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Yannick Brun-Picard
Géographie d’interfaces
Formes de l’interface
humanité / espaces terrestres
L O G I Q U E S
S O C I A L E S
Géographie d’interfaces
Formes de l’interface
humanité / espaces terrestres
Logiques sociales
Collection dirigée par Bruno Péquignot
En réunissant des chercheurs, des praticiens et des essayistes, même si la
dominante reste universitaire, la collection « Logiques Sociales » entend
favoriser les liens entre la recherche non finalisée et l'action sociale.
En laissant toute liberté théorique aux auteurs, elle cherche à promouvoir
les recherches qui partent d'un terrain, d'une enquête ou d'une expérience qui
augmentent la connaissance empirique des phénomènes sociaux ou qui
proposent une innovation méthodologique ou théorique, voire une
réévaluation de méthodes ou de systèmes conceptuels classiques.
Dernières parutions
Lucie GOUSSARD et Laëtitia SIBAUD (dir.), La rationalisation dans tous
ses états, Usages du concept et débats en sciences sociales, 2013.
Christiane SALIBA SFEIR, Parentalité, addiction et travail social, 2013.
Hélène BUISSON-FENET et Delphine MERCIER (dir.), Débordements
gestionnaires, Individualiser et mesurer le travail par les outils de gestion,
2013.
Robin TILLMANN, Vers une société sans classes ? Le cas de la société
suisse contemporaine (1970-2008), 2013.
Délina HOLDER, Natifs des DOM en métropole. Immigration et intégration,
2013.
Fred DERVIN (dir.), Le concept de culture. Comprendre ses détournements
et manipulations, 2013.
Séverine FERRIERE, L’ennui à l’école primaire. Représentations sociales,
usages et utilités, 2013.
Jean-Yves DARTIGUENAVE, Christophe MOREAU et Maïté SAVINA,
Identité et participation sociale des jeunes en Europe et en Méditerranée,
2013.
Agnès FLORIN et Marie PREAU (sous la dir. de), Le bien-être, 2013.
Jean-Michel BESSETTE, Bruno PEQUIGNOT (dir.), Comment peut-on être
socio-anthropologue ?, 2012.
Yves LENOIR, Frédéric TUPIN (dir.), Instruction, socialisation et
approches culturelles : des rapports complexes, 2013.
Yolande RIOU, L’identité berrichonne en question(s). De l’Histoire aux
histoires, 2012.
Pierre VENDASSI, Diagnostic et évaluation : la boîte à outils du
sociologue, 2012.
Isabel GEORGES, Les nouvelles configurations du travail et l’économie
sociale et solidaire au Brésil, 2012.
Yannick Brun-Picard
Géographie d’interfaces
Formes de l’interface
humanité / espaces terrestres
© L’Harmattan, 2013
5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
ISBN : 978-2-343-00322-1
EAN : 9782343003221
Jules Lamarre et Edith Mukakayumba
Pour les tribunes géographiques offertes.
Et surtout :
Brigitte, Géraldine et Yoan
Pour la patience, l’abnégation et le soutien durant ces très longues années.
En toute simplicité,
Merci.
Introduction générale
Découvrir le monde, découvrir ce que nous produisons du seul fait de notre
action individuelle au contact des autres. Découvrir les dynamiques qui
façonnent les territoires au sein desquels nous vivons, voire survivons, exige
que nous nous écartions, voire que nous quittions de nos croyances.
Découvrir des terres insoupçonnées réclame le courage de se lancer vers
l’inconnu (Aujac, 1993 ; Mollat, 1992 ; Polo, 1998). Découvrir des
potentialités novatrices demande de s’élever au-dessus de ce qui est fait par
normalité pour entrevoir, se projeter et proposer des pistes qui jusqu’à lors
n’étaient que susurrées (Boorstin, 1986). Découvrir ce qui nous semble être
une évidence implique de concevoir la diversité et la différence conceptuelle,
méthodologique et scientifique (Freitag, 2011). Découvrir consiste à
accepter un autre point de vue, un autre axe d’approche, un autre regard sur
les facettes du diamant constitué par l’humanité sur terre. Découvrir ou
redécouvrir l’interface humanité/espaces terrestres est de cette nature.
Découvrir va bien plus loin que la mise au jour de vestiges, de données ou
d’informations. C’est aller chercher les mécanismes, les articulations et les
interdépendances d’un phénomène dans le monde des faits. Découvrir, c’est
prêter une attention aux développements et aux analyses que l’on ne conçoit
pas, que l’on n’a pas élaborés, que l’on n’a pas anticipés ou que l’on a
ignorés, pour parvenir à soumettre des études, des explications et des
orientations à même de limiter les pierres d’achoppement existantes.
Découvrir une facette de notre humanité conduit à prendre en considération
que nos investigations ne donnent accès qu’à une partie de la réalité et ainsi
qu’elles cautionnent que l’on se soumette à la critique (Popper, 1998) pour
induire des études plus perspicaces, évolutives et projectives.
Découvrir est un objectif et non une finalité. Découvrir est produire des
savoirs et des connaissances au sujet d’objets, tout en ayant conscience de
leur nature infinie, malgré qu’ils ne soient qu’objets. Découvrir apporte une
pierre à l’édifice des savoirs et des connaissances. Découvrir implique de
conscientiser que la découverte est une brique dans l’infinité de la
construction des références de l’humanité.
7
Découvrir est une étape, un pas en direction d’une plus grande efficience,
même si la découverte demeure dans l’obscurité des mouvances dominantes.
Découvrir c’est soumettre au débat les résultats d’études sans se réfugier
derrière un « méthodologisme » à courte vue pour toute légitimité. Découvrir
c’est faire en sorte que des axes d’approches, des méthodes, des concepts,
des pratiques, qui nous éclairent sur le monde que nous façonnons, puissent
émerger dans une démarche cohérente de partage et d’ouverture.
Découvrir c’est accepter que l’on ait pu se trouver aveuglé, enfermé ou
orienté pour satisfaire à une normalité. Découvrir est, plus simplement, offrir
à la découverte de tout un chacun une parcelle jusqu’à lors inexplorée.
Une géographie d’interfaces pour laquelle l’interface humanité/espaces
terrestres, objet d’une géographie science des espaces terrestres des hommes,
répond partiellement à la volonté de découvrir ainsi qu’à celle de la
découverte. Le concept d’interface associe l’humanité au singulier avec les
espaces terrestres au pluriel, car ceux-ci englobent les espaces physiques,
cognitifs et virtuels auxquels la géographie s’attache. Pour sa part, la
découverte révèle tout autant de diversité. Elle nous incite à ouvrir les yeux,
notre conscience et notre esprit à ce qu’autrui propose afin d’enrichir les
acquis. Cela suppose que notre savoir soit évolutif, dynamique, stratifié et
qu’il s’articule, qu'il se construise et se structure en fonction de nos
découvertes.
L’interface humanité/espaces terrestres, là aussi, témoigne de traits de la
découverte du monde dans lequel nous sommes. Cette découverte peut-être
la conscientisation des évidences que nous côtoyons chaque jour et pour
lesquelles nous n’avons pas envisagé qu’elles se développent avec de
nombreuses similitudes.
Vouloir découvrir c’est se rendre plus loin que l’horizon du visible.
Découvrir c’est s’approprier les phénomènes pour mettre en valeur les forces
qui les animent, surtout pour accepter de voir les faiblesses et œuvrer afin de
corriger ces aspects négatifs. C’est la volonté d’aller plus loin que ce qui est
déjà donné sans faire table rase des prédécesseurs, en s’ancrant au cœur des
dynamiques qui nous ont menées là où nous sommes. C’est s’inspirer des
leçons des principaux découvreurs, de leurs cheminements, des contraintes
qu’ils ont surmontées et des exigences de leur combat pour parvenir à faire
entendre une voix, une conception ou une théorie différente de celle qui ne
satisfaisait pas à leur lecture des réalités du monde.
Cet ouvrage sous la forme d’un recueil d’articles ne fera qu’effleurer les
aspects de ce que nous concevons comme étant une dynamique de
découverte et de l’acte de découvrir des facettes de la réalité.
8
Cette association d’articles, d’un seul auteur, sur le thème de l’interface
humanité/espaces terrestres est une résonnance de l’ouvrage collectif : La
Géographie en question (Mukakayumba, 2012). Il y est mis en évidence des
tensions quant au devenir de cette science, tout particulièrement dans les
universités. Il en est de même pour les orientations prises, données ou
induites pour ses applications contemporaines (Isnard, 1981) au sein des
programmes scolaires ou des emplois potentiels dans le cadre d’activités
professionnelles.
L’hypothèse, source de cette association d’articles, qui furent des
communications effectuées lors de divers colloques, est une imbrication de
questionnements au sujet des territoires, des dynamiques territoriales ainsi
que des territorialités vectrices d’identités et d’affirmations sous différentes
formes. C’est-à-dire d’une mise en œuvre d’une géographie pour laquelle
des interfaces sont construites afin de se saisir de facettes de la réalité.
Nous supposons que l’interface humanité/espaces terrestres facilite la lecture
des territoires, leur gestion, leur structuration, leur construction, leur
élaboration physique ou cognitive. Elle se positionne comme l’objet
nécessaire à fédérer l’ensemble des spécialités d’une géographie évolutive à
l’écoute des dynamiques mondiales.
Au regard de cette courte association d’articles abordant la thématique de
l’interface humanité/espaces terrestres par divers prismes d’observation,
nous posons la question suivante. Quels sont les aspects, les formes de
l’interface humanité/espaces terrestres, qui démontrent au final, que cette
interface s’avère être un objet pertinent, évolutif et projectif pour la
géographie et par extension pour les sciences humaines, tout en se préservant
d’élever un domaine au rang de métascience ?
Ces questionnements initiaux sont apparus progressivement. Ils sont le
résultat de maturations, d’expériences et de partages de points de vue,
d’analyses et d’études effectuées en premiers lieux sur les thèmes des
violences urbaines (Brun-Picard, 2003). La terminologie de territoire, pour
ce domaine, n’était pas employée au début des années 2000 et moins encore
antérieurement pour décrire des affrontements, des émeutes ou des
débordements de violences urbaines.
Peu à peu, l’emploi du terme de territoire, pour des études de ce type, est
devenu des plus courants. Quelque part, cette utilisation tonitruante rend
justice à Ferrier (1984) qui nous expliquait que le métier du géographe est de
parler du territoire.
Les seize articles présentés d’une manière similaire ont pour finalité de
mettre en perspective différents aspects, différentes formes de l’interface
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humanité/espaces terrestres. Les thèmes retenus couvrent les premiers pas de
la géographie, en passant par des emplois fonctionnels et orientés du support
terrestre pour des activités lucratives ou d’aménagement, pour arriver aux
formes de violences que l’on peut subir dans les villes, les écoles ou
simplement au contact d’autrui. Un espoir, pour finir cet ouvrage et dépasser
les traits des violences urbaines ou de la prostitution, est abordé par
l’intermédiaire de la notion d’interface intergénérationnelle.
Les enseignants, les étudiants, les journalistes et autres curieux de nouvelles
perspectives au sein des sciences humaines, dans le domaine de la
géographie et de la compréhension des territorialisions, ainsi que dans celui
des dynamiques anthropiques de la production des territoires, trouveront des
pistes, des options et des positionnements à même de déceler des facettes
insoupçonnées, ou gardées sous silence, des réalités que nous côtoyons
chaque jour. Un débat constructif et évolutif pourra s’engager sur la
nécessité d’affirmer et de défendre la validité d’une géographie, science des
espaces terrestres des hommes, dont l’objet est l’interface humanité/espaces
terrestres.
Toutes recherches, toutes contributions à l’avancée des savoirs et des
connaissances, ne sont que des étapes, des jalons et des points de repère
posés afin que chaque acteur sociétal s’approprie les éléments nécessaires
pour entreprendre son œuvre. Aucune science n’est définitive. Chaque
producteur doit pouvoir proposer des cheminements, qui à leur origine
semblent aléatoires, marginaux, voire anachroniques, sans sombrer dans une
fantasmagorie cognitive sans aucun fondement.
Cet ouvrage est proposé comme tel. Sa finalité est de soumettre des axes
d’approche, de lecture et d’analyse des réalités ou des phénomènes
conscientisés sous cette forme, afin de contribuer à la production de lieux, de
quartiers, de zones, de territoires, de paysages, d’espaces ou de nations, plus
vivables pour chaque acteur sociétal. L’intérêt, dans cette perspective, est
d’exposer à la critique des analyses. Elles dévoilent des facettes sombres de
notre humanité. Elles sont employées dans le but de mettre en œuvre et
d’assimiler des démarches ouvertes, évolutives et adaptatives.
Ainsi, en nous gardant de tout dogmatisme, idéologie ou appartenance
restrictive, nous acceptons la découverte de choix méthodologiques proches
d’une forme de sérendipité, d’options définitoires, de structurations et de
constructions de représentations de phénomènes, à l’aide desquels nous
parviendrons à la découverte des mécanismes, des dynamiques et des
orientations de l’ensemble des constituants de l’interface humanité/espaces
terrestres.
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Premières ébauches de l’interface
humanité/espaces terrestres
Résumé
Cet article a pour objectif de démontrer que la notion d’interface
humanité/espaces terrestres est présente dans la pratique de l’acte
géographique depuis plusieurs siècles1. Comment pouvons-nous démontrer
que l'interface humanité/espaces terrestres a été employée, est employée,
sans pour cela la nommer, depuis plus de 5000 ans dans les travaux de
géographie ? Après avoir explicité la méthodologie employée pour parvenir
à vérifier notre hypothèse et répondre à cette problématique nous nous
attachons à la longue maturation du développement, de l’acquisition et de la
mise en pratique de ce qui deviendra la géographie. Nous synthétiserons
ensuite par des carrés sémiotiques l’œuvre de géographes majeurs afin de
démontrer l’existence de la notion d’interface dans leurs productions sans
qu’ils aient conceptualisé son emploi. Ces premières ébauches mettent en
évidence l’imbrication de divers objets et la nécessité pour la géographie de
se doter d’un objet fédérateur.
Mots clefs : Interface humanité/espaces
géographicité, territoire, territorialité
terrestres,
géographie,
Introduction
L’interface humanité/espaces terrestres que nous définissons comme étant
l’objet d’une géographie, science des espaces terrestres des hommes, est
loin d’être une génération spontanée (Brun-Picard, 2005). L’émergence, la
diffusion et la défense de ce concept sont lisibles depuis plusieurs siècles. La
carte de Peutinger (1664), tout au moins une reproduction partielle de cette
carte, est l'étincelle de notre réentrée attentive sur les premières ébauches de
1
Cet article est une modification d’une conférence : La géographie : un verre à moitié vide,
effectuée lors du colloque : Qu’advient-il de la géographie, à Sherbrooke en 2011.
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la notion d'interface humanité/espaces terrestres, bien que depuis les
découvertes effectuées à Nippur et à Nuzi, celle-ci soit perceptible. Cette
carte des étapes de Castorius est une copie médiévale d'une carte romaine sur
laquelle étaient représentées les routes et les villes principales de l'Empire
romain. Le document originel aurait été reproduit par un moine-copiste vers
1265. Il s’agit d’une œuvre conséquente puisque le document faisait 6,75
mètres de long. Il atteste de l'intérêt des Romains pour la connaissance de
leurs territoires ainsi que pour les localisations et les distances sans omettre
les activités anthropiques avec leurs spécificités. Les représentations sont
imagées. Elles étaient suffisantes et satisfaisantes pour que les services
romains soient très efficaces à cette période.
D'autres témoignages matériels beaucoup plus anciens, comme le sont les
tablettes de Nippur et de Nuzi, démontrent une volonté affirmée, dès la haute
Antiquité, de tracer, délimiter et rendre visible une emprise territoriale. Déjà,
une échelle et une orientation sont exprimées et employables. Les
localisations des sites, des activités, des axes de communication et des
principaux mouvements de terrain sont suffisamment précises pour être
aujourd'hui localisées et vérifiées. Ces exemples de représentations
physiques des territoires montrent que les institutionnels de la période
antique voulaient avoir des représentations fidèles des parcelles dominées,
des axes de déplacement, des implantations et des contraintes auxquelles les
habitants et le pouvoir devraient faire face.
Ces productions constituent des représentations fonctionnelles et
pragmatiques de l'interface humanité/espaces terrestres. Elles mettent en
exergue une surface terrestre, des activités avec des localisations ainsi que
des axes de dynamiques et de déplacements. Ces éléments permettent la
constitution d’un carré sémiotique. La structuration de ces outils est en
corrélation avec la définition de l’interface proposée par Brun-Picard (2005).
Nous supposons que la conceptualisation cognitive de l’interface
humanité/espaces terrestres est présente, sans être formalisée ni
conscientisée, depuis les premières productions de nature géographique
ayant pour objectif de rendre visibles les territoires observés. C’est-à-dire,
que les producteurs de savoirs et de connaissances géographiques se sont
efforcés de mettre en corrélation la surface terrestre dans l’ensemble de ses
constituants, les localisations et les territorialisations qui impliquent la
mesure et l’orientation, les dynamiques de déplacements et d’échanges, ainsi
que les activités sociétales présentes quelle que soit leur nature.
Au-delà de ce constat, de cette appropriation de faits et de représentations :
comment pouvons-nous démontrer que l'interface humanité/espaces
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terrestres a été employée, est employée, sans pour cela la nommer, depuis
plus de 5000 ans dans les travaux de nature géographique ou de géographie ?
Nous avons développé et mis en œuvre une méthodologie fonctionnelle à
même de fournir des éléments de réponses. Puis, nous mettons en évidence
des structurations sémiotiques. Celles-ci articulent et donnent corps à
l'interface humanité/espaces terrestres. Ensuite, elles nous conduisent à
montrer la présence des constituants de la notion au cœur de l’œuvre des
géographes qui ne l'ont jamais exprimée. Enfin, nous nous attachons à
l'emploi inconscient de la notion d'interface humanité/espaces terrestres qui
nous ouvre des perspectives attrayantes.
Mettre en exergue
La méthodologie développée, pour vérifier notre hypothèse de l’emploi non
conceptualisé de la notion d’interface humanité/espaces terrestres dans les
productions géographiques, nous a mené à nous plonger dans l’histoire de la
géographie, dans la géographie d’avant la géographie (Staszak, 1995), dans
l’épistémologie de ce domaine scientifique, afin de mettre en évidence
d’éventuelles utilisations de l’articulation surface terrestre, société,
localisations et dynamiques. En d’autres termes, cette méthodologie nous a
conduits à voir si l’interface recherchée n’était pas dissimulée consciemment
ou inconsciemment sous le paysage, l’espace ou le territoire.
Des premières productions de nature cartographique à la chorématique, nous
avons recherché dans les représentations et dans les textes les indices de
cette potentielle présence. Notre intérêt s’est fixé sur les démonstrations, les
utilisations combinées de la surface terrestre, de la société sous toutes ses
formes, des localisations cartographiques ou mythologiques, ainsi que sur la
présentation des flux, des axes et des densités ou des intensités des
phénomènes présentés.
Ces quatre thèmes doivent être complétés par des orientations sémiotiques
(Klinkenberg, 1999). Ne pouvant pas, dans le cadre d’un article, développer
la totalité des constituants du phénomène nous avons opté, par simplicité et
par clarté, pour des représentations sémiotiques avec un vecteur émergeant
de chaque carré sémiotique, que ce soit pour les travaux des auteurs dont les
orientations ont été synthétisées ou pour les articulations que nous mettons
en exergue. Les carrés sémiotiques proviennent de la différenciation des
éléments présents, de la reconnaissance et de la détermination des situations
et des interrelations pour lesquelles les concepts de moindre contrainte et de
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rupture/continuité se vérifient, ainsi que la mise en œuvre de réentrées, le
tout inscrit dans des temporalités variables, imbriquées, complémentaires
voire ambivalentes. Cet ensemble conceptuel s’avère impératif, car il fonde
la théorisation de l’interface humanité/espaces terrestres (Brun-Picard, 2005)
d’une géographie évolutive et actrice de son développement.
Cette recherche, pour laquelle nous insistons fermement sur les liens avec la
définition de la géographie, est fortement influencée par la phénoménologie
(Husserl, 1970 ; Hegel, 2002), la pragmatique des études collaboratives
(Chevalier, 2009) et par les démarches qualitatives (Strauss, Corbin, 2004)
auxquelles se greffent les analyses de contenu (Bardin, 1977). Afin de
parvenir à une lecture des sources, en recherchant les quatre axes impératifs
à l’affirmation d’une interface, nous avons imbriqué les approches
contextuelles, de coopération pour faire émerger les acteurs et les
dynamiques au sein des récits avec des influences très marquées de
géographes tels Ritter (1974), Vallaux (1929) ou Ferrier (1984), même si
pour ce dernier nous critiquons l’ouvrage sur les interfaces (Ferrier, 2010).
Une longue maturation
Fouiller les sources disponibles permet de reconnaître que l’interface est
sous-tendue sous différentes formes. En outre, cela nous incite à mettre en
exergue des jalons, pour lesquels les constituants de l’interface humanité
espaces/terrestres sont employés afin de décrire le monde connu, l’évolution
des connaissances du moment où une volonté de rendre plus accessible et
explicite la société dans laquelle nous vivons.
Les quelques lignes développées au sujet de la longue maturation de la
notion d’interface trouvent leur point initial dans la lecture de l’ouvrage
Géographie des interfaces (Ferrier, 2010). Les auteurs étudient et s’efforcent
de démontrer la pertinence scientifique de l’interface comme concept pour
parvenir à une nouvelle vision des territoires. Hélas, aucun mot n’est dit au
sujet de la définition de l’interface humanité/espaces terrestres. Situation des
plus étonnantes puisqu’une thèse de géographie, d’un étudiant de l’université
où exercent les principaux auteurs, a été soutenue quelques années
auparavant (Brun-Picard, 2005). Le sentiment qui se dégage à la lecture de
cet ouvrage est un habillage des pratiques contemporaines de la géographie.
Il propose un exercice de cette science plus concret et fonctionnaliste, sans
reconnaître que le concept défendu a été défini comme objet de la
géographie. Néanmoins, le mérite de cet ouvrage réside dans ses
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propositions pour faire du concept d’interface un outil majeur d’une
géographie évolutive.
Faire évoluer les connaissances géographiques est une dynamique présente
dans nos sociétés depuis les premières cités sumériennes. A l’époque de
l’Antiquité, le terme n’existait pas encore et les pratiques géographiques
n’étaient qu’à leurs balbutiements. Néanmoins, la connaissance toujours plus
précise du monde était une préoccupation majeure pour nombre d’érudits
comme Eratosthène (Aujac, 2001). Il ignorait l’existence de la tablette de
Nippur ou de toutes autres formes de représentation de la surface connue de
la terre que celle pratiquée dans sa zone proximale d’exercice, mais
produisait des formes de savoirs de nature géographique.
Nous pouvons reprendre le titre de l’ouvrage de Kramer (1957) : L’histoire
commence à Sumer, en affirmant que la géographie, en tant que domaine de
la connaissance, est née elle aussi à cette période. Dans le cadre de cet
article, seuls les traits annonciateurs de la notion d’interface
humanité/espaces terrestres sont abordés. Pour la tablette de Nippur (1500
av/JC), ou celle de Nuzi qui est plus ancienne (2500 av/JC), sans entrer dans
les détails, les informations disponibles sont : la surface terrestre, le territoire
présenté, les activités qu’il fallait visualiser et territorialiser à l’image des
mines d’or, l’environnement physique que sont les mouvements de terrain
avec leurs spécificités ainsi que les axes de communication et l’orientation
de la tablette en fonction des données de la période fixée sur le soleil. Nous
avons en interrelation tous les constituants d’une interface.
Figure 1 : Une lecture de Nippur
Nippur
Surface
Environnement
Activité
Orientation
L’œuvre d’Eratosthène pour sa part est plus présente dans les fondements
contemporains que la tablette de Nippur. Une facette de ses écrits permet de
mettre en évidence ce qu’est une interface, ce qui lui donne corps. Celle-ci
s’articule sur l’intégration des mythes de la période antérieure, l’extension
du monde connu en relation avec le développement des axes de
communication et la volonté de tracer les routes, d’où les productions
cartographiques du monde connu malgré leurs spéculations et leurs
approximations, et enfin, la démarche de mesure de la terre avec les premiers
pas vers les localisations. Les acteurs, les actions et les évolutions du monde
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connu, des territoires et des activités humaines étaient présentés dans les
travaux de la période répondant ainsi à ce qu’est une interface. Cette
référence à Eratosthène contribue à la conception d’une géographie globale
par l’intermédiaire de laquelle des spécificités localisées peuvent être
abordées afin de parvenir à une compréhension accrue des réalités et des
dynamiques en interrelations sur la surface terrestre.
Figure 2 : Un regard sur Eratosthène
Eratosthène
Mythe période conscience
Extension du monde
Mesure de la Terre
Production cartographique
Pline le Jeune (1972) par l’intermédiaire des lettres du panégyrique de
Trajan dépeint multiples aspects, réalités et modes de vie, vécus par le
gouverneur de Pont-Bithynie et pour lesquels il entretenait une
correspondance des plus conséquentes avec l’Empereur. La masse
d’informations disponibles et la diversité des thèmes abordés par Pline le
Jeune, dans ses écrits, conduisent à deux carrés sémiotiques. Le premier est
global. Il met en relation le pouvoir exercé avec ses orientations, les
populations côtoyées et les actions à entreprendre, le territoire sous son
autorité au contact des autres entités territorialisées et l’Empire au sein
duquel toutes les actions et décisions étaient prises. Nous trouvons
pratiquement l’idée d’un tout cohérent dont les activités alimentent
exclusivement l’Empire pour lequel toutes les énergies sont drainées.
Figure 3 : L’œuvre de Pline le Jeune
Pline le Jeune
Pouvoir
Population
Empire
Territoire
Ces éléments initiaux de l’œuvre de Pline le Jeune facilitent la perception et
la mise en exergue d’un modèle pour ses successeurs. Des pistes
d’approches ont été ouvertes, par cet auteur, afin que ces derniers puissent
agir avec pragmatisme et discernement pour gérer les territoires où s’exerce
leur autorité. Pline dans son action et sa mise en valeur de Pont Bithynie
agissait sur la gestion, les aménagements, le développement général du
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territoire et les axes de déplacement. Il est vrai que la finalité était la
grandeur de l’Empire, son efficacité, la collecte des fonds, la domination des
espaces conquis et l’affirmation de sa toute-puissance. Néanmoins, Pline
contrôlait le territoire sous son autorité comme si celui-ci était une interface
pour laquelle l’optimisation des moyens était impérative.
Figure 4 : Pline un modèle pour ses successeurs
spécificités de Pline
Gestion
Développement
aménagements
Déplacement
Sous multiples aspects l’œuvre d’Ibn Khaldûn (1997) est similaire à celle de
Pline le Jeune toutes proportions gardées. Ses écrits sont de nature
historique. Toutefois, la description des territoires, les activités, le
développement des routes commerciales et des échanges permettent de
reconnaître la structure initiale d’une interface. Pour Ibn Khaldûn, celle-ci
s’articule sur les monuments qui territorialisent l’emprise culturelle, le rôle
joué et tenu par la dynastie au pouvoir, le territoire sur lequel s’exercent
l’emprise et l’affirmation des institutionnels ainsi que le rayonnement
impératif pour drainer les énergies, les potentiels et les splendeurs vers le
centre de décisions. Ses descriptions sans théorisation des dynamiques
territoriales qui façonnent la surface conquise informent le lecteur au sujet
des activités et de leur structuration sociétale.
Figure 5 : Ibn Khaldûn en forme de transition
Ibn Khaldûn
Monument
Dynastie
Rayonnement
Territoire
Près de 4000 ans d’histoire ont été synthétisés entre la tablette de Nippur et
les écrits d’Ibn Khaldûn. La diagonalisation est téméraire pour ne pas dire
périlleuse. Cependant, les articulations d’une interface sont présentes dans
les jalons pris pour références. Il est vrai qu’ils ont été choisis, car ils
répondent à notre hypothèse et qu’ils servent notre démarche. En outre, les
orientations, la diversité et les imbrications de destinations font que de
17
nombreuses options de constructions d’interface s’ouvrent à tout
observateur.
Vision synthétique d’œuvres géographiques
Nous n’avons pas l’outrecuidance de produire une histoire de la géographie
ou de décortiquer l’épistémologie de ce domaine scientifique. Nous allons
par l’utilisation de carrés sémiotiques, montrer la présence, non
conceptualisée, d’une interface humanité/espaces terrestres dans les travaux
de nombreux auteurs, dont certains ont été oubliés.
Ritter (1779-1859) est considéré comme l’un des fondateurs de la
géographie dite moderne. Il occupa la première chaire de géographie à
Berlin à partir de 1920. Sa géographie étudie la surface terrestre dans ses
multiples relations tissées avec les lieux. Il recherche des explications et
l’existence de liens entre les différents constituants en contact. L’ensemble
terrestre est donné pour origine à toute différenciation spatiale d’où peuvent
être extraites des lois générales. Il lie fermement les développements à
l’évolution historique des implantations anthropiques. Il prend en
considération la contraction de l’espace en fonction des moyens de
déplacement et des durées. L’étude des situations qu’il défend repose sur la
scientificité affirmée, la prise en considération des lois de la nature, les
relations spatiales et un objet fédérateur afin de parvenir à expliciter les
productions territoriales.
Figure 6 : Une facette des travaux de Ritter
Ritter
Scientificité
Relations spatiales
Lois de la nature
Objet fédérateur
Reclus (1830-1905) fut élève de Ritter. Il admet que l’homme est la nature
prenant conscience d’elle-même. Il analyse avec une grande perspicacité le
développement des villes avec leurs dynamiques et leurs perspectives. Il fut
mis à l’index par les mouvances vidaliennes. Ses approches géopolitiques
ont été réappropriées au cours de la période contemporaine pour leurs
contributions à la production du savoir géographique. Sous l’étiquette
d’anarchiste, il ne parvint jamais à obtenir un poste. L’œuvre de Reclus peut
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se visualiser dans l’image d’une interface, pour laquelle le Tout est mis en
corrélation avec les équilibres, les ruptures et les différenciations impératives
pour parvenir à se saisir de la complexité des activités en cours de réalisation
qui façonnent la surface terrestre. Reclus articule la géographie humaine et
physique. Il imbrique les dimensions d’analyse en fonction des territoires et
intègre une part de subjectif dans la production scientifique par la notion de
géographicité.
Figure 7 : Reclus n’est pas si éloigné
Interface générale
Le tout
Equilibres
Différenciation
Ruptures
Ratzel (1844-1904) pense et conçoit l’espace ainsi que l’institutionnalisation
de la géographie dans les universités. Ses positionnements évolutifs ont été
marqués de géodéterminisme, ce qui l’opposa fermement à l’école française.
Il s’appuie sur des relations multidimensionnelles en fonction de
temporalités spécifiques à l’objet étudié. Il emploie les distances pour
accéder aux agencements sociétaux et aux distributions spatiales. Il pose
l’espace comme une entité finie, ce qui engendre des luttes pour son contrôle
et offre des bases à une géopolitique. Il y défend l’intégration d’espaces
conquis toujours plus vastes pour les sociétés en expansion, en mettant en
avant le rôle des états. Cette forme d’espace vital, par abus de langage,
donne à percevoir l’interface pour laquelle le milieu, l’habitat, l’histoire et la
société sont imbriqués afin de produire une interface fonctionnelle et
pragmatique.
Figure 8 : Un positionnement de Ratzel
Ratzel espace vital
Milieu
Habitat
Société
Histoire
Vidal de la Blache (18845-1918) tient une place sans partage et sans
comparaison dans la géographie française et francophone. Cette hégémonie
entraîna le système universitaire en direction d’orientations que nous ne
cautionnons pas puisqu’en opposition à une géographie définie comme
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