
cjéjà
d'avoir proposé
des outils théoriques
et
artistiques de lutte
contre le « rétrécisse-
ment
des
possibilités
pratiques qui sont
of
fertes [aux indivi-
dus]» qu'impliqùe
la
quantification. Selon
ce
collectif, «
il
ny
a
pas
de
raison
pour qu1elle]
se
trouve toujours
du
côté
de
l'État et
du
capital ».
De
l'issue de
ce
combat
pour~es
données dépend
sans
doute
le
des-
tin des nombres
en
société, ainsi
que notre capacité à leur
faire
con-
fiance pour représenter
le
monde
dans lequel nous
voulons
vivre.
•
Barbara
Cassin
: «
Le
problème est
la
prétendue
objectivité du chiffre
>>
La
philosophe
dirige
«
Derrière
les
grilles
»
qui
dénonce
les
dang~rs
du tout-évaluation
ENTRETIEN
PROPO
S RECUEIL
LI
S P
AR
JULIE CLARINI
·························
········
·-
················
D
epuis le lancement de
l'Appel
des appels,
en
2008,
dénon-
çant
une
« idéologie
de
l'"
homme
économique",,, qui
expose les professionnels
et
les usagers
des services
P.Ublics
«aux
lois
"naturelles"
du
marché», plusieurs ouvrages collec-
tifs
ont
approfondi
la
critique de
l'Miua-
tion tenue comme
le
creuset de toute ré-
for:me.
Le
plus récent,
Derrière
les
grilles,
qw
rassemble des contributions sur l'ob-
session chiffrée dans la sécurité,
le
dépis-
tage,
le
soin
ou
l'enseignement, est dirigé
par
la
philosophe Barbara Cassin.
Si
l'on
récuse
les chiffres
et
l'évalua-
tion,
comment
faire
tenir
Je
monde
droit
l N'avons-nous
pas
besoin
de
critères
objectifs
et
partagés
sur
les-
quels
se
mettre
d'accord l
D'abord,
on
peut
partager des critères
qui
ne
soient pas chiffrés. Ensuite,
le
pro-
blème est
la
prétendue objectivité
du
chiffre.
En
réalité,
on
prend les critères
qui confortent
le
résultat que l'on cher-
che à obtenir,
et
on
les change, d'ailleurs,
comme Qn
veut.
Al'IU1ivJOI'Sité
de
Middle-
sex,
en
Grande-Bretagne, d'après
la
con-
tribution d'Eric Alliez
et
Peter Osborne
dans l'ouvrage,
le
département de philo-
sophie était l'un des
mieux
notés
du
pays.
Et
puis,
il
a été décidé de ne plus
re-
garder ce qu'il "'!'POrtait à la philoso-
phie, mais
ce
qu'il rapportait
aux
caisses
de l'université. Il a été supprimé
en
2010.
Je
ne suis pas contre l'évaluation, mais
contre
un
chiffrage généralisé qui ar-
range cette financiarisation.
Ce
qui
me
paraît important, c'est de savoir qui
donne les critères, pourquoi, à quel mo-
ment.
Le
mouvement est toujours à plus
d'évaluation appliquée à des choses tou-
jours moins évaluables.
Le
dépistage des
enfants -c'est la contribution passion-
nante de
la
neurologue Catherine
Vidal-
repose par exemple sur
le
« test Domini-
• que interactif», chargé de détecter les
«troubles du comportement».
Ce
test
est terrifiant parce qu'il n'a l'air de rien
(une série de
go
questions), mais présup-
pose de manière effarante ce qu'est
la
norme ;
il
opère
une
confusion entre pré-
vention
et
prédiction
:on
n'échappe plus
à
la
personne qu'on est détectée être. C'est
monstrueux
et
contraire aux savoirs
scientifiques :
ce
qui compte,
on
le sait,
c'est
le
rapport entre nature et culture.
Il
n'y a pas de prédictibilité dans cet ordre.
L'ouvrage balaie
de
nombreux
domai-
nes,
des
agences
de
notation
aux
sites
de
rencontres
am
oureuses. Quel
est
Je
fil
qui
tisse
l'ensemble
?
C'est l'idée que la qualité devient
une
si~ple
propriété émergente de
la
quan-
tite.
ll
faut'de
la
performance.
Et
le moins
de
risques possible. C'est
le
modèle de la
financia.risa?on. Cette
peur
du risque,
apphquee à 1 Etat, aboutit à des choses in-
supportables, comme la dévaluation de
la note de
la
Tunisie après
la
chute de
Ben
Ali.
Appliquée
aux
sites de rencontres
eUe
génère des critères
pour
vous
fair~
rencontrer
un
partenaire de « conso
».
On
vous
connaît
comme
philosophe.
Pourquoi
cet
Intérêt
pour
l'évalua-
tion,
et
pourquoi
ce
combat
que
vous
menez
maintenant
depuis
l'Appel des
appels,
en
zooS l
J'ai toujours pratiqué
la
philosophie, et
la
philosophie antique en particulier,
comme quelque chose qui aide à penser
aujourd'hui. ll y a
une
ligne directe entre
mon
intérêt pour
la
sophistique et, par
exemple,
mon
travail
en
Afrique du Sud
avec
la
commission Vérité
et
réconcilia-
tion :
il
s'agit de comprendre
comment
on
fabrique quelque chose en parlant
et
comment
on
fabrique ceci plutôt que
cela. C'est
le
rôle performatif du langage,
en
politique
comme
en
amour,
qui
m'in-
téresse.
Le
deuxième
point
d'ancrage,
c'est
mon
travail
sur
le
moteur
de
recher·
che Google, auquel j'ai consacré
un
livre,
Google·moi. La deuxième mission de
lknérique
(A.lbin
·Michel,
2006).
Cela
me
mène
directement. à
une
interrogation
sur le ranking
[position
quoccupe
un
site
Web
dans
le
résultat d'un moteur
de
re-
cherche]
et
sur
l'évaluation.
Et.
bien sûr,
il
y a
ma
propre pratique de
chercheur: j'ai présidé
un
bon
nombre
d~
commissions,
notamment
au
CNRS
ou
au
CNL
(Centre national du livre). j'ai vu
comment
la
pratique première, au
CNRS
,
était quasi clinique :
on
réfléchissait au
cas par
cas.
A l'heure actuelle,
on
nous de-
mande de faire des évaluations quantita-
tives. Pour être
un
bon chercheur,
il
faut
avoir
un
bon(<
indice h
••:
combien d'arti-
cles avez-vous publié dans des revues
classées A - d'ailleurs toutes anglopho-
nes
-et
combien de fois ont-ils été cités
(lire
l'encadré
ci-dessous)
1 C'est absurde.
Enfm,
la
dernière composante de
mon
intérêt pour l'évaluation, c'est
le
rapport
aux
langues. Dans
le
Vocabulaire
euro-
péen
des
philosophies.
Dictionnaire
des
intraduisibles (Seuil/Le Robert,
2004),
le
« globish » est
un
ennemi.
Le
globish,
c'est
le
global
english,
la langue du
ran-
king. j'ai sous les yeux des dossiers uni-
versitaires, tous écrits en globish.
Ils
sont
formatés au moyen_de
termes
de réf
é-
rence qui n'ont aucun sens et aucune
pertinence par rapport
aux
cas.
Je
trouve
tout
ça
gravissime.
Cela
m'in-
digne:
il
faut refuser les évaluations lors-
qu'elles
prennent
à contre-pied l'idée que
nous avons
du
commun,
du
convivial, du
politique.•
DBRRiiRE
LES GRILLES.
SORTONS
DU
TOUT·hALUATION,
SOIU
la direction
d~
Barl1a111
Cusin,
Mille
et
une
nuits,
•
L:4ppel
des
appels
»,
372p,20€.
L'indice
qui tue
la
recherche
ON
L'APPELLE
l'« indice h »
,ce
chiffre
magique capable de
s'imposer
en
quelques années
sur les curriculum vitae des
chercheurs du
monde
entier. Il
prétend mesurer objective-
ment
la
valeur d'un chercheur
en croisant
son
nombre de pu-
blications scientifiques-arti-
cles,
résultats de
recherche-
avec
le
nombre de fois
où
celles-ci
se trouvent citées par
d'autres (preuve de leur inté-
rêt).
il
est devenu
la
bête noire
de
ceux qui contestent
une
approche quantitative de
la
production scientifique.
Yves
Gingras,
dans
le
court ouvrage
Us
Dérives
de
l'évaluation
de
la
recherche
, démontre
en
effet la
nullité de cet outil.
Néanmoins,
Yves
Gingras,lui-
même
chercheur, sociologue
des
sciences, pointe
une
regret-
table confusion entre cette mé-
thode d'évaluation, nocive,
et
l'usage de
la
bibliométrie. La bi-
bliométrie est l'ensemble des
méthodes qui
((
consiste à utiliser
des
publications scientifiques et ·
leurs
. citations
comme
indicateurs
de
la
production scientifique».
Aussi n'est-elle point,
en
elle-
même, synonyme d'évaluation.
Historiquement, elle est liée au
désir d'avoir des éléments fiables
de gestion des revues dans les bi-
bliothèques ; prenant son essor
dans les années 1970, elle n'est
pas étrangère non plus au déve-
loppement de
la
sociologie des
sciences.
Bref,
utile, elle
ne
méri-
terait pas le discrédit qui
la
tou-
che.
Au
contraire, elle peut deve-
nir
une
arme dans le combat que
mènent
les chercheurs contre
certains de ces critères d'évalua-
tion aberrants qui s'appliquent à
leurs publications
ou
aux revues
auxquelles elles
sont
destinées,
puisqu'elle ouvre
la
possibilité de
construire
de«
bons indicateurs "·
Arrimée à toutes sortes de clas-
sements,
la
dérive actuelle, qui
servirait. selon Gingras, «
un
pro
-
cessus
de contournement de l'éva-
luation por
les
pairs», conforte-
rait
le
marketing des universités,
sommées d'être les meilleures
sur
le
nouveau marché de
la
re
-
cherche et de la transmission.
Court
et
convaincant, ce texte
renvoie les chercheurs à leurs res-
ponsabilités-il n'y a pas de fata-
lité à subir la pression de mauvais
indicateurs, encore moins à s'en
faire complice. •
J.
cL
Les
Dérives
de
l'évaluation
de
la
recherche.
Du
bon
usage
de
la bibliométrie, d'
Yve
s Gingras,
Raisons d'agir,
124
p
.,
8 €.