Yannick Brun-Picard Géographie d’interfaces Formes de l’interface humanité / espaces terrestres L O G I Q U E S S O C I A L E S Géographie d’interfaces Formes de l’interface humanité / espaces terrestres Logiques sociales Collection dirigée par Bruno Péquignot En réunissant des chercheurs, des praticiens et des essayistes, même si la dominante reste universitaire, la collection « Logiques Sociales » entend favoriser les liens entre la recherche non finalisée et l'action sociale. En laissant toute liberté théorique aux auteurs, elle cherche à promouvoir les recherches qui partent d'un terrain, d'une enquête ou d'une expérience qui augmentent la connaissance empirique des phénomènes sociaux ou qui proposent une innovation méthodologique ou théorique, voire une réévaluation de méthodes ou de systèmes conceptuels classiques. Dernières parutions Lucie GOUSSARD et Laëtitia SIBAUD (dir.), La rationalisation dans tous ses états, Usages du concept et débats en sciences sociales, 2013. Christiane SALIBA SFEIR, Parentalité, addiction et travail social, 2013. Hélène BUISSON-FENET et Delphine MERCIER (dir.), Débordements gestionnaires, Individualiser et mesurer le travail par les outils de gestion, 2013. Robin TILLMANN, Vers une société sans classes ? Le cas de la société suisse contemporaine (1970-2008), 2013. Délina HOLDER, Natifs des DOM en métropole. Immigration et intégration, 2013. Fred DERVIN (dir.), Le concept de culture. Comprendre ses détournements et manipulations, 2013. Séverine FERRIERE, L’ennui à l’école primaire. Représentations sociales, usages et utilités, 2013. Jean-Yves DARTIGUENAVE, Christophe MOREAU et Maïté SAVINA, Identité et participation sociale des jeunes en Europe et en Méditerranée, 2013. Agnès FLORIN et Marie PREAU (sous la dir. de), Le bien-être, 2013. Jean-Michel BESSETTE, Bruno PEQUIGNOT (dir.), Comment peut-on être socio-anthropologue ?, 2012. Yves LENOIR, Frédéric TUPIN (dir.), Instruction, socialisation et approches culturelles : des rapports complexes, 2013. Yolande RIOU, L’identité berrichonne en question(s). De l’Histoire aux histoires, 2012. Pierre VENDASSI, Diagnostic et évaluation : la boîte à outils du sociologue, 2012. Isabel GEORGES, Les nouvelles configurations du travail et l’économie sociale et solidaire au Brésil, 2012. Yannick Brun-Picard Géographie d’interfaces Formes de l’interface humanité / espaces terrestres © L’Harmattan, 2013 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] ISBN : 978-2-343-00322-1 EAN : 9782343003221 Jules Lamarre et Edith Mukakayumba Pour les tribunes géographiques offertes. Et surtout : Brigitte, Géraldine et Yoan Pour la patience, l’abnégation et le soutien durant ces très longues années. En toute simplicité, Merci. Introduction générale Découvrir le monde, découvrir ce que nous produisons du seul fait de notre action individuelle au contact des autres. Découvrir les dynamiques qui façonnent les territoires au sein desquels nous vivons, voire survivons, exige que nous nous écartions, voire que nous quittions de nos croyances. Découvrir des terres insoupçonnées réclame le courage de se lancer vers l’inconnu (Aujac, 1993 ; Mollat, 1992 ; Polo, 1998). Découvrir des potentialités novatrices demande de s’élever au-dessus de ce qui est fait par normalité pour entrevoir, se projeter et proposer des pistes qui jusqu’à lors n’étaient que susurrées (Boorstin, 1986). Découvrir ce qui nous semble être une évidence implique de concevoir la diversité et la différence conceptuelle, méthodologique et scientifique (Freitag, 2011). Découvrir consiste à accepter un autre point de vue, un autre axe d’approche, un autre regard sur les facettes du diamant constitué par l’humanité sur terre. Découvrir ou redécouvrir l’interface humanité/espaces terrestres est de cette nature. Découvrir va bien plus loin que la mise au jour de vestiges, de données ou d’informations. C’est aller chercher les mécanismes, les articulations et les interdépendances d’un phénomène dans le monde des faits. Découvrir, c’est prêter une attention aux développements et aux analyses que l’on ne conçoit pas, que l’on n’a pas élaborés, que l’on n’a pas anticipés ou que l’on a ignorés, pour parvenir à soumettre des études, des explications et des orientations à même de limiter les pierres d’achoppement existantes. Découvrir une facette de notre humanité conduit à prendre en considération que nos investigations ne donnent accès qu’à une partie de la réalité et ainsi qu’elles cautionnent que l’on se soumette à la critique (Popper, 1998) pour induire des études plus perspicaces, évolutives et projectives. Découvrir est un objectif et non une finalité. Découvrir est produire des savoirs et des connaissances au sujet d’objets, tout en ayant conscience de leur nature infinie, malgré qu’ils ne soient qu’objets. Découvrir apporte une pierre à l’édifice des savoirs et des connaissances. Découvrir implique de conscientiser que la découverte est une brique dans l’infinité de la construction des références de l’humanité. 7 Découvrir est une étape, un pas en direction d’une plus grande efficience, même si la découverte demeure dans l’obscurité des mouvances dominantes. Découvrir c’est soumettre au débat les résultats d’études sans se réfugier derrière un « méthodologisme » à courte vue pour toute légitimité. Découvrir c’est faire en sorte que des axes d’approches, des méthodes, des concepts, des pratiques, qui nous éclairent sur le monde que nous façonnons, puissent émerger dans une démarche cohérente de partage et d’ouverture. Découvrir c’est accepter que l’on ait pu se trouver aveuglé, enfermé ou orienté pour satisfaire à une normalité. Découvrir est, plus simplement, offrir à la découverte de tout un chacun une parcelle jusqu’à lors inexplorée. Une géographie d’interfaces pour laquelle l’interface humanité/espaces terrestres, objet d’une géographie science des espaces terrestres des hommes, répond partiellement à la volonté de découvrir ainsi qu’à celle de la découverte. Le concept d’interface associe l’humanité au singulier avec les espaces terrestres au pluriel, car ceux-ci englobent les espaces physiques, cognitifs et virtuels auxquels la géographie s’attache. Pour sa part, la découverte révèle tout autant de diversité. Elle nous incite à ouvrir les yeux, notre conscience et notre esprit à ce qu’autrui propose afin d’enrichir les acquis. Cela suppose que notre savoir soit évolutif, dynamique, stratifié et qu’il s’articule, qu'il se construise et se structure en fonction de nos découvertes. L’interface humanité/espaces terrestres, là aussi, témoigne de traits de la découverte du monde dans lequel nous sommes. Cette découverte peut-être la conscientisation des évidences que nous côtoyons chaque jour et pour lesquelles nous n’avons pas envisagé qu’elles se développent avec de nombreuses similitudes. Vouloir découvrir c’est se rendre plus loin que l’horizon du visible. Découvrir c’est s’approprier les phénomènes pour mettre en valeur les forces qui les animent, surtout pour accepter de voir les faiblesses et œuvrer afin de corriger ces aspects négatifs. C’est la volonté d’aller plus loin que ce qui est déjà donné sans faire table rase des prédécesseurs, en s’ancrant au cœur des dynamiques qui nous ont menées là où nous sommes. C’est s’inspirer des leçons des principaux découvreurs, de leurs cheminements, des contraintes qu’ils ont surmontées et des exigences de leur combat pour parvenir à faire entendre une voix, une conception ou une théorie différente de celle qui ne satisfaisait pas à leur lecture des réalités du monde. Cet ouvrage sous la forme d’un recueil d’articles ne fera qu’effleurer les aspects de ce que nous concevons comme étant une dynamique de découverte et de l’acte de découvrir des facettes de la réalité. 8 Cette association d’articles, d’un seul auteur, sur le thème de l’interface humanité/espaces terrestres est une résonnance de l’ouvrage collectif : La Géographie en question (Mukakayumba, 2012). Il y est mis en évidence des tensions quant au devenir de cette science, tout particulièrement dans les universités. Il en est de même pour les orientations prises, données ou induites pour ses applications contemporaines (Isnard, 1981) au sein des programmes scolaires ou des emplois potentiels dans le cadre d’activités professionnelles. L’hypothèse, source de cette association d’articles, qui furent des communications effectuées lors de divers colloques, est une imbrication de questionnements au sujet des territoires, des dynamiques territoriales ainsi que des territorialités vectrices d’identités et d’affirmations sous différentes formes. C’est-à-dire d’une mise en œuvre d’une géographie pour laquelle des interfaces sont construites afin de se saisir de facettes de la réalité. Nous supposons que l’interface humanité/espaces terrestres facilite la lecture des territoires, leur gestion, leur structuration, leur construction, leur élaboration physique ou cognitive. Elle se positionne comme l’objet nécessaire à fédérer l’ensemble des spécialités d’une géographie évolutive à l’écoute des dynamiques mondiales. Au regard de cette courte association d’articles abordant la thématique de l’interface humanité/espaces terrestres par divers prismes d’observation, nous posons la question suivante. Quels sont les aspects, les formes de l’interface humanité/espaces terrestres, qui démontrent au final, que cette interface s’avère être un objet pertinent, évolutif et projectif pour la géographie et par extension pour les sciences humaines, tout en se préservant d’élever un domaine au rang de métascience ? Ces questionnements initiaux sont apparus progressivement. Ils sont le résultat de maturations, d’expériences et de partages de points de vue, d’analyses et d’études effectuées en premiers lieux sur les thèmes des violences urbaines (Brun-Picard, 2003). La terminologie de territoire, pour ce domaine, n’était pas employée au début des années 2000 et moins encore antérieurement pour décrire des affrontements, des émeutes ou des débordements de violences urbaines. Peu à peu, l’emploi du terme de territoire, pour des études de ce type, est devenu des plus courants. Quelque part, cette utilisation tonitruante rend justice à Ferrier (1984) qui nous expliquait que le métier du géographe est de parler du territoire. Les seize articles présentés d’une manière similaire ont pour finalité de mettre en perspective différents aspects, différentes formes de l’interface 9 humanité/espaces terrestres. Les thèmes retenus couvrent les premiers pas de la géographie, en passant par des emplois fonctionnels et orientés du support terrestre pour des activités lucratives ou d’aménagement, pour arriver aux formes de violences que l’on peut subir dans les villes, les écoles ou simplement au contact d’autrui. Un espoir, pour finir cet ouvrage et dépasser les traits des violences urbaines ou de la prostitution, est abordé par l’intermédiaire de la notion d’interface intergénérationnelle. Les enseignants, les étudiants, les journalistes et autres curieux de nouvelles perspectives au sein des sciences humaines, dans le domaine de la géographie et de la compréhension des territorialisions, ainsi que dans celui des dynamiques anthropiques de la production des territoires, trouveront des pistes, des options et des positionnements à même de déceler des facettes insoupçonnées, ou gardées sous silence, des réalités que nous côtoyons chaque jour. Un débat constructif et évolutif pourra s’engager sur la nécessité d’affirmer et de défendre la validité d’une géographie, science des espaces terrestres des hommes, dont l’objet est l’interface humanité/espaces terrestres. Toutes recherches, toutes contributions à l’avancée des savoirs et des connaissances, ne sont que des étapes, des jalons et des points de repère posés afin que chaque acteur sociétal s’approprie les éléments nécessaires pour entreprendre son œuvre. Aucune science n’est définitive. Chaque producteur doit pouvoir proposer des cheminements, qui à leur origine semblent aléatoires, marginaux, voire anachroniques, sans sombrer dans une fantasmagorie cognitive sans aucun fondement. Cet ouvrage est proposé comme tel. Sa finalité est de soumettre des axes d’approche, de lecture et d’analyse des réalités ou des phénomènes conscientisés sous cette forme, afin de contribuer à la production de lieux, de quartiers, de zones, de territoires, de paysages, d’espaces ou de nations, plus vivables pour chaque acteur sociétal. L’intérêt, dans cette perspective, est d’exposer à la critique des analyses. Elles dévoilent des facettes sombres de notre humanité. Elles sont employées dans le but de mettre en œuvre et d’assimiler des démarches ouvertes, évolutives et adaptatives. Ainsi, en nous gardant de tout dogmatisme, idéologie ou appartenance restrictive, nous acceptons la découverte de choix méthodologiques proches d’une forme de sérendipité, d’options définitoires, de structurations et de constructions de représentations de phénomènes, à l’aide desquels nous parviendrons à la découverte des mécanismes, des dynamiques et des orientations de l’ensemble des constituants de l’interface humanité/espaces terrestres. 10 Premières ébauches de l’interface humanité/espaces terrestres Résumé Cet article a pour objectif de démontrer que la notion d’interface humanité/espaces terrestres est présente dans la pratique de l’acte géographique depuis plusieurs siècles1. Comment pouvons-nous démontrer que l'interface humanité/espaces terrestres a été employée, est employée, sans pour cela la nommer, depuis plus de 5000 ans dans les travaux de géographie ? Après avoir explicité la méthodologie employée pour parvenir à vérifier notre hypothèse et répondre à cette problématique nous nous attachons à la longue maturation du développement, de l’acquisition et de la mise en pratique de ce qui deviendra la géographie. Nous synthétiserons ensuite par des carrés sémiotiques l’œuvre de géographes majeurs afin de démontrer l’existence de la notion d’interface dans leurs productions sans qu’ils aient conceptualisé son emploi. Ces premières ébauches mettent en évidence l’imbrication de divers objets et la nécessité pour la géographie de se doter d’un objet fédérateur. Mots clefs : Interface humanité/espaces géographicité, territoire, territorialité terrestres, géographie, Introduction L’interface humanité/espaces terrestres que nous définissons comme étant l’objet d’une géographie, science des espaces terrestres des hommes, est loin d’être une génération spontanée (Brun-Picard, 2005). L’émergence, la diffusion et la défense de ce concept sont lisibles depuis plusieurs siècles. La carte de Peutinger (1664), tout au moins une reproduction partielle de cette carte, est l'étincelle de notre réentrée attentive sur les premières ébauches de 1 Cet article est une modification d’une conférence : La géographie : un verre à moitié vide, effectuée lors du colloque : Qu’advient-il de la géographie, à Sherbrooke en 2011. 11 la notion d'interface humanité/espaces terrestres, bien que depuis les découvertes effectuées à Nippur et à Nuzi, celle-ci soit perceptible. Cette carte des étapes de Castorius est une copie médiévale d'une carte romaine sur laquelle étaient représentées les routes et les villes principales de l'Empire romain. Le document originel aurait été reproduit par un moine-copiste vers 1265. Il s’agit d’une œuvre conséquente puisque le document faisait 6,75 mètres de long. Il atteste de l'intérêt des Romains pour la connaissance de leurs territoires ainsi que pour les localisations et les distances sans omettre les activités anthropiques avec leurs spécificités. Les représentations sont imagées. Elles étaient suffisantes et satisfaisantes pour que les services romains soient très efficaces à cette période. D'autres témoignages matériels beaucoup plus anciens, comme le sont les tablettes de Nippur et de Nuzi, démontrent une volonté affirmée, dès la haute Antiquité, de tracer, délimiter et rendre visible une emprise territoriale. Déjà, une échelle et une orientation sont exprimées et employables. Les localisations des sites, des activités, des axes de communication et des principaux mouvements de terrain sont suffisamment précises pour être aujourd'hui localisées et vérifiées. Ces exemples de représentations physiques des territoires montrent que les institutionnels de la période antique voulaient avoir des représentations fidèles des parcelles dominées, des axes de déplacement, des implantations et des contraintes auxquelles les habitants et le pouvoir devraient faire face. Ces productions constituent des représentations fonctionnelles et pragmatiques de l'interface humanité/espaces terrestres. Elles mettent en exergue une surface terrestre, des activités avec des localisations ainsi que des axes de dynamiques et de déplacements. Ces éléments permettent la constitution d’un carré sémiotique. La structuration de ces outils est en corrélation avec la définition de l’interface proposée par Brun-Picard (2005). Nous supposons que la conceptualisation cognitive de l’interface humanité/espaces terrestres est présente, sans être formalisée ni conscientisée, depuis les premières productions de nature géographique ayant pour objectif de rendre visibles les territoires observés. C’est-à-dire, que les producteurs de savoirs et de connaissances géographiques se sont efforcés de mettre en corrélation la surface terrestre dans l’ensemble de ses constituants, les localisations et les territorialisations qui impliquent la mesure et l’orientation, les dynamiques de déplacements et d’échanges, ainsi que les activités sociétales présentes quelle que soit leur nature. Au-delà de ce constat, de cette appropriation de faits et de représentations : comment pouvons-nous démontrer que l'interface humanité/espaces 12 terrestres a été employée, est employée, sans pour cela la nommer, depuis plus de 5000 ans dans les travaux de nature géographique ou de géographie ? Nous avons développé et mis en œuvre une méthodologie fonctionnelle à même de fournir des éléments de réponses. Puis, nous mettons en évidence des structurations sémiotiques. Celles-ci articulent et donnent corps à l'interface humanité/espaces terrestres. Ensuite, elles nous conduisent à montrer la présence des constituants de la notion au cœur de l’œuvre des géographes qui ne l'ont jamais exprimée. Enfin, nous nous attachons à l'emploi inconscient de la notion d'interface humanité/espaces terrestres qui nous ouvre des perspectives attrayantes. Mettre en exergue La méthodologie développée, pour vérifier notre hypothèse de l’emploi non conceptualisé de la notion d’interface humanité/espaces terrestres dans les productions géographiques, nous a mené à nous plonger dans l’histoire de la géographie, dans la géographie d’avant la géographie (Staszak, 1995), dans l’épistémologie de ce domaine scientifique, afin de mettre en évidence d’éventuelles utilisations de l’articulation surface terrestre, société, localisations et dynamiques. En d’autres termes, cette méthodologie nous a conduits à voir si l’interface recherchée n’était pas dissimulée consciemment ou inconsciemment sous le paysage, l’espace ou le territoire. Des premières productions de nature cartographique à la chorématique, nous avons recherché dans les représentations et dans les textes les indices de cette potentielle présence. Notre intérêt s’est fixé sur les démonstrations, les utilisations combinées de la surface terrestre, de la société sous toutes ses formes, des localisations cartographiques ou mythologiques, ainsi que sur la présentation des flux, des axes et des densités ou des intensités des phénomènes présentés. Ces quatre thèmes doivent être complétés par des orientations sémiotiques (Klinkenberg, 1999). Ne pouvant pas, dans le cadre d’un article, développer la totalité des constituants du phénomène nous avons opté, par simplicité et par clarté, pour des représentations sémiotiques avec un vecteur émergeant de chaque carré sémiotique, que ce soit pour les travaux des auteurs dont les orientations ont été synthétisées ou pour les articulations que nous mettons en exergue. Les carrés sémiotiques proviennent de la différenciation des éléments présents, de la reconnaissance et de la détermination des situations et des interrelations pour lesquelles les concepts de moindre contrainte et de 13 rupture/continuité se vérifient, ainsi que la mise en œuvre de réentrées, le tout inscrit dans des temporalités variables, imbriquées, complémentaires voire ambivalentes. Cet ensemble conceptuel s’avère impératif, car il fonde la théorisation de l’interface humanité/espaces terrestres (Brun-Picard, 2005) d’une géographie évolutive et actrice de son développement. Cette recherche, pour laquelle nous insistons fermement sur les liens avec la définition de la géographie, est fortement influencée par la phénoménologie (Husserl, 1970 ; Hegel, 2002), la pragmatique des études collaboratives (Chevalier, 2009) et par les démarches qualitatives (Strauss, Corbin, 2004) auxquelles se greffent les analyses de contenu (Bardin, 1977). Afin de parvenir à une lecture des sources, en recherchant les quatre axes impératifs à l’affirmation d’une interface, nous avons imbriqué les approches contextuelles, de coopération pour faire émerger les acteurs et les dynamiques au sein des récits avec des influences très marquées de géographes tels Ritter (1974), Vallaux (1929) ou Ferrier (1984), même si pour ce dernier nous critiquons l’ouvrage sur les interfaces (Ferrier, 2010). Une longue maturation Fouiller les sources disponibles permet de reconnaître que l’interface est sous-tendue sous différentes formes. En outre, cela nous incite à mettre en exergue des jalons, pour lesquels les constituants de l’interface humanité espaces/terrestres sont employés afin de décrire le monde connu, l’évolution des connaissances du moment où une volonté de rendre plus accessible et explicite la société dans laquelle nous vivons. Les quelques lignes développées au sujet de la longue maturation de la notion d’interface trouvent leur point initial dans la lecture de l’ouvrage Géographie des interfaces (Ferrier, 2010). Les auteurs étudient et s’efforcent de démontrer la pertinence scientifique de l’interface comme concept pour parvenir à une nouvelle vision des territoires. Hélas, aucun mot n’est dit au sujet de la définition de l’interface humanité/espaces terrestres. Situation des plus étonnantes puisqu’une thèse de géographie, d’un étudiant de l’université où exercent les principaux auteurs, a été soutenue quelques années auparavant (Brun-Picard, 2005). Le sentiment qui se dégage à la lecture de cet ouvrage est un habillage des pratiques contemporaines de la géographie. Il propose un exercice de cette science plus concret et fonctionnaliste, sans reconnaître que le concept défendu a été défini comme objet de la géographie. Néanmoins, le mérite de cet ouvrage réside dans ses 14 propositions pour faire du concept d’interface un outil majeur d’une géographie évolutive. Faire évoluer les connaissances géographiques est une dynamique présente dans nos sociétés depuis les premières cités sumériennes. A l’époque de l’Antiquité, le terme n’existait pas encore et les pratiques géographiques n’étaient qu’à leurs balbutiements. Néanmoins, la connaissance toujours plus précise du monde était une préoccupation majeure pour nombre d’érudits comme Eratosthène (Aujac, 2001). Il ignorait l’existence de la tablette de Nippur ou de toutes autres formes de représentation de la surface connue de la terre que celle pratiquée dans sa zone proximale d’exercice, mais produisait des formes de savoirs de nature géographique. Nous pouvons reprendre le titre de l’ouvrage de Kramer (1957) : L’histoire commence à Sumer, en affirmant que la géographie, en tant que domaine de la connaissance, est née elle aussi à cette période. Dans le cadre de cet article, seuls les traits annonciateurs de la notion d’interface humanité/espaces terrestres sont abordés. Pour la tablette de Nippur (1500 av/JC), ou celle de Nuzi qui est plus ancienne (2500 av/JC), sans entrer dans les détails, les informations disponibles sont : la surface terrestre, le territoire présenté, les activités qu’il fallait visualiser et territorialiser à l’image des mines d’or, l’environnement physique que sont les mouvements de terrain avec leurs spécificités ainsi que les axes de communication et l’orientation de la tablette en fonction des données de la période fixée sur le soleil. Nous avons en interrelation tous les constituants d’une interface. Figure 1 : Une lecture de Nippur Nippur Surface Environnement Activité Orientation L’œuvre d’Eratosthène pour sa part est plus présente dans les fondements contemporains que la tablette de Nippur. Une facette de ses écrits permet de mettre en évidence ce qu’est une interface, ce qui lui donne corps. Celle-ci s’articule sur l’intégration des mythes de la période antérieure, l’extension du monde connu en relation avec le développement des axes de communication et la volonté de tracer les routes, d’où les productions cartographiques du monde connu malgré leurs spéculations et leurs approximations, et enfin, la démarche de mesure de la terre avec les premiers pas vers les localisations. Les acteurs, les actions et les évolutions du monde 15 connu, des territoires et des activités humaines étaient présentés dans les travaux de la période répondant ainsi à ce qu’est une interface. Cette référence à Eratosthène contribue à la conception d’une géographie globale par l’intermédiaire de laquelle des spécificités localisées peuvent être abordées afin de parvenir à une compréhension accrue des réalités et des dynamiques en interrelations sur la surface terrestre. Figure 2 : Un regard sur Eratosthène Eratosthène Mythe période conscience Extension du monde Mesure de la Terre Production cartographique Pline le Jeune (1972) par l’intermédiaire des lettres du panégyrique de Trajan dépeint multiples aspects, réalités et modes de vie, vécus par le gouverneur de Pont-Bithynie et pour lesquels il entretenait une correspondance des plus conséquentes avec l’Empereur. La masse d’informations disponibles et la diversité des thèmes abordés par Pline le Jeune, dans ses écrits, conduisent à deux carrés sémiotiques. Le premier est global. Il met en relation le pouvoir exercé avec ses orientations, les populations côtoyées et les actions à entreprendre, le territoire sous son autorité au contact des autres entités territorialisées et l’Empire au sein duquel toutes les actions et décisions étaient prises. Nous trouvons pratiquement l’idée d’un tout cohérent dont les activités alimentent exclusivement l’Empire pour lequel toutes les énergies sont drainées. Figure 3 : L’œuvre de Pline le Jeune Pline le Jeune Pouvoir Population Empire Territoire Ces éléments initiaux de l’œuvre de Pline le Jeune facilitent la perception et la mise en exergue d’un modèle pour ses successeurs. Des pistes d’approches ont été ouvertes, par cet auteur, afin que ces derniers puissent agir avec pragmatisme et discernement pour gérer les territoires où s’exerce leur autorité. Pline dans son action et sa mise en valeur de Pont Bithynie agissait sur la gestion, les aménagements, le développement général du 16 territoire et les axes de déplacement. Il est vrai que la finalité était la grandeur de l’Empire, son efficacité, la collecte des fonds, la domination des espaces conquis et l’affirmation de sa toute-puissance. Néanmoins, Pline contrôlait le territoire sous son autorité comme si celui-ci était une interface pour laquelle l’optimisation des moyens était impérative. Figure 4 : Pline un modèle pour ses successeurs spécificités de Pline Gestion Développement aménagements Déplacement Sous multiples aspects l’œuvre d’Ibn Khaldûn (1997) est similaire à celle de Pline le Jeune toutes proportions gardées. Ses écrits sont de nature historique. Toutefois, la description des territoires, les activités, le développement des routes commerciales et des échanges permettent de reconnaître la structure initiale d’une interface. Pour Ibn Khaldûn, celle-ci s’articule sur les monuments qui territorialisent l’emprise culturelle, le rôle joué et tenu par la dynastie au pouvoir, le territoire sur lequel s’exercent l’emprise et l’affirmation des institutionnels ainsi que le rayonnement impératif pour drainer les énergies, les potentiels et les splendeurs vers le centre de décisions. Ses descriptions sans théorisation des dynamiques territoriales qui façonnent la surface conquise informent le lecteur au sujet des activités et de leur structuration sociétale. Figure 5 : Ibn Khaldûn en forme de transition Ibn Khaldûn Monument Dynastie Rayonnement Territoire Près de 4000 ans d’histoire ont été synthétisés entre la tablette de Nippur et les écrits d’Ibn Khaldûn. La diagonalisation est téméraire pour ne pas dire périlleuse. Cependant, les articulations d’une interface sont présentes dans les jalons pris pour références. Il est vrai qu’ils ont été choisis, car ils répondent à notre hypothèse et qu’ils servent notre démarche. En outre, les orientations, la diversité et les imbrications de destinations font que de 17 nombreuses options de constructions d’interface s’ouvrent à tout observateur. Vision synthétique d’œuvres géographiques Nous n’avons pas l’outrecuidance de produire une histoire de la géographie ou de décortiquer l’épistémologie de ce domaine scientifique. Nous allons par l’utilisation de carrés sémiotiques, montrer la présence, non conceptualisée, d’une interface humanité/espaces terrestres dans les travaux de nombreux auteurs, dont certains ont été oubliés. Ritter (1779-1859) est considéré comme l’un des fondateurs de la géographie dite moderne. Il occupa la première chaire de géographie à Berlin à partir de 1920. Sa géographie étudie la surface terrestre dans ses multiples relations tissées avec les lieux. Il recherche des explications et l’existence de liens entre les différents constituants en contact. L’ensemble terrestre est donné pour origine à toute différenciation spatiale d’où peuvent être extraites des lois générales. Il lie fermement les développements à l’évolution historique des implantations anthropiques. Il prend en considération la contraction de l’espace en fonction des moyens de déplacement et des durées. L’étude des situations qu’il défend repose sur la scientificité affirmée, la prise en considération des lois de la nature, les relations spatiales et un objet fédérateur afin de parvenir à expliciter les productions territoriales. Figure 6 : Une facette des travaux de Ritter Ritter Scientificité Relations spatiales Lois de la nature Objet fédérateur Reclus (1830-1905) fut élève de Ritter. Il admet que l’homme est la nature prenant conscience d’elle-même. Il analyse avec une grande perspicacité le développement des villes avec leurs dynamiques et leurs perspectives. Il fut mis à l’index par les mouvances vidaliennes. Ses approches géopolitiques ont été réappropriées au cours de la période contemporaine pour leurs contributions à la production du savoir géographique. Sous l’étiquette d’anarchiste, il ne parvint jamais à obtenir un poste. L’œuvre de Reclus peut 18 se visualiser dans l’image d’une interface, pour laquelle le Tout est mis en corrélation avec les équilibres, les ruptures et les différenciations impératives pour parvenir à se saisir de la complexité des activités en cours de réalisation qui façonnent la surface terrestre. Reclus articule la géographie humaine et physique. Il imbrique les dimensions d’analyse en fonction des territoires et intègre une part de subjectif dans la production scientifique par la notion de géographicité. Figure 7 : Reclus n’est pas si éloigné Interface générale Le tout Equilibres Différenciation Ruptures Ratzel (1844-1904) pense et conçoit l’espace ainsi que l’institutionnalisation de la géographie dans les universités. Ses positionnements évolutifs ont été marqués de géodéterminisme, ce qui l’opposa fermement à l’école française. Il s’appuie sur des relations multidimensionnelles en fonction de temporalités spécifiques à l’objet étudié. Il emploie les distances pour accéder aux agencements sociétaux et aux distributions spatiales. Il pose l’espace comme une entité finie, ce qui engendre des luttes pour son contrôle et offre des bases à une géopolitique. Il y défend l’intégration d’espaces conquis toujours plus vastes pour les sociétés en expansion, en mettant en avant le rôle des états. Cette forme d’espace vital, par abus de langage, donne à percevoir l’interface pour laquelle le milieu, l’habitat, l’histoire et la société sont imbriqués afin de produire une interface fonctionnelle et pragmatique. Figure 8 : Un positionnement de Ratzel Ratzel espace vital Milieu Habitat Société Histoire Vidal de la Blache (18845-1918) tient une place sans partage et sans comparaison dans la géographie française et francophone. Cette hégémonie entraîna le système universitaire en direction d’orientations que nous ne cautionnons pas puisqu’en opposition à une géographie définie comme 19