ribune d’éthique Me Michel T. Giroux L’objection de conscience Sans trahir sa conscience et ses valeurs morales, le Dr Clinicos devrait-il accepter de prescrire de la méthadone à un patient toxicomane en l’absence temporaire du médecin traitant et malgré le fait que ce patient ait consulté à quelques reprises d’autres médecins, toujours pour la même raison? Le Dr Clinicos fait des consultations à la clinique sans rendez-vous. En début de soirée, il reçoit un patient âgé de 35 ans, inconnu à sa clinique médicale. Ce patient explique au Dr Clinicos qu’il est un toxicomane en attente d’une place dans un programme de sevrage à la méthadone. Son médecin, connu du Dr Clinicos, est en vacances et ne peut donc lui prescrire la médication dont il a besoin. Il voudrait obtenir une prescription qui lui permettrait de tenir jusqu’au retour de son médecin, dans une semaine. Après mûre réflexion, le Dr Clinicos Me Michel T. Giroux est avocat et docteur en philosophie. Il enseigne la philosophie au Campus Notre-Dame-de-Foy et la bioéthique à des étudiants de deuxième cycle en médecine à l’Université Laval, Québec. Consultant en bioéthique, il est conseiller en éthique au FRSQ et directeur de l’Institut de consultation et de recherche en éthique et en droit (ICRED). accepte, mais en avertissant le patient qu’il ne consentirait pas à renouveler une prescription semblable. Environ un an plus tard, le Dr Clinicos reçoit le même patient à la clinique sans rendez-vous. À la lecture du dossier, le Dr Clinicos constate que ce patient est revenu deux fois à la clinique, toujours pour le même genre de demande. Cette fois, le le clinicien octobre 2000 59 Tribune d’éthique Un principe fondamental de la déontologie professionnelle veut que le praticien mette en œuvre les interventions essentielles au bien-être de son patient. patient fait un bref résumé de ce qui s’est produit au cours de la dernière année. Il a entrepris son traitement à la méthadone, mais il a échoué. Il a effectué un séjour dans une maison de désintoxication et son médecin a accepté de lui prescrire une dose hebdomadaire fixe de narcotique. Tout allait bien, mais hier le patient a appris que son médecin avait quitté la maison de désintoxication pour réorienter son champ pratique qu’il reprendra ailleurs dans quelques jours. Le patient souhaite obtenir une prescription pour la période qui précède le retour de 60 le clinicien octobre 2000 son médecin à la pratique. Le Dr Clinicos se renseigne sur les dires du patient à propos de son médecin et tout semble exact. Il acquiesce donc à la demande de celui-ci. Six jours plus tard, le patient revient. Son médecin n’est pas encore en poste, mais il y sera demain, à ce que dit le patient. Le Dr Clinicos vérifie cette information qui s’avère exacte. Le patient voudrait obtenir des médicaments pour deux jours. Le Dr Clinicos connaît peu le patient et il se trouve maintenant très mal à l’aise dans cette situation, car il éprouve la forte impression de naviguer dans l’inconnu. En conscience, le Dr Clinicos envisage la possibilité de ne pas acquiescer à la demande du patient. Le Dr Clinicos est aussi préoccupé par ses obligations envers le patient dans l’hypothèse où il refuserait de prescrire ce que lui demande le patient. Quelle devrait être la conduite du Dr Clinicos? La discussion L’aspect juridique La situation ne semble pas comporter une urgence qui présente une menace immédiate pour la vie ou pour la santé de la personne concernée. Le médecin n’a donc pas à se comporter comme si un événement grave et définitif pour le patient était sur le point de se produire. Un principe fondamental de la déontologie professionnelle veut que le praticien mette en œuvre Tribune d’éthique les interventions nécessaires au bien-être de son patient. Cependant, la déontologie professionnelle reconnaît que le médecin peut adhérer à des convictions morales ou religieuses incompatibles avec certaines interventions qui peuvent lui être demandées. Dans ce type de cas, l’article 2.03.06 du Code de déontologie des médecins du Québec (le Code) pourvoit au bien du patient et exige du praticien qu’il informe celui-ci de ses convictions susceptibles de l’empêcher de conseiller ou de dispenser une intervention. Le médecin a aussi l’obligation d’aviser son patient des conséquences possibles d’une absence d’intervention : «Le médecin doit informer son patient de ses convictions morales ou religieuses pouvant l’empêcher de lui recommander ou de lui administrer une forme de traitement qui pourrait être appropriée et l’aviser des conséquences possibles de l’absence de ce traitement.» Par ailleurs, la déontologie professionnelle exprime des attentes à propos des situations dans lesquelles un médecin cesse de traiter un patient. L’article 2.03.10 du Code se lit comme suit : «Avant de cesser de traiter un patient, le médecin doit s’assurer que celui-ci peut continuer à obtenir les soins requis et y contribuer dans la mesure nécessaire.» Le Dr Clinicos ne se trouve pas dans l’obligation de continuer à traiter ce patient. Par contre, dans les circonstances, il doit s’assurer que le patient sait à qui s’adresser en cas de besoin. La question à propos de laquelle le Dr Clinicos éprouve un malaise de plus en plus important consiste à savoir si ce qu’il prescrit au patient est médicalement requis. Cette question concerne l’intégrité professionnelle puisque le praticien doit intervenir conformément à ce que sa profession considère comme étant la nécessité médicale justifiée par l’état actuel des connaissances. L’article 2.03.21 du Code prescrit que «Le médecin ne doit fournir un soin ou donner une ordonnance de médicaments ou de traitement que si ceux-ci sont médicalement nécessaires». L’aspect éthique Il peut arriver qu’un patient, un collègue ou un autre professionnel demande à un médecin de poser un acte qui entrerait en conflit direct avec certaines valeurs fondamentales du médecin. Les valeurs en cause pourraient être personnelles ou professionnelles. Dans sa forme aiguë, un tel conflit est susceptible de provoquer chez le praticien l’adoption d’une attitude qu’on appelle l’objection de conscience. L’expression «objection de conscience» a eu pour première signification le «refus de porter les armes formulé par un objecteur de conscience».1 Dans le contexte de la relation d’aide, l’objection de conscience consiste dans le refus de poser un acte au nom d’une valeur morale ou religieuse que le professionnel concerné estime prépondérante en raison de sa densité morale. Il se ue doit -on savoir sur les biphosphonates? Q Allez voir à la page 143 le clinicien octobre 2000 61 Tribune d’éthique Dans le contexte de la relation d’aide, l’objection de conscience consiste dans le refus de poser un acte au nom d’une valeur morale ou religieuse que le professionnel concerné estime prépondérante en raison de sa densité morale. peut que l’intervention sur laquelle porte l’objection de conscience se présente sous la forme d’un événement unique et isolé. Il se peut aussi qu’un praticien qui a accepté de poser certains gestes ressente graduellement une aversion pour cette conduite, compte tenu du nombre ou du caractère répétitif des gestes en question. 62 le clinicien octobre 2000 La solennité souvent attribuée à l’objection de conscience incite à l’imaginer dans un contexte dramatique et particulièrement propice aux émotions intenses. Ainsi, l’objection de conscience estelle souvent associée aux diverses situations dans lesquelles la technologie récente permet des interventions abortives. Or, la question de l’objection de conscience est susceptible de se poser dans des contextes de pratique quotidienne perçus comme moins dramatiques. Il pourra s’agir de la nécessité d’opérer une cessation de traitement ou de l’insistance des proches à maintenir une personne en vie ou encore du questionnement éthique radical d’une infirmière envers une intervention que le médecin estime adéquate. La nécessité de définir la conscience morale La mise en lumière de ce qu’est l’objection de conscience nécessite certaines explications sur la notion de conscience morale. Le vocable «conscience» fait partie des mots dont les nombreuses significations peuvent engendrer des ambiguïtés — d’où la nécessité de les définir soigneusement. Le mot «conscience» évoque en nous des notions comme la connaissance, le sentiment, la présence au monde, l’éveil physique ou psychologique. Un dictionnaire encyclopédique donne, entre autres définitions, les suivantes : «1. Connaissance, intuitive ou réflexive immédiate, que chacun a de son existence et de celle du monde extérieur. — 2. Représentation mentale claire de l’existence, de la réalité de telle ou telle Tribune d’éthique chose».2 Ces significations du mot «conscience» sont fréquemment utilisées, mais elles ne correspondent pas à ce qu’on entend par conscience morale. La conscience morale et le contexte de la morale subjective La doctrine établit une distinction entre la morale dite objective et la morale dite subjective. La morale objective discute des principes de l’agir humain de façon abstraite, hors de situation. Elle est objective en ce qu’elle ne s’adresse à personne en particulier. La consultation de cette Tribune d’éthique appartient à la morale objective. La morale subjective est celle qui s’applique à un sujet déterminé; elle est la morale hic et nunc (ici et maintenant), la morale en situation. Elle est celle de la personne qui vit la situation dans la réalité, à l’intérieur de circonstances singulières. Comment agir en morale subjective? La première règle est Tribune d’éthique d’obéir à notre conscience. La seconde règle est d’éclairer notre conscience. L’obligation d’obéir à sa conscience La personne a l’obligation de respecter ce que lui ordonne sa conscience et de placer sa volonté au service du jugement qu’elle a posé. Une obligation morale existe lorsque la conscience enjoint de poser tel geste. Si elle refuse de se soumettre à la conscience, la volonté se soustrait à sa règle naturelle. La personne a l’obligation de respecter ce que lui ordonne sa conscience et de placer sa volonté au service du jugement qu’elle a posé. Une obligation morale existe lorsque la conscience enjoint de poser tel geste. Nous comparons notre comportement (avant et après le fait) à une norme nous indiquant ce qui devrait être. Lorsque ce qui est se conforme à ce que nous estimons devoir être, nous sommes moralement satisfaits. Dans le cas contraire, nous éprouvons du regret et parfois même du remords. Le regret peut être défini comme la culpabilité ou le 64 le clinicien octobre 2000 mécontentement de soi pour avoir agi de façon inadéquate ou répréhensible. Le remords désigne une vive douleur morale causée par la reconnaissance d’avoir mal agi. Le philosophe Fernando Savater définit le remords dans le contexte de ce que nous éprouvons lorsque nous avons utilisé notre liberté pour adopter une conduite non conforme à ce que nous voulons véritablement : «Le remords est donc ce mécontentement que nous éprouvons vis-àvis de nous-mêmes quand nous avons employé notre liberté à l’inverse de ce que nous voulons vraiment en tant qu’êtres humains».3 L’obligation d’éclairer sa conscience Bien que la règle suprême en morale subjective soit d’obéir à sa conscience, l’idéal est de faire correspondre au bien réel, le bien déterminé par la conscience. Si la conscience a la responsabilité de diriger la conduite humaine, il est élémentaire qu’on s’efforce de la rendre la meilleure possible. La conscience éclairée, qui perçoit le bien réel, porte le nom de conscience vraie. L’objection de conscience Dans le contexte de la relation d’aide, le principe de l’objection de conscience veut qu’un professionnel détienne le droit moral de refuser d’exécuter certaines interventions sur la base de valeurs morales ou religieuses. C’est qu’alors, la conscience du pro- Tribune d’éthique fessionnel refuse d’acquiescer à la demande d’une autre personne. Rien n’empêche que les interventions en cause soient conformes à la loi et appartiennent à la pratique courante de nombreux collègues. La situation dans laquelle la conscience d’une personne s’objecte à ce qu’elle pose tel acte se rapporte à l’intégrité morale de cette personne. En obéissant à sa conscience, la personne choisit de préserver son intégrité par le respect de ses valeurs fondamentales. Par contre, le droit à l’objection de conscience ne doit pas avoir pour effet d’imposer aux autres le point de vue de l’objecteur, car eux aussi sont des agents moraux dotés d’une conscience et capables d’exercer leur autonomie. Concrètement, le praticien doit se pencher sur la question de savoir jusqu’où il peut répondre positivement à ce qu’on lui demande sans contredire sa conscience ou compromettre son intégrité morale. Certaines obligations de l’objecteur Le professionnel qui se pose en objecteur de conscience doit tenir compte, dans sa conduite à l’égard du patient, des impératifs éthiques de l’autonomie et de la non-malfaisance. En effet, personne ne peut s’adresser à autrui sur la base de «Voici ce que ma conscience vous ordonne de faire». En conséquence, l’objecteur doit reconnaître et respecter certaines obligations morales. Il doit informer le patient du loisir qu’il a de s’adresser à un autre professionnel susceptible d’exécuter l’intervention en cause. Deuxièmement, suivant les circonstances, le praticien pourra avoir en plus à diriger son patient vers un autre médecin. Enfin, un professionnel devrait refuser d’exercer une fonction ou s’en retirer si ses valeurs ou le respect de son intégrité morale lui indiquent qu’il devra en conscience refuser fréquemment de poser certains actes. La conduite à tenir Manifestement, la préoccupation du Dr Clinicos est d’éviter d’être manipulé. Du point de vue éthique, la situation met en cause son intégrité professionnelle à titre de praticien qui est supposé intervenir pour des motifs d’ordre médical. Le caractère répétitif des demandes du patient a fini par lui faire éprouver une certaine aversion à l’égard d’une situation sur laquelle il n’exerce aucune influence. Le Dr Clinicos dispose du droit à l’objection de conscience et pourrait refuser d’intervenir ici. En ce qui le concerne personnellement, il doit d’abord prendre le temps de se renseigner encore plus, si cela est requis pour décider en toute connaissance de cause. Sa réflexion subséquente devrait porter sur la question de savoir jusqu’où il peut répondre positivement aux demandes du patient sans compromettre son intégrité professionnelle. Dans l’hypothèse où le Dr Clinicos refuserait d’intervenir, il indiquera au patient d’autres ressources médicales disponibles. Clin Références 1. Grand Usuel Larousse. Dictionnaire encyclopédique. Volume 4, LarousseBordas, Paris, 1997, p. 5236. 2. Grand Usuel Larousse. Dictionnaire encyclopédique. Volume 2, LarousseBordas, Paris, 1997, p. 1721. 3. Savater, F : Éthique à l’usage de mon fils. Éditions du Seuil, Paris, 1994, pp. 112-113. le clinicien octobre 2000 69